Jean-Louis Siémons
Réflexions sur la bhakti-dévotion selon la Gita

Dans la parabole de l’Enfant Prodigue, l’homme (qui est karmiquement un auto-exilé : il s’est éloigné du foyer du Père, pour « jouir » de son héritage), le malheureux démuni « se souvient du Père ». Il se met en route et, dès lors, « à tous moments se souvient du Père ». Il n’est plus seul dans son exil : il garde le Père « présent dans sa conscience »…

Gîtâ, VIII, 6

Quelle que soit la forme d’être (bhàva) qu’on tienne

dans sa pensée consciente (= smaran)

à la fin (de la vie), au moment de quitter le corps,

c’est à elle que l’on va,

si on est toujours absorbé dans cette forme (bhàva).

[sada = toujours – constamment]

D’où, VIII, 7

C’est pourquoi, à tous moments (de la vie)

souviens-toi de Moi (= garde-Moi présent dans ta conscience)

et lutte ! (= sois engagé dans ton dharma de chevalier).

Ton mental et ton intellect étant fixés en Moi,

à Moi vraiment tu iras, sans aucun doute.

Pour plus de détails, voir Gîta, IX : l’enseignement s’adresse à tous les humains sans distinction de condition particulière.

IX, 32

Quant à ceux qui prennent refuge en Moi,

fussent-ils de basse naissance, femmes,

Vaishya ou même Shudra,

eux aussi gagnent l’accès au sentier suprême.

IX, 26

Quoi que l’on M’offre avec dévotion – feuille, fleur, fruit, ou eau,

cette offrande d’amour d’un être au cœur pur

Je la reçois = J’en absorbe l’essence (ashnâmi =Je la « consomme »).

IX, 27

Ainsi, quoi que tu fasses, que tu manges (ashnâsi),

tu offres en sacrifice ou donnes, quelle que soi ta discipline (tapas)

fais tout cela comme une offrande à Moi (Madarpanam).

IX, 28

Ainsi, tu te libéreras des fruits (karmiques) bons ou mauvais

liens de l’action. Avec ton soi fermement discipliné dans le yoga

du renoncement, tu deviendras libéré (vimukta)

et tu M’atteindras.

Le Chapitre IX conclut :

IX, 34

Fais que ton mental ne soit occupé que de Moi

que ta bhakti – dévotion soit attachée à Moi seul.

A Moi offre tes sacrifices, à Moi toute ta révérence (#)

Ainsi, unissant ton soi à Moi, en yoga,

A Moi tu viendras

[(#) Que mon Nom soit « sanctifié », pour toi : cf. le Pater]

Ainsi se termine le Chapitre IX, qui traite de la démarche la plus intime dans le yoga :  » la science royale (vidyâ) et le souverain mystère  » (guhya = secret)

C’est la science du secret du don total de l’être au Dieu intérieur

Cf. encore IX, 29

Je suis le même dans tous les êtres

Nul n’est rejeté par Moi – ni (particulièrement) chéri (priya)

Mais ceux qui M’offrent tout de ce qu’ils sont,

de ce qu’ils ont, de ce qu’ils font

avec une bhakti authentique [bhajante]

Ils sont en Moi

et Moi aussi, Je suis en eux

(= C’est la communion totale = il n’y a plus de frontière, de séparation.)

D’où le conseil donné à Arjuna, le chevalier de la Gîtâ :

IX, 33

Toi, qui est là, (karmiquement) incorporé dans ce monde

impermanent, et semé de douleurs,

offre-toi à Moi.

[donne-toi à Moi = offre-Moi ta bhakti]

Ainsi, ce chapitre mobilise dans l’homme tout son pouvoir d’amour, d’engagement total, de renoncement à ce qui n’est pas l’idéal le plus élevé qu’il est capable de concevoir dans l’intelligence de son cœur, ainsi que son pouvoir d’action, avec toute la persévérance possible. Ainsi : un engagement total de tout ce qui fait la noblesse du chevalier. Mais, à qui (ou à quoi) devrait être offert cet engagement ?

En effet, à qui ?

