(Extrait de La Réincarnation, Des preuves aux certitudes Éditions Retz 1982)
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La réincarnation dans l’histoire
Faisons le point
Dans les pages qui précèdent, nous avons cherché à cerner différentes voies d’approche de la réincarnation. Pourquoi, demandera-t-on, avoir choisi comme modèles exemplaires spécialement ceux qui ont été décrits ? Fallait-il passer sous silence le Livre des Morts de l’Égypte, la Kabbale, avec ses révolutions des âmes (gilgoulim), les Druides au savoir mystérieux, Pythagore et Platon, sans parler d’autres témoins majeurs ?
Une analyse étendue de la réincarnation-à-travers-les-âges est une entreprise passionnante. Mais la restriction que nous y avons apportée a un double avantage. Tout d’abord, les modèles présentés sont encore vivants — certains même, en cours d’élaboration. Des millions d’hommes s’appuient sur des doctrines réincarnationnistes comme celles de l’hindouisme, ou même du spiritisme, pour guider leur vie. Sans trop oser nous avancer, gageons que la transmigration des âmes ne représente pas pour les kabbalistes actuels un point de doctrine aussi capital [1].
En second lieu, nous pensons avoir réuni dans ces modèles les principaux éléments qui interviennent dans toute description de la réincarnation. C’est ainsi que, chez les peuples qui l’ont adoptée, les conceptions apparaissent comme un mélange en proportions variables d’éléments mystiques ou philosophiques plus ou moins élevés, avec des ingrédients nettement « primitifs », témoignant de la rencontre d’influences solaires et chtoniennes d’origines diverses.
L’examen des modèles orientaux nous a fait toucher du doigt la difficulté du discours métaphysique. La doctrine peut tantôt affronter courageusement les réalités de l’Être, en s’engageant dans des voies sibyllines pour le profane, tantôt demeurer dans le monde intermédiaire de l’allégorie, avec le risque permanent de tomber dans le « réalisme » où va se cantonner le catéchisme exotérique, en disant : « les âmes bonnes iront au ciel et goûteront le bonheur dans leur prochaine incarnation, les autres iront en enfer ». Sans prétendre que les modèles philosophiques, de l’hindouisme à la Théosophie, offrent toute-la-vérité sur l’itinéraire de l’être spirituel, nous y avons collecté au moins — dans des langages différents mais convergents — les principaux points forts où s’appuie toute la doctrine. On les retrouvera donc de quelque manière dans les autres schémas doués d’une certaine cohérence. Avec le parfum ajouté par le génie propre de chaque peuple.
Une étude à faire
La recherche des témoignages de croyance à la réincarnation, « des origines à nos jours » est fort passionnante. Elle oblige à rassembler une foule d’informations et à les passer au crible d’une analyse exigeante : il arrive que les indices soient trompeurs [2]. Nous avons déjà signalé l’existence d’ouvrages anthologiques très documentés. Rappelons aussi pour une approche sous l’angle historique, la très bonne étude, approfondie et objective, faite en 1966 par A. des Georges (La Réincarnation des Âmes).
Pour compléter notre présent Dossier, encourageons donc le lecteur à explorer lui-même cette matière. Remarquons d’ailleurs que deux voies sont possibles dans cette entreprise.
1° On peut d’abord tenter de faire une liste exhaustive des témoins de la réincarnation. En somme, se faire un carnet d’adresses, avec les noms de tous ceux qui ont accommodé la doctrine à leurs croyances particulières. Et s’inviter chez eux tour à tour, pour goûter chaque recette. Peut-être même en retenir une à son goût. Pour les Occidentaux, une bonne adresse : Platon.
On peut en outre faire des comparaisons, deviner comment les recettes sont passées des uns aux autres. Ouvertement ou sous le manteau. Et découvrir finalement que, si l’on excepte les « primitifs » qui restent environnés de mystère, l’aire d’extension de la réincarnation sur le globe correspond à peu près à celle des Indo-Européens.
Il resterait encore fort à faire pour expliquer dans le détail les filiations entre l’Orient, les Orphiques et Pythagore, les origines exactes des croyances des Druides, pour qui « la mort n’est que le milieu d’une longue vie », la circulation des idées des gnostiques aux manichéens, jusqu’aux bogomiles et aux cathares, etc. Peut-être même pourrait-on percer le secret de certains primitifs [3] ?
Semblable au mythique Protée, la réincarnation réapparaît sous des visages divers. Mais on doute qu’elle surgisse jamais du cerveau d’un prophète, inventée de toutes pièces.
2° Une autre méthode consiste à essayer de déchiffrer chacun des messages pour en lire l’ésotérisme, la signification cachée. En s’aidant (si possible) du code offert par les doctrines les plus lisibles — celles dont nous avons tiré nos modèles. Nous en verrons un exemple avec Platon.
Un système bien gardé
La réincarnation semble s’être affirmée, dit-on, en Inde, au cours du 1er millénaire avant Jésus-Christ. C’est ce que suggère l’étude des documents. Par contre, Krishna affirme avoir communiqué sa doctrine immortelle du Yoga au tout premiers guides de l’humanité (Gîtâ, chap. IV). Pure amplification oratoire, peut-être, destinée à donner du poids à ses dires ?
L’Oriental accepte volontiers l’image d’un Âge d’Or, où les dieux marchaient parmi les hommes et les instruisaient. Les Grecs ont eu la même pensée.
Pour sa part, l’Occidental fait des théories. Il imagine les savants Brahmanes s’interrogeant sur leur philosophie et débouchant, d’interrogation en spéculation, sur cette idée : peut-être bien, après tout, que les hommes reviennent sur la terre. Dès lors la notion va s’étoffer, se perfectionner, etc. C’est ainsi qu’on déchiffre l’Histoire et qu’on passe du primitif au civilisé. Qui dirait le contraire ? On n’ose pas objecter, même timidement, que la réincarnation n’est pas une théorie intellectuelle pour les hindous, mais bien une réalité évidente, vérifiée par le jivan-mukta [4].
Théorie pour théorie, il en est une qui ne manque pas de vraisemblance : il y a de bien grandes chances que la réincarnation ait été tenue secrète pendant longtemps, aussi bien en Inde qu’ailleurs.
