Carlo Suarès
Réflexions allant du complexe au simple

La controverse byzantine entre les métaphysiciens et les pragmatistes porte sur « la nature humaine ». Pour les premiers, elle est une constante et un absolu, pour les seconds, une variable en fonction du conditionnement. Existe-t-il une constante de liberté indéterminée, indéfinissable, insaisissable en chacun de nous, qui se trouve comme empri­sonnée dans nos caractères, dans nos qualités, « une liberté en condition » ? Mon caractère particulier, mes caractéris­tiques nationales, héréditaires, sociales, etc… ne sont-elles que des formes, des sortes de récipients contenant, limitant, mesurant ma liberté intérieure ? Dans ce cas, puis-je trans­cender mon conditionnement, refuser de m’identifier à mon métier, à mon état civil, et même à mon caractère, à mes goûts, à mes tendances, et retrouver par delà tout ce qui me définit, cette liberté emprisonnée ?…

(Extrait de Critique de la raison impure par Carlo Suarès. Édition Stock 1955)

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Dans mon préambule, j’ai essayé de montrer que poser le problème de la Connaissance c’est le postuler insoluble ; que toute pensée est un arrêt sur quelque chose, donc une cristallisation du passé, en opposition, en conflit, avec le mouvant il y a ; qu’il y a lieu, par conséquent, de poser le problème de l’ignorance, qui est une accumulation du passé en couches stratifiées, et non le problème de la Connais­sance ; j’ai indiqué que, jusqu’à nos jours, la pensée a construit, dans les eaux calmes du Temps, des édifices de toute sorte que l’accélération du Temps – qui se produit en ce moment dans l’humanité – emporte inexorablement ; que nous sommes à un point de rupture, à l’éclosion d’une nouvelle Espèce et qu’à cet effet, la pensée doit tourner le dos au processus qui l’a conduite jusqu’à nos jours ; j’ai parlé d’une mutation brusque qui doit s’opérer dans le domaine du pensable, face à l’impensable il y a ; j’ai relevé l’absurdité rationnelle, explicative, des religions ; et je me suis appliqué à faire sentir le mystère total, totalement impénétrable, du il y a, fût-il « il y a un grain de sable ». J’ai ensuite considéré un certain nombre d’objets, de « choses », en commençant par un morceau de fer et un galet ; j’ai appelé « pour-soi » les équilibres provisoires de tout ce qu’il y a, qui à la fois constituent tout ce qu’il y a, et s’opposent, chacun à sa façon, au il y a. Cet état – intérieur et extérieur – de contradiction, où se trouve toute chose ; est le fondement à la fois de ce que des philosophes ont appelé l’être des choses et leur néant. J’ai montré que seul est durable un équilibre homogène et qu’un équilibre homogène est au con­traire si peu durable qu’il ne peut exister. Ces deux consta­tations contradictoires sont vraies. Et nous sommes entrés ainsi de plain-pied dans l’irrationnel. De ce point de départ, il nous sera possible de voir comment les « choses », passant de l’homogène à l’hétérogène, de l’inorganique à l’organique, de l’inanimé à l’être vivant, acquièrent, au fur et à mesure, la faculté de résister aux changements du milieu qui ne manquent jamais de se produire, c’est-à-dire la faculté de ne pas résister aux changements de milieu, grâce à des adaptations successives, faites de ruptures d’adaptations, c’est-à-dire d’adaptabilité. Le pour-soi ne se maintient que par la destruction constante et ininterrompue du pour-soi. Passant ensuite de l’examen des corps à l’examen de l’intel­lect, nous avons aisément compris que l’intellect est un pour-soi – fait d’idées, de concepts, de raisonnements – irrémédiablement inadaptable et dont la prétention est d’adapter le milieu au pour-soi et non le pour-soi au milieu. Cette entreprise a connu un succès considérable, puisqu’elle a créé pour l’homme son univers d’inventions et de techni­ques. Elle a construit et fabriqué pendant des siècles un monde qui s’adaptait, au lieu de former et de cultiver des hommes qui s’adaptaient. L’intellect faisant « masse » s’est opposé à tout changement qui eût bouleversé la conception que les hommes se faisaient d’eux-mêmes. Ces considéra­tions m’ont conduit à rechercher une allégorie ayant pour protagonistes principaux la masse et le rayonnement.