– Pour un hindou, Vishnaïte : c’est le Dieu Krishna, adoré dans les temples qui lui sont consacrés. Un dieu personnel, attentif à répondre à ses dévots, ou bhaktas. Un vrai Père divin, à qui tout doit être offert. [Cela, du moins, dans la religion populaire].

– Pour un sage, métaphysicien, c’est le Divin dans ses formes qui peuvent aller du Parabrahm absolu, à une image ou l’autre du Logos, éternel dépositaire des archétypes de toutes les formes possibles des manifestations dans les Univers. « Père » qui déclenche le processus de l’apparition de la vie dans les formes, jusqu’au Logos cosmique, l‘Îshvara, ou le Seigneur de notre système solaire (le seul « dieu personnel » concevable pour T. Subba Row) qui préside aux destinées de tous les êtres, et dont un rayon (de sa lumière cosmique) se trouve même dans le cœur de chacun. La « bhakti » pour ce Logos supposera le vœu (pranidhâna) de servir la Volonté de ce Divin dans toutes les circonstances de la vie, de « s’élever vers Lui », etc.

–  Pour le disciple, c’est le Maître Instructeur, qui représente, d’une certaine façon, « l’Avatar », ou « l’incarnation » du Divin, ou son Messager sur la terre = l’homme « divin », qui prend en charge le chéla désireux d’être instruit, et élevé jusqu’à l’initiation. Ce divin Maître, humain (donc capable d’échanger directement avec son disciple) va révéler progressivement « la science royale et le souverain mystère » (Gîtâ, chap. IX), pour le « bien » de son chéla (Chap. XVIII, 64) « qui est cher à son cœur » (ibid.). Ici, la bhakti suppose la totale confiance dans l’initiateur, le service dévoué, l’abandon complet à ce Père spirituel, l’amour le plus pur, mais, aussi bien, l’engagement dans l’action au service de tous les êtres, dont le Maître donne l’exemple. Le disciple doit « tout » à son Maître, pour accéder à la naissance au Divin, donc : il doit « tout » lui offrir, pour que l’opération réussisse. La relation n’est pas « passive », bien entendu, puisque c’est le disciple qui fait les efforts nécessaires dans sa progression sur son sentier.

–  Pour l’homme du siècle, qui se pénètre de l’enseignement de la Gîtâ, « l’humble théosophe », qui n’a pas de Maître visible pour le conduire, ou l’éveiller, il y a toujours l’idéal du Maître de sagesse, prêché par H.P.B. et W.Q.J. D’où le conseil de « penser souvent à ce Maître », et même de « l’imaginer » comme un homme vivant à l’intérieur de soi-même. Mais, ici, il n’est pas sûr que Judge n’ait pas songé aussi à un autre Maître, évoqué par lui comme l' »Îshvara personnel » (dans l’Épitomé, p.175), identifié à « l’étincelle divine ». Ailleurs, (Notes sur la B.Gîtâ, p.76), Judge parle encore de « cette Déité qui est nous-mêmes »…le « Seigneur intérieur » (expliqué dans la note 29 comme « Îshvara la manifestation particulière de Brahma dans chaque être humain »).

Ailleurs (l’Épitomé, p. 176), cette Déité, plus ou moins identifiée à la « la Monade divine », risque (dans le cas extrême de « l’annihilation » de la personnalité d’une incarnation) de subir une « déception », en étant privée de son « véhicule choisi ». Avec ces mots couverts, on dirait bien que Judge identifie cet « Ishvara personnel » avec le Kumâra, qui a précisément choisi (il y a 18 millions d’années) d’éveiller la monade humaine, et continue d’illuminer de son rayon manasique son « véhicule choisi », à chaque nouvelle incarnation. Ailleurs encore, Judge évoque le même genre de déception (subie par le « Soi »), qui est sous-entendue quand il est dit que « la mort » « trompe l’attente du Soi » (Lettres qui m’ont aidé, p.61). Ce qui fait penser à une association effective entre deux entités conscientes, liées par une entreprise commune. On prêterait difficilement à un Logos cosmique un « choix » d’une monade particulière, ou un sentiment de « déception » subie dans une relation avec cette entité spécifique. Ici, B.P. Wadia a sans doute raison d’identifier « Krishna » avec le « Père Solaire », le « Régent Intérieur » de l’âme en évolution.