Nous avons vu déjà que le sage Yâjnavalkya ne voulait pas débattre en public des états post mortem. Si l’Inde a finalement laissé filtrer son ésotérisme dans les Upanishad, ne voit-on pas dans d’autres régions se répandre une doctrine beaucoup plus voilée et moins philosophique, donnant souvent dans un réalisme ouvert à toutes les superstitions ? C’est une constante universelle des religions, des sectes et des écoles philosophiques de l’Antiquité, que chacune avait son enseignement ésotérique réservé aux initiés, tenus au secret par serment. Les maîtres ne jetaient pas leurs perles aux pourceaux. La sagesse cachée d’une religion n’est pas d’accès facile. Ne nous laissons pas prendre même à la limpidité des Évangiles. Origène a dit à leur sujet [5] : « Chacun d’eux renferme une doctrine complexe et difficile à pénétrer, non seulement par la foule mais encore par des gens avisés : par exemple, l’explication des paraboles que Jésus raconte à ceux » de l’extérieur » (hoi réservant leur claire signification à ceux qui ont dépassé le stade des enseignements exotériques (exôterikai akoai [6]) et s’approchent de lui en particulier » dans la maison » (en tè oikia). »
Il n’y aurait donc rien de surprenant à ce qu’une doctrine difficile à comprendre dans sa métaphysique comme la réincarnation ait été réservée longtemps au petit nombre. Et, comme nous l’avons plusieurs fois remarqué, là où elle a été divulguée, les masses n’en ont souvent retenu qu’un modèle dégénéré. Il est incontestable que, dans bien des cas, l’enseignement symbolique offert au public avait tout d’un message codé, dont les parties lisibles portaient surtout un sens moral, pour l’édification des fidèles.
Quand on lit les immortels Dialogues de Platon [7], où il expose sa doctrine de l’immortalité de l’âme, de sa descente du ciel et de ses transmigrations sur la terre, on se demande souvent s’il ajoute foi lui-même à toutes ses explications mythiques, ou bien si, initié à quelques Mystères, il ne s’efforce pas de révéler sous des détails tantôt anodins, tantôt volontairement fantastiques, autant de connaissance qu’il le peut, tout en gardant le secret des explications finales. En voici un exemple.
Douze jours aux Enfers
Ce fut une aventure unique que vécut Er le Pamphylien, mort dans une bataille et ressuscité le douzième jour… sur le bûcher funéraire. Platon la raconte à la fin de la République [8], « parce qu’elle peut nous sauver si nous y croyons nous-mêmes ».
La place nous manque pour reproduire tout ce texte d’un intérêt majeur. Comme il se doit dans ce mythe, tout est symbolique et empreint d’un grand réalisme. On se voit aux côtés d’Er assistant au jugement des âmes, à leur départ vers leurs destins respectifs ; on les observe arrivant du sein de la terre, exténuées et poussiéreuses, ou descendant du ciel, toutes pures, et racontant leurs aventures avec mille détails frappants. On écoute, bouche bée, comment les crimes ont été punis, la piété envers les dieux récompensée. Mais, après un temps de liberté passé à camper dans une aimable prairie, voici que le décor change ; on gagne un lieu d’où l’on découvre… l’axe lumineux du monde et la structure de l’univers. En un langage fort voilé, qui met en scène un attirail de chaînes, de pesons emboîtés les uns dans les autres, de lumières… et de sirènes chantant chacune sa note, ce sont les sphères des 7 Planètes traditionnelles, enfermées dans le firmament, qu’on nous décrit. Aux précisions astronomiques (éclat comparé des astres, etc.) s’ajoutent peut-être des allusions à des correspondances des corps célestes avec les sons et les couleurs de l’arc-en-ciel. L’air de rien. Le lecteur non averti n’y voit que du feu.
Un point capital : toute cette machine cosmique, pour l’auteur comme pour les hindous, est soumise à la Loi — Karma ou la Nécessité. Toutes les sphères sont entraînées par son fuseau qui tourne sur les genoux de cette divinité. La Nécessité (Anankè) est ainsi au centre de tout. Ses filles, les trois Parques, ourdissent de leur fuseau la trame du temps — Passé, Présent, Avenir. Elles interviennent aussi dans la vie des humains, comme on va le voir. Voici d’ailleurs qu’un hiérophante rassemble les âmes prêtes à revenir sur terre : « Proclamation de la vierge Lachésis (celle des Parques qui gère le Passé)… : Âmes éphémères, vous allez commencer une nouvelle carrière et renaître à la condition mortelle. Ce n’est pas un génie qui vous tirera au sort, c’est vous qui allez choisir votre génie…
« Chacun est responsable de son choix, la divinité (theos) est hors de cause. »
Et l’hiérophante étale par terre un ensemble extrêmement vaste de « modèles de vie » (paradeigmata tôn biôn) où chacun à son tour peut fouiller pour tirer le lot qui lui convient. Moment critique, où il fait bon être lucide et discerner toutes les conséquences de son choix : seule la philosophie pourrait nous éclairer à cet instant.
Et c’est misère de voir comment, au contraire, les âmes ignorantes, aveuglées par leurs désirs, ne sont guidées dans leur choix que par les habitudes de leur vie antérieure. Par un curieux hasard, plusieurs héros de la guerre de Troie sont justement là : portés par d’incontrôlables penchants ou aversions, ils s’imposent des vies d’animaux. Et un bouffon devient singe.
À l’âme d’Ulysse — l’Homme-aux-mille-tours d’Homère — Platon réserve une place de choix. Dernier appelé, il se souvient de ses épreuves et cherche longuement et avec sagesse dans les lots restants. Il tire la vie d’un particulier étranger aux affaires — que tous avaient dédaignée. Alors, chaque âme reçoit de Lachésis (le karma passé) le génie choisi, pour qu’il lui serve de gardien et lui fasse remplir sa destinée [9]. Les deux autres Parques interviennent ensuite pour confirmer le choix et le rendre irrévocable à l’avenir.
Vient alors le dernier acte où les âmes campent dans la plaine du Léthé et se rafraîchissent en buvant l’eau du fleuve Amélès. Elles perdent tout souvenir et s’endorment. Elles sont bientôt projetées en haut, vers la terre… comme des étoiles filantes [10].