Revenant, maintenant sur les nombreux thèmes de ces réflexions, je repartirai en adoptant la première méthode que j’avais indiquée, qui consiste à passer du complexe au simple, c’est-à-dire à examiner l’homme – à m’examiner moi-même – afin de voir s’il est possible de retrouver, dans l’extraordinaire enchevêtrement de perceptions, d’émotions, de sentiments, d’idées, d’opinions, de réflexions et de folie que nous sommes, la même contradiction, dans sa nudité, que nous voyons si simplement entre tout objet et le il y a.

À cet effet, la question préalable, qui se posera à cha­que instant ne sera pas abstraite, mais un « que suis-je » informulé. Et afin de la projeter directement en une pâte humaine, quelques pages d’André Gide sur Dostoïevsky, me semblent ici particulièrement utiles. Je commencerai par citer une incidence, destinée à dissiper tout de suite le détestable malentendu qui s’est accroché, par les méfaits de certains littérateurs (politiciens, officiers généraux et philosophes) à ces deux mots : connais-toi. Voici ce pas­sage [1].

J’ai lu tout récemment, dans une interview de M. Henry Bordeaux une phrase qui m’a un peu étonné : « Il faut d’abord chercher à se connaître », disait-il. L’interviewer aura mal compris. – Certes un littérateur qui se cherche court un grand risque ; il court le risque de se trouver. Il n’écrit plus dès lors que des œuvres froides, conformes à lui-même, résolues. Il s’imite lui-même. S’il connaît ses lignes, ses limites, c’est pour ne plus les dépasser. Il n’a plus peur d’être insincère ; il a peur d’être inconséquent. Le véritable artiste reste toujours à demi inconscient de lui-même, lorsqu’il produit. Il ne sait pas au juste qui il est. Il n’arrive à se connaître qu’à travers son œuvre, qu’après son œuvre… Dostoïevsky ne s’est jamais cherché ; il s’est éperdument donné dans son œuvre. Il s’est perdu dans chacun des personnages de ses livres ; et c’est pour­quoi dans chacun d’eux, on le retrouve. Nous verrons tout à l’heure son excessive maladresse, dès qu’il parle en son propre nom ; son éloquence tout au contraire, lorsque ses propres idées sont exprimées par ceux qu’il anime. C’est en leur prêtant vie qu’il se trouve. Il vit en chacun d’eux, et cet abandon de soi dans leur diversité a pour premier effet de protéger ses propres inconséquences.

Je ne connais pas d’écrivains plus riche en contradictions et en inconséquences que Dostoïevsky ; Nietzsche disait : « en antagonismes ». S’il avait été philosophe au lieu de romancier, il aurait certainement essayé de mettre ses idées au pas et nous y aurions perdu le meilleur.

Voici maintenant l’essentiel (P. 72) : Il n’y a pas de ques­tion si haute que le roman de Dostoïevsky ne l’aborde. Mais, immédiatement après avoir dit ceci, il me faudra ajouter : il ne l’aborde jamais d’une manière abstraite, les idées n’exis­tent jamais chez lui qu’en fonction de l’individu et c’est là ce qui fait leur perpétuelle relativité ; c’est là ce qui fait égale­ment leur puissance. Tel ne parviendra à cette idée sur Dieu, la providence et la vie éternelle que parce qu’il sait qu’il doit mourir dans peu de jours ou d’heures (c’est Hippolyte de « L’Idiot ») tel autre dans « Les Possédés » édifie toute une métaphysique où déjà Nietzsche est en germe, en fonction de son suicide, et parce qu’il doit se tuer, dans un quart d’heure et l’on ne sait plus en l’entendant parler, s’il pense ceci parce qu’il doit se tuer, ou s’il doit se tuer parce qu’il pense ceci. Tel autre enfin, le prince Muichkine, ses plus extraor­dinaires, ses plus divines intuitions, c’est à l’approche de la crise d’épilepsie qu’il les doit…

Citons enfin (P. 217) : L’enfer, d’après Dostoïevsky, c’est… la région supérieure, la région intellectuelle. À travers tous ses livres, pour peu que nous les lisions d’un regard averti, nous constatons une dépréciation non point systématique, mais presque involontaire de l’intelligence ; une dépréciation évan­gélique de l’intelligence.