–  Finalement, l' »occultisme » de la Théosophie désigne clairement notre « Kumâra-Éveilleur », comme l’entité divine la plus proche de notre être intime – notre « Pair-Companion », le puissant témoin-relais (dans notre sphère) de l’Ishvara – Logos cosmique = notre « Ishvara personnel » (Peut-être vaudrait-il mieux dire notre « Ishvara individuel »- le rayon « individualisé » du grand Soleil qui illumine et soutient tout notre système solaire. Le Kumâra n’est pas un dieu personnel, bien qu’il tienne dans son aura toutes les personnalités où « s’incarne » le rayon de pur Manas qui les fait dépositaires des pouvoirs que le « Père » leur confère).

CONCLUSIONS POUR LA PRATIQUE DE LA VIE

Le conseil de Krishna (Gîtâ, VIII, 7) :

« A tous moments, souviens – toi de Moi

(garde-Moi présent dans ta conscience)

et lutte (adonne-toi à l’accomplissement de ton Dharma).

– souligne bien la nécessité de s’engager dans une vie extérieure, (comment pourrait-on, autrement, épuiser les effets du karma passé et construire les fondements d’une destinée collective sur la terre ?) Mais aussi la nécessité d’une vie intérieure qui va décider de tout, dès à présent, et en vue de la destinée divine de celui qui, pour le moment, est un chevalier agissant sur le champ de bataille de sa vie.

La « bhakti« – dévotion impose (lorsqu’elle est comprise dans son sens occulte) un changement radical dans la conscience, face à tous les défis de la vie.

Le chevalier n’est plus seul : il faut qu’il réfléchisse longuement sur cette vérité cardinale. « A tous moments » : qu’est-ce que cela implique ?

Dans la parabole de l’Enfant Prodigue, l’homme (qui est karmiquement un auto-exilé : il s’est éloigné du foyer du Père, pour « jouir » de son héritage), le malheureux démuni « se souvient du Père ». Il se met en route et, dès lors, « à tous moments se souvient du Père ». Il n’est plus seul dans son exil : il garde le Père « présent dans sa conscience »…

Avec la Gîtâ, ces paroles ne visent pas à « consoler » et « encourager » le pèlerin, sur le sentier du retour : elles insistent sur la Présence de l’Ego divin, vers lequel il faudrait se tourner pour « prendre ses ordres », recevoir son inspiration dans la conduite de l’existence. « A tous moments car, lui, ne fait jamais défaut, si le Fils fait vraiment appel au Père, pour être guidé de la façon la plus sage – non pour son bénéfice personnel, mais pour « incarner » sur terre quelque chose de la « Volonté divine de la Nature ».

Il faudrait lire et relire l’article de B.P. Wadia « Le Régent Intérieur » (C.T. N° 108), pour se pénétrer des idées qu’il propose, et en tirer des conclusions adaptées à soi-même. Point essentiel :  » découvrir notre Régent Immortel [« ce Dieu qui est en nous »], notre Soi, et aller ensuite dans le monde pour lui apporter le Royaume de Cieux « .

Pour le moment, le Seigneur intérieur est comme « endormi »- dominé qu’il est par l’influence « soporifique » d’un autre Seigneur, le Moi personnel, qui voit toute chose à travers ses yeux physiques et ses émotions fluctuantes. Bien sûr, nos livres mystiques, comme la Voix du Silence, ou la Lumière sur le Sentier, sont des aides précieuses pour changer radicalement cet état de choses, à condition (souvent) de bien déchiffrer leur langage occulte, ou ésotérique.