Après cette évocation très originale de la vision qui s’offre à l’âme avant sa renaissance — dépeinte sous l’apparence d’une pure fantaisie mais, en fait, révélant (peut-être) une sorte de vérité initiatique pour les Grecs — Platon termine sur une note pratique pour tous : « Si donc vous m’en croyez, convaincus que notre âme est immortelle et capable de tous les biens comme de tous les maux, nous suivrons toujours la route qui conduit en haut, et nous pratiquerons de toute manière la justice et la sagesse. Par là, nous serons en paix avec nous-mêmes et avec les dieux… »
Et le christianisme ?
C’est une évidence : on ne parle pas de réincarnation dans les Églises chrétiennes [11] pas plus que dans les autres religions monothéistes orthodoxes (judaïsme, Islam). Dans la vision linéaire du temps adoptée par la pensée chrétienne, tout a commencé par la Création et s’est poursuivi jusqu’à l’événement crucial de l’Incarnation du Fils, achevée par sa Passion et sa Résurrection. Rassurés, les Disciples et leurs descendants attendent la Parousie. Résurrection pour les fidèles, certes — pour ceux qui ne se sont pas détournés de Dieu. Réincarnation ? Non.
Cependant, en notre siècle où beaucoup de problèmes se reposent, les progrès de l’idée de réincarnation amènent bien des chrétiens à s’interroger. On aimerait une prise de position officielle sur le sujet. Il ne manque d’ailleurs pas de personnalités du monde chrétien qui s’avouent séduites par ses perspectives — sans renoncer en rien aux dogmes de l’Église.
Pour leur part, les adeptes de la réincarnation affûtent leurs arguments pour montrer qu’elle n’était pas ignorée du temps de Jésus, que Jésus lui-même ne l’a pas infirmée par ses paroles et que finalement ce sont des raisons historiques qui ont écarté la doctrine de la pensée chrétienne. Bien entendu, les arguments contraires ne sont pas élaborés avec moins de pertinence par les théologiens. Toutes les issues sont bien gardées : les preuves sont difficiles à administrer. Nous pourrions donc laisser là la question.
Pourtant il peut être utile de réunir pour le lecteur indépendant quelques éléments de réflexion lui permettant de se faire une idée de la situation, et d’en juger par lui-même. En gros, les pièces du dossier comprennent les points suivants :
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Il est admis de nos jours qu’il y a un côté caché à toute religion. Même dans l’Évangile, Jésus a un enseignement pour la foule et réserve l’explication des Mystères au cercle intérieur de ses disciples. Si la réincarnation a été gardée secrète — comme on le constate ailleurs — on ne la trouvera pas dans les textes. La doctrine ésotérique a toujours été orale. Ni Pythagore, ni les Druides, ni Jésus n’ont rien écrit.
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Jésus est né à une époque où s’affrontaient diverses sectes. Face aux Sadducéens, attachés à la lettre de l’Écriture et niant la résurrection des morts, Pharisiens et Esséniens (pour ne citer qu’eux) s’inscrivaient dans un courant de gnose pré-chrétienne, au sein même du judaïsme. Dans sa Guerre des Juifs, Flavius Josèphe [12] — qui a « essayé » les trois sectes avant de devenir Pharisien — révèle l’existence d’un système de connaissance plus ou moins élaboré où apparaît l’influence hellénique. Les Pharisiens ont admis et adapté la réincarnation au contexte de leur foi. Plus tard, on trouvera la trace de cette croyance, dans la kabbale écrite, en particulier le Zohar.
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Jésus lui-même — qui n’a jamais dit un mot contre les Esséniens, secte initiatique très pure — se préoccupe d’éveiller les hommes à l’intelligence du cœur de leur religion. Même s’il croit à la réincarnation, il n’en dit rien — mais il ne s’y oppose pas. L’urgence était sans doute ailleurs. À noter que l’idée du retour des Prophètes était vivante parmi les juifs. En fait, certaines questions de l’entourage de Jésus, et les réponses qu’il donne, s’interpréteraient aisément avec la clef de la réincarnation. En tout cas, l’idée du karma est évidente : l’homme récolte ce qu’il a semé — il paie sa dette jusqu’au dernier sou.
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Après la mort de Jésus, un long temps s’est écoulé avant que l’on consigne par écrit son enseignement, ses dits (logia). On est encore loin de connaître tous les dessous de l’histoire, et les luttes d’influence entre communautés et sectes chrétiennes rivales. À présent, tout semble lumineux : quatre Évangiles authentiques (plus ou moins d’accord entre eux). Tout le reste : apocryphe. Cependant, les manuscrits esséniens de la Mer Morte et surtout la « bibliothèque » copte découverte à Nag Hammadi [13] reposent en termes nouveaux la question des origines du christianisme. On déchiffre les oppositions entre ceux qui s’affirment les purs dépositaires du Message, et instituent par leur autorité la sacro-sainte succession apostolique, garante de la vérité chrétienne, et ceux qui leur contestent ce pouvoir. Tout semble tourner autour du phénomène de la Résurrection, comprise à la lettre, ou comme un symbole [14]. Au sein du christianisme se sont développés des courants prônant une interprétation intérieure de la religion. Le gnosticisme, qui a fleuri dans les premiers siècles, a offert d’une gnose chrétienne des visages très divers, parfois extravagants, souvent difficiles à déchiffrer. L’un des plus fameux gnostiques, Valentin, s’est affirmé disciple de Paul. L’œuvre principale qu’on lui attribue, la Pistis Sophia [15], parle nettement de réincarnation [16].
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Tandis que les hérésies étaient vigoureusement dénoncées par des champions de l’orthodoxie (Irénée de Lyon, Tertullien), Clément, ouvert au platonisme, et surtout Origène s’évertuaient à élaborer une gnose appuyée sur l’Écriture. Dans le climat exceptionnel d’Alexandrie où se rencontraient des courants spirituels puissants et variés, Origène fut l’auditeur d’Ammonius Saccas, le maître de Plotin — le chef de file des néo-platoniciens. Puis, installé à Césarée (vers 231), il jeta les bases d’une véritable théologie chrétienne, fondée sur une exégèse à la fois érudite et inspirée.