Dostoïevsky n’établit jamais, mais laisse entendre, que ce qui s’oppose à l’amour ce n’est pas tant la haine que la rumination du cerveau. L’intelligence, pour lui, c’est précisé­ment ce qui s’individualise, ce qui s’oppose au royaume de Dieu, à la vie éternelle, à cette béatitude en dehors du temps, qui ne s’obtient que par le renoncement de l’individu, pour plonger dans le sentiment d’une solidarité indistincte.

Ces quelques paragraphes sont si chargés de substance que je suis quelque peu effrayé du sentiment qui me pousse à les commenter. « C’est une des erreurs les plus fréquentes – dit quelque part Charles Péguy (dans L’Argent ou l’Argent (suite) – je cite de mémoire) c’est une des erreurs les plus fréquentes que de confondre l’homme, l’être de l’homme avec ces malheureux personnages que nous jouons ». Cela est bien vrai, mais Péguy pose mal son équation, car l’homme, l’être de l’homme, qu’est-il, où est-il, que fait-il, comment se perçoit-il, et (peut-on même se demander) est-il perceptible ? Est-il en aucune façon « quelque chose » qui se puisse sentir, penser, et encore moins dire ? L’être de l’homme, est-ce un élément, une sorte de parcelle indécom­posable, un véritable nous-mêmes qui, par intuition, divina­tion ou grâce providentielle, aurait la faculté de s’abstraire, de se dégager tout nu, lavé et propre, sans rien retenir pour soi du personnage ? Charles Péguy le croit, cependant que vu de l’extérieur, son « être », qui se veut âme ou esprit, n’est autre que son propre personnage, catholique, français, pay­san, assoiffé de justice, militariste, véhément, adorable, mêlant sans discernement les idées les plus fausses aux per­ceptions les plus aiguës, s’observant en tant que super-per­sonnage rationnel mais absurde, intarissable dans ses explications, enfoncé jusqu’aux yeux, jusqu’au regard, dans son illogique raison.

Il n’y a rien de cela chez Dostoïevsky, et, chez Gide, à la fois moins et mieux : l’intelligence de ne vouloir être rien de cela. (D’où le prix des meilleures parties de son œuvre, des parties les moins bien venues de son œuvre, où n’a pas joué la complaisance de l’écrivain pour un travail bien fait). Mais élargissons la question et voyons s’il est possible de l’étendre à notre usage. L’homme ordinaire n’a pas la faculté de se recréer en créant, à la façon d’un Dostoïevsky. Il se sent petit, sa vitalité rencontre partout ses limites, son potentiel ne va pas jusqu’à la nécessité d’inven­ter un prince Muichkine, un Stavroguine, des Karamazof, cent personnages tout juste capables de le contenir quelques instants. Cette apparente faiblesse (cette simple faiblesse d’expression) n’est, en vérité, qu’un prétexte. Nos personna­ges intérieurs, pour petits qu’ils soient, sont toujours perceptibles. Et si les circonstances qui les font surgir sont minimes, nous n’avons qu’à les examiner d’assez près, pour les agrandir jusqu’à les vivre en tant qu’événements. N’ayant pas prise sur elles (par faiblesse, parce que nous n’osons pas, parce que nous n’allons jusqu’au bout de rien : ni de nos passions ni de nos folies, ni de nos sottises, ni de notre sainteté), n’ayant pas de prise, dis-je, parce que nous lâchons prise lorsque les circonstances tendent à nous étirer au-delà de nous-mêmes, du moins ce qui nous reste c’est la faculté de nous regarder au microscope et de nous réduire, de nous ralentir à l’échelle du microscope, de vivre à cette échelle. Un rien dès lors, peut devenir révélation. Ainsi, (et ce n’est pas un artifice) en amplifiant la perception que nous avons de nous-mêmes, un petit mouvement de l’âme peut nous apparaître comme un tourbillon, une agitation devient – sous notre microscope – tempête, et les cent personnages que nous sommes à la fois et tour à tour, non pas seulement successivement, mais simultanément, s’entrechoquent, se combattent, s’entredéchirent, pêle-mêle, effarants. Si nous nous voyons ainsi – et c’est ainsi que nous sommes – où est l’être ? L’homme, où est-il ?