Ainsi, dans la Lumière sur le Sentier n’avions-nous pas, dès l’année 1885, une claire allusion à la présence en nous-mêmes du Régent, ou Maître intérieur – ce Kumâra divin à la racine de notre être individuel – dont la Doctrine Secrète ne parlerait, avec plus de détails, qu’en fin 1888 ? Comment un lecteur occidental pouvait-il interpréter, à l’époque, ce qu’il pouvait lire dans la seconde partie du livre (p. 22 et seq.) :

1. – « Tiens-toi à l’écart dans la bataille prochaine et, tout en combattant, ne sois pas le guerrier [= ne t’identifie pas à l »acteur », au guerrier, comme l’enseigne plus d’une fois la Gîtâ]

2. – Cherche le guerrier et laisse-le combattre en toi

3. – Prends ses ordres pour la bataille et suis-les

4. – Ne lui obéis pas comme s’il était un général [ou un dieu personnel extérieur…] mais comme s’il était toi-même, et comme si ses paroles étaient l’expression de tes désirs secrets ; car il est toi-même, quoique infiniment plus fort et plus sage que toi… Il est toi-même, bien que tu sois fini et sujet à erreur, Lui est éternel et sûr. Il est l’éternelle vérité. Une fois qu’il aura pénétré en toi, et sera devenu ton guerrier, il ne t’abandonnera plus jamais complètement, et au jour de la grande paix, il deviendra un avec toi (…) ».

« Au jour de la grande paix » = quand la bataille entre les deux pôles dans l’homme aura pris fin, le soi inférieur, qui aura fait alliance, complète et définitive, avec son Dieu intérieur, son Kumâra-Augoéidès divin, deviendra immortel, à son tour « un Dieu qui ne meurt pas ». En attendant, il faut reconnaître en soi la présence de ce « Krishna Guerrier » : il ne te reconnaîtra pas à moins que tu ne le connaisses. « Mais si tu ne le cherches pas, si tu passes sans le remarquer, il n’y aura plus de sauvegarde pour toi !!! » Ce sera la confusion fatale :  » ta vue et tes sens se troubleront, et tu ne reconnaîtras plus tes amis de tes ennemis ». On voit ici comment convergent vers un même enseignement des textes aussi différents que la Gîtâ et La Lumière sur le Sentier – sans oublier l’Évangile de Jésus (dans le Sermon sur la Montagne) :

– « Prendre les ordres du Père divin », « lui obéir…comme si ses paroles étaient l’expression de tes désirs secret ». N’est-ce pas affirmer, à chaque heure, « que ta volonté soit faite sur la terre comme au Ciel… » ? En se sentant étroitement proche de ce Père « éternel et sûr », « qui est toi-même, quoique infiniment plus fort et plus sage que toi… ». Non pas se plier à une volonté souveraine, extérieure, mais être en une telle communion avec ce Père-Kumâra que sa volonté soit aussi comme l’expression des désirs secrets de l’être qui aspire à ce genre de yoga (d’union) avec le Divin Compagnon, un yoga qui fait que « son Règne arrive »… pour de bon.

On retrouve ici la démarche secrète du « don total de l’être humain à son Dieu intérieur » – l’Amour donné, dans ce qu’il a de plus fort – l’Amour donné mais aussi reçu, dans un échange où disparaît toute distinction de donateur et de bénéficiaire. Au point que, dans cette fusion complète, « Il est en Moi et Moi aussi Je suis en lui » (pour paraphraser Gîtâ IX, 29) … « Il M’est excessivement cher ». [Gîtâ, XII, 20].

Reste (si l’on peut dire) la gestion de la vie quotidienne. Bien sûr, les paroles de Krishna (en VIII, 7) indiquent la nécessité de la méditation qui ramènera l’image du Dieu intérieur, le plus souvent possible (à défaut de « constamment ») dans le champ de la conscience du pèlerin. On trouve beaucoup d’encouragement dans ce sens, en de nombreux passages de notre littérature théosophique (dûs, en particulier, à la plume de Judge, mais aussi, bien sûr, de B.P. Wadia, par exemple, dans les Extraits de Lettres Inédites).