Sensible aux idées néo-platoniciennes, il proposa des explications, dans un esprit non sectaire. Pour Origène, les âmes pré-existent à la naissance. Douées de libre arbitre, elles récoltent le fruit de leurs erreurs. « Ainsi, le créateur ne peut paraître injuste puisqu’il a disposé chacun selon son mérite, d’après des causes antécédentes [17]. » Voilà le fin mot de l’inexplicable injustice de Dieu qui a aimé Jacob et pris en haine Ésaü, avant même leur naissance [18]. Voilà la raison de toute la variété des conditions où naissent les hommes. Karma — administré par la providence divine.
Jadis, Dieu a créé un nombre donné de créatures raisonnables, de nature angélique [19]. Certaines se sont progressivement « refroidies » dans leur contemplation du Créateur qui leur a fourni, comme nouveau champ d’expérience, les cercles variés d’un univers sensible. Les voilà maintenant qui circulent d’un monde à l’autre, s’élevant ou s’abaissant, selon leur mérite. Le retour sur terre fait partie bien sûr de ces pérégrinations [20]. Note optimiste : l’être humain est foncièrement spirituel et divin et même ceux qui sont éloignés de Dieu retourneront à sa lumière, lors de la restauration finale (apocatastase). Pendant tout ce temps, les êtres raisonnables ont besoin d’une nature corporelle (capable de mutations) pour leur servir de vêtement.
La doctrine d’Origène (malheureusement incomplète pour nous), est un excellent exemple de modèle de réincarnation compatible avec la foi chrétienne primitive puisque tout y est sauvegardé : Dieu et le Christ, la justice, la liberté des créatures, et leur retour au sein du Père, au prix de leurs efforts [21].
6. Le renom d’Origène et son influence sur la chrétienté furent considérables. Sa théorie de la préexistence des âmes ne tarda pas cependant à devenir suspecte. Dans un monde de pensée qui se cherchait, les grandes personnalités ne manquaient pas de s’opposer, voire de s’accuser mutuellement d’hérésie. Quelque cent ans après la mort du maître, les idées d’Origène furent reprises avec enthousiasme et développées. Rufin traduisit une partie de l’œuvre en latin et Evagre du Pont fut à l’origine de ce qu’on appelle « l’origénisme », une systématisation parfois malheureuse des doctrines initiales. C’était l’époque où des hommes pieux se retiraient du monde pour vivre dans des monastères, en Égypte, en Palestine. Certains virent d’un mauvais œil la forme suspecte prise par cette renaissance d’idées. Les querelles personnelles s’envenimèrent au fil du temps, mais les moines origénistes ne désarmèrent pas ; au contraire, certains s’engagèrent sur des voies nettement hétérodoxes. Décidément, ces couvents palestiniens allaient trop loin. Averti de ces « excès » l’empereur Justinien allait mettre tout le monde au pas.
Il présenta l’affaire à un synode local : en 543 on vit paraître un Édit de l’empereur Justinien à Ménas, patriarche de Constantinople, avec dix anathématismes [22] contre les « enseignements infects et impies » d’Origène. Ce dernier n’était plus là pour se défendre. Il aurait été surpris des déformations apportées à ses idées et aussi de la manière partiale utilisée par l’accusation pour les noircir. Dans le dossier transmis à Justinien les moines anti-origénistes en avaient rajouté…
Finalement, lors du cinquième Concile Œcuménique tenu à Constantinople en 553, pour régler une difficile affaire théologique — les « Trois Chapitres » — on inscrivit le nom d’Origène dans l’un des canons (le 11e) condamnant un lot d’hérétiques avec leurs écrits impurs.
Passons sur le caractère un peu spécial de ce Concile, où ne figuraient que des gens soumis à Justinien (qui avait la main lourde et avait plusieurs fois essayé de plier le pape Vigile, par la force armée et d’autres méthodes peu recommandables). Pour Origène, il semble que sa condamnation ne soit pas aussi claire que cela.
Dans un recueil des décrets des Conciles Œcuméniques édité en 1973 [23] le texte des anathématismes contre Origène n’est pas présenté : « des investigations assez récentes démontrent en effet qu’on ne peut les attribuer à ce Concile » [24]. Entre autres, on s’est aperçu que le nom du docteur ne figure pas dans l’Homologia de Justinien (où l’empereur a ébauché ses anathématismes) ni dans la lettre de Vigile approuvant le Concile après coup.
Dans une étude sur les Conciles (dûment revêtue de l’imprimatur) [25] on peut lire, sous la plume de F. X. Murphy et P. Sherwood : « Les règles générales d’interprétation ne permettent pas de dire que cette condamnation signifie qu’Origène ait été un hérétique formel. Les évêques pourtant en étaient probablement persuadés, sur la foi d’un invraisemblable récit qu’avait fait Épiphane de l’apostasie d’Origène… [26]
Historiquement parlant, il est possible d’affirmer que son insertion dans une liste d’hérétiques ne le concerne pas vraiment. »
7. Même si l’on hésite sur cette condamnation, qui visait surtout les moines origénistes, on doit bien constater que l’évolution de la théologie catholique a fermé petit à petit les portes à toute idée de réincarnation. De Concile en Concile, de saint Augustin en saint Thomas, on a prévu, semble-t-il, que les âmes soient transférées immédiatement au ciel ou en enfer (Lyon II, 1274. Florence, 1439) mais surtout on a abandonné Platon (qui avait donné une inspiration à Origène) pour son disciple Aristote.
L’âme n’a pas lieu de pré-exister au corps : elle est unie étroitement à lui, comme la forme à la matière [27]. On en vient à un schéma où l’immortalité implique la restauration intégrale de l’homme : l’âme (psyché) se métamorphosera en Esprit, et le corps deviendra incorruptible.
À l’heure actuelle, il paraît bien difficile de revenir à un modèle réincarnationniste sans faire violence à toute une tranche d’Histoire.
Mais qu’en pensait Jésus ?
Si on retourne au Nouveau Testament pour surprendre de la bouche de Jésus des instructions relatives à la réincarnation, la récolte est maigre, comme nous l’avons déjà remarqué.