En particulier, la vie et la mort, l’amour et le meurtre, sont si intimes et participent tellement de la même essence, que, au passage d’un camion ou d’un train, sur un viaduc ou un pont, qui de nous ne s’est dit « qu’il pourrait » se suicider ? En me promenant sur une rive avec un ami, il m’est arrivé bien souvent de me dire que je « pourrais », d’un coup d’épaule, l’envoyer se noyer. Je ne crois pas qu’il me soit jamais arrivé de penser que je « pourrais » assassiner les personnes les plus malveillantes à mon égard, mais je l’ai pensé pour les êtres que j’aimais le plus au monde, sans lesquels la vie m’eût semblé odieuse. M’attendrissant sur un enfant au berceau, j’ai souvent pensé que je « pourrais » le prendre par les deux pieds et le projeter hors de la fenêtre. Ces monstres mort-nés, je suis bien obligé de constater que je les ai conçus. Ajoutez-y du génie, de l’épilepsie, et tout autre ingrédient qu’il vous plaira (mais qui ne changera rien à la qualité monstrueusement humaine de… faut-il dire de nos « êtres » ?) et vous avez notre précieux microscope, et vous avez Dostoïevsky. Gide (et qui, mieux que lui con­naissait, palpait, auscultait cette faune intérieure ?), au con­tact de Dostoïevsky, s’est vu. Et l’on comprend son ironie, son accrochage au départ, son irritation de s’entendre dire pompeusement : « il faut d’abord chercher à se connaître ». Ces mots sont un abîme de sottise. La connaissance de soi, je veux dire la perception aiguë de ce qu’il y a, de ce qu’il y a à la fois et successivement et contradictoirement, en un homme, ou plutôt en la vie d’un homme telle qu’elle est dans l’événement et par l’événement n’a aucun rapport avec « il faut d’abord chercher à se connaître ».