On a souvent cité le passage de Jean (3, 3) : « si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu », mais ces paroles n’ont sûrement pas trait à la réincarnation. D’abord, parce que le mot grec anothen, jadis traduit par de nouveau, signifie en réalité d’en haut, et ensuite parce qu’il s’agit, de toute évidence, d’une naissance mystique, ce que d’autres appelleraient une initiation, par l’eau et par le feu de l’Esprit. Les questions faites à Jésus par Nicodème tendraient à montrer d’ailleurs à quel point certains docteurs d’Israël pouvaient être imperméables à tout ésotérisme.
Le problème du retour d’Élie, annoncé par la prophétie de Malachie (3, 23-24) demande un examen plus attentif. Il paraît bien attesté que les Juifs croyaient à la venue sur terre d’anciens prophètes. Matthieu (16, 13-14) nous apprend que les gens prenaient Jésus pour Jean-Baptiste (pourtant son contemporain) ou pour Élie, Jérémie, ou l’un des prophètes [28]. Certains attendaient même Moïse.
Ailleurs (Jean 1, 20-31), on interroge Jean-Baptiste : « Es-tu Élie ? Es-tu le prophète ? » Les enquêteurs sont des Pharisiens : les questions qu’ils posent n’ont rien que de naturel. Nous avons vu plus haut que la réincarnation ne leur était pas étrangère [29]. Jean répond fermement et avec humilité par la négative. Jésus qui sait la vérité (que Jean ne connaissait pas forcément ou ne pouvait pas divulguer) affirme à ses disciples qu’Élie est effectivement venu et qu’il n’a pas été reconnu (Matthieu 17, 10-12 ; Marc, 9, 12-13). « Alors les disciples comprirent qu’il leur avait parlé de Jean-Baptiste. » Dans Matthieu (11, 14), au sujet de Jean, Jésus affirme encore : « si vous voulez l’admettre, c’est Élie qui devait venir » [30]. Pas d’ambiguïté : Jean a incarné celui qui a été Élie.
Bien entendu, si on s’en tient à un modèle ésotérique de la réincarnation on ne commettra pas la faute d’identifier Élie et Jean : même si c’est la même âme (le même Ego des théosophes) qui s’est incarnée successivement dans les deux. En ce cas, Jean avait bien raison de dire : « Je ne suis pas Élie. » D’ailleurs, il est dit de Jean (Luc 1, 15) qu’il marchera « avec l’esprit (pneuma) et la puissance (dunamis) d’Élie » : on ne dirait pas autre chose pour signifier que la personne de Jean serait animée par le même Ego que l’ancien Élie. On peut aussi, il est vrai, imaginer que l’esprit d’Élie a communiqué quelque chose de sa puissance [31] à l’âme d’un individu, choisie pour une certaine mission, un peu comme le Bouddha en Orient semble capable de « s’incarner » dans une pluralité d’êtres appelés « Bouddhas vivants ». On n’a pas fini d’échafauder des hypothèses.
Si on se tourne maintenant vers la Pistis Sophia, Valentin met un terme à toutes ces conjectures [32] : Jean-Baptiste est bel et bien la réincarnation d’Élie. Dans le langage un peu mystérieux des gnostiques, il nous apprend comment le Christ, regardant d’en haut le monde des hommes, trouva Elizabeth (avant qu’elle n’eût conçu Jean) et jeta en elle une puissance destinée à permettre à Jean de préparer la voie, et comment il trouva l’âme d’Élie le prophète « dans les Aeons de la Sphère », et la fit transférer dans le sein d’Elizabeth. C’est donc à la fois cette puissance et l’âme d’Élie le prophète qui sont attachées dans le corps de Jean le Baptiste [33]. Pistis Sophia : IIe siècle après J.-C. Bien, mais en admettant même qu’Élie se réincarne, son cas n’est-il pas très particulier ? Qu’en est-il du vulgum pecus ?
L’aveugle de naissance
Un jour, selon Jean (9, 1-9), Jésus et ses disciples rencontrèrent un aveugle de naissance, vivant de mendicité. On se souvient peut-être de l’interrogation des disciples : « Rabbi, qui a péché pour qu’il soit né aveugle, lui ou ses parents ? » Question bien naturelle. Fallait-il penser que l’enfant pouvait payer pour les fautes commises par les parents, avant ou pendant la gestation — ce qui serait fort injuste — ou bien qu’il existe une vie antérieure à la naissance où les êtres peuvent s’exposer à pécher, ou bien encore — hypothèse « énorme », que certains ont cependant envisagée — que l’enfant a fauté au cours de la gestation ? Réponse de Jésus : « Ni lui n’a péché, ni ses parents. Mais c’est pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui ! » Et le maître se met en devoir de guérir le mendiant. A happy end pour l’aveugle, mais nous sommes déçus. Pas de réponse sur la réincarnation.
Et les conjectures de reprendre. Par exemple : si Jésus ne croyait pas à la réincarnation n’était-ce pas le moment de dire à ses compagnons qu’ils se trompaient, etc.
Une chose est sûre : il a rendu la vue à l’aveugle. On en conclut souvent : finalement ce malheureux n’était pas né infirme par la faute de quiconque, mais pour qu’un beau jour Jésus, passant par là, accomplisse l’œuvre de Dieu par un miracle (et amène aussi le peuple à la Foi qui conduit au salut). C’est beau à entendre, mais bien difficile à admettre. Surtout pour l’aveugle, condamné à la mendicité pendant 20 ans, ou plus — les plus belles années de sa vie… Sans doute, mais la joie d’avoir les yeux ouverts des mains de Jésus méritait peut-être cette souffrance. La foi a de ces arguments.
Il y a probablement d’autres façons de voir. Celle-ci par exemple : sans s’embarrasser d’explications sur les causes de la cécité, Jésus soulage le malheureux, et par ce miracle manifeste l’effet de l’Amour divin. Le texte est un peu sollicité, mais à peine.
Voici une autre hypothèse, moins généreuse. Signée de René Guénon [34] : « Ce qui était possible, c’est que l’infirmité de cet homme lui eût été infligée en vue des péchés qu’il commettrait ultérieurement. »
Ainsi, avec Dieu, on pourrait payer d’avance. Des acomptes provisionnels en somme. Que personne ne sourie, car, ajoute Guénon, avec sa parfaite autorité, « cette interprétation ne peut être écartée que par ceux qui poussent l’anthropomorphisme jusqu’à vouloir soumettre Dieu au temps ». Origène y avait-il songé ?
Supposons maintenant un Jésus réincarnationniste.
Arrivant devant l’aveugle — nommons-le David par exemple — les compagnons demandent : « Est-ce aux péchés de David ou de ses parents que doit s’attribuer cette cécité ? » Que voulez-vous que Jésus réponde ? Si cette infortune est due à des causes karmiques d’une incarnation antérieure, le responsable n’est évidemment pas le David actuel, qui n’existait pas avant de naître. Ce qui justifie la réponse : « ce n’est pas lui qui a péché, ni ses parents ». Bouddha n’aurait rien dit d’autre.
Maintenant, comment faire comprendre que la condition subie par David est un résultat d’actions passées ? En disant ceci, par exemple : « c’est pour que se manifeste en lui — en la personne de David — les opérations de Dieu ou de la loi divine ». Si on remplaçait loi divine, ou Dieu, par loi de Nécessité universelle, ou karma, les choses seraient claires. On répugne à voir de l’arbitraire dans les œuvres de Dieu. Pour Origène, on l’a vu, ce n’était pas par une sorte de caprice du Très-Haut que Jacob avait été aimé et Ésaü pris en haine avant la naissance. Ne serait-ce pas la même explication qui s’appliquerait au cas de notre pauvre infirme ?
Si, comme le dit saint Paul (Galates 6, 7), ce que l’homme sème il le récoltera aussi, on pourrait bien concevoir que nous vivons dans un champ de forces divines qui, par ses effets sur les créatures, manifesterait les décrets de la Justice rétributive de Dieu, comme autant d’« actions de Dieu » (ta erga tou Theou, dans le texte de Jean).
Comment s’y retrouver dans le symbolisme parfois très subtil de l’Évangile ? On peut toujours parvenir à le déchiffrer sans la réincarnation. Expliquer, par exemple, que « ceux qui auront pris l’épée périront par l’épée » (Matthieu 26, 52)… lorsqu’ils subiront (en enfer ou au purgatoire) les affres des souffrances qu’ils auront imposées aux autres. Hypothèse plausible.
Mais rien non plus n’empêche de voir ces actions de violence se répercuter sur l’incarnation suivante de l’être. Explication également plausible. Comment d’ailleurs rendre compte de l’incroyable diversité des conditions offertes aux enfants qui naissent sur terre ? Hasard ? Décrets divins impénétrables ? Ou justes effets de causes antérieures [35] ?
Quelles conclusions tirer ?
Pour en finir avec le christianisme, il nous semble qu’on ne peut honnêtement conclure pour ou contre la réincarnation, même si on pense que cette doctrine, jointe à karma, simplifierait bien des interprétations.
Jésus a pu la connaître et la garder secrète, ses successeurs l’oublier et s’engager dans des voies où elle ne trouve plus sa place. Nous ne saurons peut-être jamais. Ce qu’on peut dire objectivement c’est que, en dehors d’Origène, un certain nombre de Pères de l’Église [36] ont cru à la réincarnation, qu’elle-même n’a jamais fait l’objet d’un débat ouvert et, par conséquent, qu’elle n’a pas été condamnée officiellement, même si sa position n’est guère tenable face à la théologie catholique. Il semble que l’Église orthodoxe, qui ne reconnaît que sept Conciles, ait une plus grande liberté de manœuvre. À la « Conférence sur la Réincarnation et la Métempsychose », qui a eu lieu à Montpellier en 1979 (voir notre Introduction), le père Pastor, diacre et moine orthodoxe, a fait état d’une certaine ouverture qui existe sur ce problème. Du côté de Constantinople, il ne manquerait pas d’Évêques s’interrogeant actuellement sur la réincarnation. Et, en discussions privées, certains tomberaient d’accord sur le fait que cette doctrine n’est pas en soi condamnée, qu’on pourrait même admettre une certaine forme de réincarnation — dans le cadre des Écritures. Mais l’idée qui semble revenir est celle-ci : les temps ne sont pas mûrs pour en discuter en public et, pour cette raison, mieux vaut s’en abstenir [37].
Dans le fond, il ne faudrait peut-être pas grand-chose pour qu’on admette clairement que la réincarnation ne change rien à la vie spirituelle et au credo de Nicée. Car, ce qui importe, n’est-ce pas de vivre une vie spirituelle ? Là-dessus tous les réincarnationnistes qui professent l’évolution de l’être grâce aux efforts individuels sont bien d’accord [38].
Giordano Bruno, Benjamin Franklin et les autres
Avec l’extension du christianisme, il est un fait que la croyance à la réincarnation a été pratiquement éliminée d’Europe. En Gaule, les Druides, qui professaient la transmigration, ont perdu leur influence successivement sous l’action des Romains puis des chrétiens.
Toutefois la doctrine a toujours eu des représentants plus ou moins actifs en Europe. Si on se reporte à des anthologies assez complètes (comme Reincarnation, The Phoenix Fire Mystery) on constate que ces témoins, évoqués dans des centaines de pages, se répartissent en gros en trois catégories.
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Des individus, ou des groupes généralement minoritaires dans la Société, et publiquement insoumis à l’Église. Exemples typiques : les Cathares, ou Albigeois, dont l’hérésie inspirée de la gnose manichéenne menaçait l’influence de Rome aux XIIe-XIIIe siècles. Plus tard, la Renaissance a fourni son contingent d’admirables humanistes « rebelles » (comme Giordano Bruno) nourris des philosophes grecs que l’on redécouvrait. Ces rebelles ont été réduits au silence, non, bien sûr, pour leur croyance à la réincarnation mais pour le danger qu’ils représentaient sur le plan idéologique — et social.
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Des marginaux, socialement peu influents, et sachant parler un langage assez voilé pour ne pas encourir les foudres de l’orthodoxie, lorsque l’Église avait encore un pouvoir temporel menaçant.
Ici se range l’étrange cohorte des alchimistes, rosicruciens, hermétistes, kabbalistes doublés parfois de néo-platoniciens, dont nous n’avons pas appris l’existence sur les bancs de l’école. Des noms comme ceux de F. M. Van Helmont et T. Vaughan ne nous disent sans doute pas grand-chose ; par contre celui de Pic de la Mirandole ne nous est pas inconnu.