Je ne sais plus si mon commentaire s’applique mainte­nant à Dostoïevsky ou à Gide. Au demeurant, Gide, commen­tant Dostoïevsky, ne se fait pas faute de dire qu’il a trouvé là une bonne occasion d’exposer sa façon de penser. Ou plutôt sa façon de voir. Car il n’y a pas de pensée dans ce livre. Pas plus qu’il n’y a de pensée chez Dostoïevsky. Je veux dire qu’il n’y a pas de corps de pensée. Il n’y a pas de « rumination du cerveau » érigée en édifice permanent. On ne sait plus – dit en substance Gide – si la pensée, toute fugitive, toute relative, d’un homme-événement, à tel moment, en tel lieu engendre le phénomène ou est engen­drée par lui. On ne sait plus où est le penseur, car il n’est là, temporairement, qu’en tant que pensée. Et celle-ci, à la façon des nuages, se fait et se défait au gré d’on ne sait quelle combinaison de vents contrastants. En vérité, la pen­sée n’est qu’un symptôme qui permet à l’intellect de se prêter à la vision, de la sortir de l’indistinct, de l’indéter­miné, à la façon d’images successives, évidemment figées chacune d’elle, mais dont la projection cinématographique donne l’illusion du mouvement, et permet de diagnostiquer les vents. C’est bien là une façon de « voir », et une façon de projeter, non pas une vision, mais un état de vision. De sorte que la question préalable « qui suis-je », se posant sans cesse et se renouvelant sans arrêt en un continu de sensa­tions, de perceptions, d’émotions, trouve dans ce discontinu qu’est l’intellect, à tout instant, les raisons qui lui sont nécessaires pour ne pas se donner de réponse, pour se prêter à son propre mouvement, propre et combien vital. Le « que suis-je », n’est valable, n’est vrai, n’est créateur, que s’il demeure interrogation et vision, que si, matraquant le per­sonnage, il l’assomme, le paralyse, le rend muet, le supprime en un mot à lui-même. Mais c’est à ce seuil que je ne suis plus d’accord avec Gide ni avec Dostoïevsky. Nous leur devons beaucoup, nous ne leur devons pas tout. Cette « dépréciation évangélique de l’intelligence », ce « renoncement de l’individu », ce « sentiment de solidarité indis­tincte », par quoi j’ai terminé tout à l’heure mes citations, n’ont rien pour me satisfaire. Je ne vois pas qu’en dépréciant ma qualité la plus précieuse – tout de même – l’intelligence, je puisse apprendre à m’en servir de façon adéquate ; ni que le renoncement de l’individu se puisse opérer sans l’individu lui-même, s’affermissant au contraire sous le déguisement d’un sur-individu, ni qu’un sentiment de soli­darité indistincte ait une valeur quelconque, une quelconque vertu. Il est certain que Gide n’a jamais été attiré par l’abê­tissement, le renoncement, la dépréciation des facultés, le refuge dans des sentiments indistincts, ces mutilations fus­sent-elles « évangéliques ». Ce qui le fascinait c’est l’irra­tionnel évangélique, le jeu mystérieux de qui-perd-gagne qu’offrent les paraboles et que résume cette mort du grain, qui l’a tant hanté. Mais s’il ne pouvait manquer de compren­dre que les gens rationnels sont les plus inconséquents et que les plus cohérents, les plus consistants, sont les plus absurdes et les plus vides, sa logique ne s’est jamais voulu prêter aux culbutes qu’exige l’irrationnel. Cette faiblesse – qui fut aussi un facteur de sa grandeur – projetait son esprit, au seuil de l’impensable, dans des métaphores de Diable et de Dieu, dont il ne cherchait pas toujours à se persuader qu’elles avaient un sens. Il envie Dostoïevsky d’avoir appris, du Christ, que « qui veut sauver sa vie la perdra » ; que « qui donnera sa vie pour l’amour de moi la rendra vraiment vivante » ; mais demeure convaincu que la vérité n’est pas là, puisque dès le premier pas qu’on lui demande de faire dans la direction de la foi, son horizon s’obscurcit, il bute, s’arrête, et, courageusement, repart vers sa propre lumière. Aussitôt cependant, sa raison, se heurtant à l’évidence vivante de l’irrationnel, se retrouve, malgré ses efforts, projetée dans le mythe. C’est ce qu’il en coûte de confondre l’irraison et l’irrationnel. Car s’il est vrai que l’irrationnel échappe à la raison, il ne s’oppose pas à elle. Il l’intègre loin de la nier. De même que l’adaptabilité ne peut se passer de l’adaptation (car si je ne suis pas adapté aux conditions de cette minute-ci, comment pourrais-je absorber la minute qui vient ?) ni peut se passer de la détruire (car si je m’incruste dans l’adaptation aux condi­tions de cette minute-ci, comment aborderais-je la minute qui vient ?) et ainsi de suite, et ainsi de suite, de culbute en culbute, de vie à perte de vie, à vie encore ; ainsi les person­nages qui nous hantent, fugitifs ou tenaces, mort-nés ou vampires, comment, par quelle aberration, par quelle « rumi­nation », nous persuadons-nous qu’ils puissent, imperturbés, installer en nous des constantes ? L’ambitieux, l’envieux, le jouisseur, l’inquiet, le sage, le fou qui, aujourd’hui, usurpent la notion du moi, comment, pourquoi nous persuadent-ils que ce sont eux-mêmes qui hier, nous possédaient ? Qui reconnaît qui, dans ces rencontres ? Dans cette discontinuité, de quoi est faite la continuité ? Dans cette cacophonie, sur­gissant par bribes, sans entretenir de rapports entre elles (ce soir je suis un père de famille sentimental, ce matin j’ai ruiné un débiteur, etc…, etc…) où est la constante ? Où est le continu ?