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La grande foule des individuels, penseurs, philosophes, poètes, artistes, écrivains qui un jour ou l’autre ont découvert la réincarnation, l’ont incluse dans leurs conceptions de la vie et ont exprimé publiquement leurs opinions à son sujet, à mesure que la pensée devenait plus libre. On pourrait faire toute une étude sur l’extension de la doctrine dans le temps et l’espace en Europe. On découvrirait sans doute deux grandes origines aux résurgences réincarnationnistes [39] : le courant de l’hellénisme (avec surtout Platon et Plotin) à partir de la Renaissance, et la grande vague venue de l’Orient (à partir de la fin du XVIIIe siècle) qui nous enveloppe encore aujourd’hui.
Au fil du temps, bien des chrétiens se sont laissé séduire par certaines idées du monde « païen » et les ont intégrées à leurs vues, sans renier leur foi en Dieu le moins du monde. Beaucoup ont ainsi accepté la réincarnation avec enthousiasme parce qu’elle leur paraissait expliquer bien des mystères de la condition humaine. En particulier : comment les âmes qui ne passent ici-bas que quelques décennies peuvent-elles se qualifier pour une existence éternelle ? N’est-il pas bien plus raisonnable de postuler leur retour périodique pour leur donner la chance de progresser ?
Pour conclure ce trop bref chapitre historique, citons le témoignage d’un de ces individuels, esprit profondément original qui rencontra l’idée de la réincarnation très tôt sur sa route et la conserva vivante jusqu’à sa mort : Benjamin Franklin. À peine âgé de 22 ans, établi à son compte comme imprimeur et directeur d’un journal, il composa pour lui-même la plus célèbre des épitaphes :
Ci-gît
Le corps de Benjamin Franklin
Semblable à la couverture d’un vieux livre
Aux pages arrachées,
Abandonné aux vers,
Avec son titre et sa dorure effacés.
Mais l’œuvre ne se perdra pas
Car, comme il le croyait
Elle reparaîtra
Dans une édition nouvelle et plus élégante
Revue et corrigée
Par l’Auteur.
Plus tard, à près de 80 ans, il confirma [40] : « malgré tous les inconvénients que peut comporter la vie humaine, je ne ferai pas d’objection à une nouvelle édition de la mienne, en espérant toutefois que les errata de la précédente pourront être corrigés ».
Quelques années avant de mourir, le « bonhomme Franklin » confia encore à un ami [41] : « Je considère la mort comme aussi nécessaire à notre constitution que le sommeil. Nous nous lèverons bien reposés le lendemain. »
À l’heure précise où ces lignes étaient écrites, paraissait à Londres la première traduction de la Bhagavad Gîtâ par Charles Wilkins. Avec les années, la réincarnation allait maintenant revenir vers l’Occident pour y trouver une popularité qu’elle n’avait peut-être jamais connue. Et devenir même un sujet d’enquêtes scientifiques, comme nous allons le voir.
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1 Tout peut changer avec le temps. Dans l’Islam où la réincarnation est fort discrète (traces dans le soufisme), on la voit s’exprimer avec force, aux côtés de karma, chez un maître moderne, Nur’Ali Elahi (1896-1974) qui a synthétisé et achevé la tradition des Ahl-e Haqq, les Fervents de Dieu. Voir dans La mort est une autre naissance, op. cit., la contribution de Jean During : « L’au-delà de la mort dans l’Islam. »
2 Malgré l’affirmation d’Hérodote attribuant aux Égyptiens la paternité du cycle posthume de la métempsychose, avec le retour sur terre de l’âme au bout de 3000 ans, les égyptologues officiels assurent ne trouver, dans tous les documents inspectés, aucune preuve de cette croyance. Certains vont jusqu’à certifier qu’il n’y a jamais eu de mystères initiatiques en Égypte avant l’influence grecque — ce qui est plus difficile à faire croire, vu que les initiés n’ont pas l’habitude de crier leur qualité sur les toits.
3 Par exemple, les croyances des Tlingit, étudiés par I. Stevenson, ont quelque chose qui s’apparente au bouddhisme : on a pu envisager une source possible en provenance d’Asie, par le détroit de Behring.
4 Imaginer que l’humanité ait attendu ce premier millénaire, et les yogis indiens de cette époque, pour découvrir les lois de son évolution a quelque chose d’inattendu pour un Oriental.
5 Contre Celse, III, 21, trad. Marcel Berret, Éditions du Cerf, Paris, 1968. Jésus lui-même a employé l’expression « ceux de l’extérieur » (hoi exô) en rappelant que pour ceux-là tout se passe en paraboles (Marc, 4, 11).
6 Littéralement : les ouï-dire exotériques (ce qu’on raconte aux profanes).
7 En particulier, le Phèdre, le Timée, le Phédon, la République.
8 La République, livre X 614 b-621 b., trad. Émile Chambry. Les Belles Lettres, Paris, 1948.
9 Ce génie (daimôn) est dit-on la personnification de la destinée. Dans un certain sens, il représente l’ensemble des tendances et des éléments psychiques (et même physiques) qui se ré-affirment dans la nouvelle personnalité, comme effets du karma passé, pour « programmer » le comportement et la vie de l’être réincarné.
10 Allusion inattendue aux étoiles. Platon croit-il vraiment que toute cette scène s’est passée sous terre ? En tout cas, le mythe rappelle le modèle théosophique : après le temps de repos et d’assimilation (le ciel des Grecs) l’Ego retrouve sa pleine liberté comme foyer de conscience universelle (les âmes, laissées un moment libres dans une prairie, vont contempler la structure de l’univers) et il a une vision prospective de sa vie future (l’âme « choisit » son lot). Finalement, l’Ego — souvent comparé, dans sa racine, à une étoile — « retombe » vers la terre, dans la prison du corps. L’étoile filante tombe du ciel, comme une sorte d’ange déchu.
11 Il est vrai que (sauf erreur) le pape Pie XI a exhorté les fidèles à être des « Réincarnations du Christ ». Paroles à interpréter symboliquement, on s’en doute.
12 Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs. Tome II, Les Belles Lettres, Paris, 1980.
13 Voir The Nag Hammadi Library in English, Harper and Row Publishers, San Francisco, 1977.
14 Voir Elaine Pagels, The Gnostic Gospels, Random House, New York, 1979.
15 Pistis Sophia, traduction du copte par E. Amelineau (1895), Édition Archè ; 1975.
16 Voir divers cas possibles de réincarnation passés en revue à la fin du livre (pp. 197 et sq.). En plusieurs endroits, l’auteur emploie le mot pythagoricien désignant la transmigration des âmes : metangismos, le transvasement en des corps différents.
17 Origène, Traité des Principes, trad. H. Crouzel et M. Simonetti, Les Éditions du Cerf, Paris, 1978, p. 367 (II, 9, 6-7).
18 On trouve la même explication dans Contre Celse, op. cit. (III, 1, 22, p. 137).
19 On retrouve ici une certaine vision cyclique du temps : Création, chute, épreuves, apocatastase. Origène entrevoit même clairement la possibilité d’autres créations avant ce monde et après lui. Dieu n’a donc pas commencé à œuvrer à l’heure de la création actuelle comme s’il ne l’avait jamais fait avant (Traité des Principes, op. cit., III, 5, 3; p. 223).
20 Origène rejette avec mépris la métempsychose (qu’il appelle métensomatose) : la chute des âmes dans le règne animal. Voir Contre Celse, I, 20 ; VIII, 30. Origène en propose une interprétation symbolique. Voir : Commentaire sur l’Évangile selon Matthieu (XI, ch. 17).
21 On ne serait pas surpris que l’« Esprit » d’Origène ait aidé Allan Kardec à élaborer son modèle. Les créatures raisonnables du grand théologien gardent leur libre arbitre actif dans tous les mondes qu’elles visitent : on trouve la même idée dans le spiritisme.
22 Pour consulter le texte original grec, avec la traduction latine, voir Enchiridion symbolorum definitionum et declarationum de rebus fidel et morum. Herder 1976 (36e édition) pp. 140-142. Dans ce texte on ne trouve pas le dixième anathématisme où le nom d’Origène est stipulé.
23 Conciliorum Ocumenicorum decreta, ed. Istituto per la scienza religiosa, Bologne, 1973, p. 106.
24 « Anathematismatorum in Originem textum non exhibemus : recentiores investigationes enim huic concilio ea non esse tribuenda demonstrant. »
25 Constantinople II et Constantinople III, F. X. Murphy et P. Sherwood, Éditions de l’Orante, Paris, 1974, pp. 108-109.
26 Origène n’a rien renié : il est mort des suites de tortures subies lors des persécutions contre les chrétiens par Decius, ce « tigre altéré de sang » maudit par le Polyeucte de Corneille.
27 Comme l’avait dit Aristote : « L’âme est la forme ou l’acte du corps dont c’est la nature de pouvoir vivre. »
28 Dans Luc (9, 7-9) la rumeur publique dit de Jésus : « C’est Jean qui s’est relevé d’entre les morts », ou « c’est Élie qui est apparu » ; ou encore « c’est un des anciens prophètes qui est ressuscité ». On pourrait penser : réincarné, pour une nouvelle mission.
29 Flavius Josèphe, Pharisien, rappelle à ses compatriotes, au moment de se rendre aux Romains, que l’âme de ceux qui endurent la vie et ne meurent qu’avec la volonté de Dieu, obtiennent la place la plus sainte au ciel… puis reviennent habiter de nouveau dans des corps saints (Guerre des Juifs, III, 374).
30 On a traduit parfois par l’Élie qui doit venir, en sous-entendant qu’il ne s’agit pas du prophète qui a jadis porté ce nom — peut-être parce que, enlevé vivant sur un char de feu, il ne pouvait renaître d’une femme (devra-t-il revenir sur le même véhicule ?). On suppose donc qu’il s’agit d’un Élie, nom générique de prophète, etc. Le texte grec n’est pas si tortueux : autos estin Hélias (lui-même est Élie) ho mellôn erchesthai (le-destiné-à-venir). La Vulgate dit, de même : Ipse est Elias qui venturus est.
31 Origène a envisagé l’hypothèse du transfert de la puissance d’un être dans un autre pour s’expliquer comment Hérode et d’autres avaient pu imaginer que Jésus pouvait être Jean-Baptiste revenu de chez les morts. Si l’on admet que c’est à cause de « l’esprit et de la puissance d’Élie », et non pour sa personne même, qu’il a été dit de Jean « lui-même est Élie qui doit venir », certains peuvent imaginer que Jean a transmis sa puissance à Jésus par le baptême, au point d’identifier Jésus à Jean. (Voir Commentaire sur l’Évangile selon Matthieu, op. cit. X, chap. 20).
32 Pistis Sophia, op. cit., p. 7.
33 On sait que, lors de la Transfiguration, Jésus a été vu aux côtés de Moïse et d’Élie. Cette scène s’est passée après la mort de Jean. L’âme d’Élie, libérée du corps de Jean, a pu ainsi se manifester dans sa puissance en la présence du Christ.
34 L’erreur spirite, op. cit., p. 244.
35 La notion de justice, dépouillée de tout sentimentalisme, n’implique pas vengeance d’un « Dieu jaloux », selon un modèle naïf de la religion, mais rétablissement d’un équilibre perturbé, pour maintenir l’harmonie du cosmos. Karma restaure, compense, corrige mais ne punit pas.
36 Les anthologies sur la réincarnation citent parmi les Pères qui ont adhéré à une forme ou l’autre de transmigration des âmes : saint Justin, saint Grégoire (l’Illuminateur), Lactance, saint Grégoire de Nysse, saint Augustin, Synesius, Némésius, etc. Ces personnages ont subi de quelque manière l’influence de l’hellénisme ou d’Origène.
37 Il y a bien des chances que ces problèmes d’actualité préoccupent aussi les autorités de l’Église romaine.
38 À condition, bien entendu, d’étendre la signification de vie spirituelle à une vie intérieure et extérieure tenant compte de l’Esprit, qu’elle soit vécue au sein d’une communauté religieuse, initiatique, etc., ou en dehors de tout cadre.
39 Si on excepte le monde arabe étendu jusqu’à l’Espagne, où ont fleuri par exemple les grands kabbalistes médiévaux.
40 The works of Benjamin Franklin, X, p. 174 (Ed. Jared Sparks, Boston, 1856).
41 Lettre citée dans The Journals of Ralph Waldo-Emerson (1909).