CONSTANTES ET VARIABLES.
RÉSURRECTIONS ET MORTS

Les constantes d’un individu, qui composent ce que l’on appelle son caractère, nous savons bien qu’elles existent. Nous le savons depuis le Roman de Renard. Renard, person­nage fatalement, magnifiquement constant à lui-même, entouré de « types » de caractères, si apparents grâce à leur transposition (Ysengrin, Noble, Grimbert, Couard et tutti quanti) semble avoir donné à notre littérature et à nos esprits un goût immodéré des définitions simples, des repré­sentations évidentes. Nous aimons savoir qu’un-tel est un avare, que tel autre est un misanthrope ; nous nous félicitons de notre clarté, lorsque nous avons substitué à un être vivant, une imagerie, un guignol. Un des plus habiles arti­sans de cette simplification, Molière, ce génie du médiocre, flatte jusqu’à nos jours son public, en ne lui laissant rien dans l’ombre, aucune marge, aucune profondeur, de sorte que ce public se félicite d’avoir tout compris (et Molière vivait du temps de Corneille !). Mais Renard était trop rusé pour ces moliéresques chasseurs de caractères ; il les a lancés sur une fausse piste. Son secret est l’amour. Il est perpé­tuellement amoureux, et parce qu’il aime on l’aime. On l’aime irrationnellement. Toujours à la fois en état de grâce et de pêché mortel, adoré du roi (chéri de la reine) dans ses actes les plus effarants de lèse-majesté, Renard échappe malgré ses constantes de caractère, de comportement, de goûts, à tous les traits qui voudraient le définir, et le conte­nir dans sa propre image. Plus malin que lui serait celui qui expliquerait rationnellement pourquoi le roi l’aime, lorsqu’il n’a que des raisons pour le haïr. Que la sympathie du public aille à celui qui rosse le gendarme, mais qui ne le rosse que jusqu’à un certain point, jusqu’à une distance convenable des marches du trône, le fait est connu. Mais Renard sape le trône, tourne en ridicule la majesté, à aucun instant n’est courtisan, et enfin disparaît (ou meurt, ou fait semblant de mourir) insoumis. Ainsi, son caractère, et ses caractéris­tiques, ne sont que l’aspect visible, descriptible de sa façon d’être ; mais derrière cette façade, (cette constante) il échappe, il est insaisissable, il a toutes les profondeurs, il est incompréhensible. Son comportement se conforme aux règles d’un jeu immuable ; mais pourquoi joue-t-il ? On ne le sait pas plus que l’on ne pourra jamais « savoir » pourquoi la forêt est forêt, pourquoi le vent est vent. À travers les tours de Renard, comme à travers le chant du coq, la chute du torrent, la fleur qui s’épanouit, on perçoit l’insondable, le beau, le terrible il y a.

Et alors, tout s’ouvre, tandis que tout se ferme derrière les portes closes de ces littérateurs qui voudraient que « d’abord on se connaisse ». Je crois que c’est cela que disait André Gide dans le passage que je citais tout à l’heure : commencez par savoir, dans le jeu d’échecs, dans le jeu de la vie, comment se meuvent un pion, un timide, une tour, un ambitieux, un cavalier, un sauteur, un fou, un autre fou, et vous « connaîtrez » les règles du jeu d’échecs, les carac­tères des hommes. Mais pourquoi joue-t-on aux échecs ? Pourquoi joue-t-on dans la vie ? Pour quelle raison profonde ? Pour quel mobile ? Cette question, ni Molière ni Henry Bor­deaux ne se doutent qu’elle se pose, qu’elle est la seule qui compte et que le reste, la marche du jeu, n’est rien. Tandis que l’écho du « pourquoi » que l’homme adresse à la Nature, à l’Univers, ne peut que retentir dans des rêves et rebondir dans des mythes, les innombrables « comment » de l’homme en face du Monde sont utiles et profitables et chargés de fruits. Mais les « comment » des littérateurs au sujet des autres et d’eux-mêmes finissent dans des farces à la Mama­mouchi et des romans plats ; tandis que la seule question qui nous mette face à face avec notre mystère intérieur, est le perpétuel « pourquoi », sans cesse renouvelé, lancinant, inexorable, que nous nous adressons à nous-mêmes, sans jamais nous arrêter à une réponse, sans cesser d’ouvrir au doute de nouvelles profondeurs où s’anéantissent les « parce que » et de nouveaux abîmes d’où n’émerge que l’interro­gation, le point seul de l’interrogation, en suspens, privé de tout, dénué même de la formulation qui l’avait engendré.

Nous nous retrouvons ici sur les traces de la pensée d’André Gide, lorsqu’après avoir rejeté l’étude de soi, il invoquait au sujet de Dostoïevsky une mort et une résurrec­tion à la manière des Évangiles. Car cette dénudation de l’interrogation, à tout jamais privée de réponse, est une vraie mort : c’est la mort perpétuelle du « je suis ». En effet, le « je suis » est une réponse, une réponse affirmative, une réponse par anticipation, une réponse péremptoire, une réponse qui tue dans son germe toute nouvelle tentative d’interrogation. Gide savait fort bien que cette mort du grain dans la terre stérile des « parce que » n’est pas celle qu’il souhaitait. Celle qu’il appelait est celle dont parlent les Évangiles. Mais comment pouvait-il, avec son esprit habi­tué, entraîné à ne considérer une chose que pour ce qu’elle est, avec son talent d’artiste et d’artisan, comment pouvait-il, par un renversement dialectique, (alors qu’il formulait ses « pourquoi » sans savoir qu’en les intellectualisant, il les étouffait), reconnaître dans le doute qui l’assaillait encore, cela même qu’on lui présentait (les Évangiles) comme étant le contraire du doute : comme une foi ? Et puis, il était trop curieux. Il voulait bien mourir, à la façon du grain, mais il voulait surtout se voir mourir. J’ai déjà dit cela de Sartre. Lorsqu’on fait tant d’efforts pour connaître la relation entre le pensable et l’impensable, en d’autres termes, pour penser l’impensable, on tombe dans une logo­machie, ou dans un bénitier. Gide n’a pas voulu s’obstiner jusque là.

Plus est indéterminée cette « perte de vie » (plus est vague cet abandon du soi) moins est réelle l’action qui en résulte. D’où ce sentiment « indistinct de solidarité » auquel Gide feint d’aspirer, et qu’il feint d’attribuer à Dostoïevsky. Je demeure persuadé que le christianisme de Dostoïevsky n’a qu’une part descriptive (je dirai presque décorative) dans son sentiment de solidarité humaine. Comment ne pas comprendre, au contraire, que si Dostoïevsky, par le truchement des innombrables caractères qui s’offrent à lui de tous côtés, s’identifie (ne serait-ce qu’un instant) à tous les êtres humains, c’est parce que, loin de se perdre, il se trouve, et se retrouve, partout, sous les aspects les plus divers, sous les formes les plus monstrueuses comme les plus banales, les plus fortement en relief et les plus plates ? L’indétermi­nation de l’homme « qui se voit » n’est pas faite d’un seul élément, d’un seul équilibre, d’un seul caractère, bref d’une seule vie, qui ne sachant ce qu’elle est ni où se poser, finit par planer à la façon d’un brouillard sur l’espèce humaine, laquelle, à la faveur justement de ce brouillard, finit par se confondre dans une commune et abstraite grisaille. La vérité est à l’opposé de cette indétermination. L’on a si peu compris et si constamment pris à rebours les Évangiles que l’on ne semble pas s’être avisé de chercher (justement) à les lire à rebours, en vue de les comprendre. C’est « qui rendra sa vie vraiment vivante, la perdra par amour » qu’il faut lire : la perdra par excès de richesse. Parce que, la recon­naissant partout et en chacun, il ne saura vraiment plus « qui » il est.

L’on voit combien détestable est l’étude des caractères, lorsque nous nous imaginons qu’elle peut nous ouvrir la porte de la Connaissance. La psychologie contemporaine, qui surgit si rapidement et si admirablement armée (avec ses tests de comportement depuis les premiers mois de la vie de l’enfant ; ses tests de caractères et d’intelligence scolaire et extra-scolaire ; ses examens d’aptitude professionnelle ; ses recoupements médicaux ; les recherches sur les rapports du psychologique et du physiologique ; l’étude du rôle des glandes endocrines; etc…, etc…) est – qui oserait le mettre en doute ? – d’une importance considérable. Cette science (cette batterie de sciences) qui mobilise à la fois les psychologues, les médecins, les ethnologues, les sociolo­gues, les physiciens, les chimistes, les historiens, les géographes – et j’en oublie – nous éblouit en ce moment jusqu’à nous faire confondre les connaissances et la Connaissance, les acquisitions et la nue perception de l’homme, tel qu’il est, au sein impensable du il y a. Souvenons-nous des anciens Égyptiens, qui, entre autres Mystères, enseignaient aux ini­tiés, dans les profondeurs des sanctuaires, des théorèmes de géométrie, et est-il nécessaire de revenir sur la confusion théologico-scientifique de Descartes ? De tout temps, l’on a cherché la Connaissance (la relation entre le pensable et l’impensable) dans l’étude objective des lois de la Nature. Ayant, tout récemment renoncé à cette entreprise, la science a trouvé à la fois ses limites et posé la réalité – c’est-à-dire la relativité – de la pensée. Cependant, reprenant pour leur compte cette folle poursuite (abandonnée dans le domaine extérieur, objectif) les psychologues ont lancé les hommes « à la découverte de leur âme » en rebaptisant celle-ci psyché, mais sans majuscule. Je ne sais si leur faillite a déjà été constatée utilement, efficacement, de façon à nous éclairer sur le problème véritable que fuit la psycholo­gie, par le biais de la métaphysique. Il devient de plus en plus évident que le sur-moi occidental lance un appel pres­sant aux Vedantas, pour se faire accorder un refuge dans les cieux tranquilles de l’Absolu. Le penseur, ayant démonté « sa » psyché en pièces détachées et ne se reconnaissant dans aucune d’elles, s’investit lui-même, et usurpant la majuscule dont il a privé l’âme, se déclare Esprit. Voilà la vieille chanson qui recommence « da capo », avec ses consé­quences sociales, la fausse notion de liberté (et de démo­cratie) l’empire de l’abstraction, les mots sans contenu, etc…, etc… Contre ces mobilisations guerrières (dont j’ai déjà tant parlé) la doctrine apostolique des matérialistes, nous démontre que neuf personnes sur dix, en cette planète, vivent mal, et que les autres questions sont secondaires.

La controverse byzantine entre les métaphysiciens et les pragmatistes porte sur « la nature humaine ». Pour les premiers, elle est une constante et un absolu, pour les seconds, une variable en fonction du conditionnement. Existe-t-il une constante de liberté indéterminée, indéfinissable, insaisissable en chacun de nous, qui se trouve comme empri­sonnée dans nos caractères, dans nos qualités, « une liberté en condition » ? Mon caractère particulier, mes caractéris­tiques nationales, héréditaires, sociales, etc… ne sont-elles que des formes, des sortes de récipients contenant, limitant, mesurant ma liberté intérieure ? Dans ce cas, puis-je trans­cender mon conditionnement, refuser de m’identifier à mon métier, à mon état civil, et même à mon caractère, à mes goûts, à mes tendances, et retrouver par delà tout ce qui me définit, cette liberté emprisonnée ? Ou le conditionnement est-il si important, si essentiel, qu’en le modifiant dans le sens d’une justice sociale, qu’en tendant vers une perfection de production et de consommation, je trouverai, en voie de conséquence une liberté de fait, un épanouissement de mon être ? Un état social qui me permettrait de développer libre­ment mes facultés et mes capacités latentes, bref qui, à la façon d’un bon sol, d’un bon climat, d’un bon jardinier, pro­voquerait en moi l’éclosion de ce que je puis contenir, la floraison de cette plante humaine que je suis, n’est-ce point le seul but à atteindre ?

Mais est-il nécessaire de montrer encore une fois que ces frères ennemis se ressemblent comme des jumeaux ? Que le non-conditionnement des uns, rejoint, par ces concepts vides de contenu, le dédain des autres pour le pourquoi inté­rieur ? Trouver la solution du problème dans une abstraction, ou faire abstraction du problème : tel est le choix que l’on nous demande de faire d’urgence, afin que les deux camps procèdent au dénombrement de leurs forces armées.

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1 « Dostoïevsky », par André Gide, éd. Plon, 1923, p. 82.