L’idéal serait que la voix intérieure de la conscience éthique, ou de l’intuition spirituelle, se fasse entendre dans la conscience vigilante du chevalier, lui dictant à chaque instant « les ordres du guerrier ». En attendant que ce contact s’établisse de façon assez permanente, le chevalier doit se guider sur l’idéal du dharma qui s’impose à lui, dans l’optique, de la Gîtâ (chap. III et XVIII) :

– accomplir l’action perçue comme juste, à chaque instant, avec tous les moyens dont on dispose, dans le cadre karmique où l’on évolue, et cela, dans toute la mesure du possible, pour contribuer à l’harmonie dynamique du monde en évolution (cf. III, 25).

– cette action étant menée à bien « comme une offrande » par l’homme qui se considère comme serviteur de la Cause Universelle, et non comme un acteur, plein du sens de sa valeur et du mérite qui s’attache à tout ce qu’il fait, au prix de ses souffrances, parfois même au péril de sa vie – comme Arjuna sur son champ de bataille.

Comme le propose Judge (Notes sur la B.Gîtâ, pp. 75-76), « Nous n’avons rien à faire des résultats : il viendront d’eux-mêmes… [sinon] nous nous attachons aux conséquences et sommes ainsi liés par elles ». D’où l’idée d' »imiter la Déité qui, tout en agissant comme elle le fait dans la manifestation des univers, demeure en même temps dégagée de toutes les conséquences ».

Si nous y parvenons « nous devenons la Déité elle-même ». Belle perspective, que Judge relativise comme il suit : « …en suivant les ordres du Seigneur qui réside en nous, nous abandonnons toutes les actions sur l’autel, en lui laissant les conséquences… » Car en réalité, « nous sommes les instruments de cette Déité qui est nous même ».

Qui est cette « Déité » ? Et qui est ce « Seigneur intérieur » ? Judge ne donne pas de précision sur les termes employés. Sauf sa note 29 (p.76), déjà rapportée : « Îshvara : la manifestation particulière de Brahmâ dans chaque être humain ». On pourra lire cent fois cette note, sans se douter que Judge y évoque un secret occulte = le divin Kumâra dans chaque être humain. L’essentiel est d’accomplir « l’acte qui plait à ce Seigneur [intérieur] », c’est-à-dire « tel qu’il se présente, sans nul attachement à son résultat », et d’éviter  » l’acte qui lui déplait… celui que nous faisons en désirant en recueillir quelque résultat » [Judge dixit]. Ici encore, si on n’y prend pas garde, on risque de prêter à cet Îshvara des sentiments personnels, de frustration, de déception (comme soupçonné plus haut), voire d’attente d’une bonne chose ou d’un « plaisir ». Autant de métaphores, à ne pas prendre à la lettre, au risque de faire du « Seigneur intérieur » un dieu personnel.

Naturellement, si le Kumâra était un Maître humain incarné, il se réjouirait de voir son disciple s’attacher au pur dharma qui lui incombe, et serait inquiet de le voir s’en écarter, par ignorance ou égoïsme. Mais ce Père Solaire, en tant qu »‘individualité impersonnelle » (comme suggéré dans la Doctrine Secrète), n’a pas de telles réactions. Comme « substitut du Logos » dans la sphère humaine, il ne peut qu’inspirer le plus haut idéal à son Fils adoptif, et se trouver comme paralysé dans cette Volonté d’inspiration spirituelle, quand le Moi personnel se comporte comme un « geôlier », qui emprisonne son Dieu intérieur, victime de l’influence soporifique du « Fils prodigue », ignorant de l’exil où il se maintient lui-même. Pourtant, dès que ce Fils a pris conscience de l’existence salvatrice du Père, et qu’il s’attache à revenir vers son foyer profond, qui peut dire les miracles qui s’accompliront sur la voie du pèlerin qui vit l’amour de bhakti, malgré tous les faux pas et les oublis momentanés, causés par l’illusion du monde.

Encore quelques mots sur l’idée de « prendre refuge ». On la trouve évoquée dans la Gîtâ en de nombreux endroits, sous des mots différents (15 à 20 fois), la formule la plus classique utilisant le mot sharanam (II, 49 ; IX, 18 ; XVIII, 57, 62, 66). Le bouddhisme l’emploie aussi, dans les mots bien connus : « Buddham sharanam gacchami » = « je prends refuge dans le Bouddha » (etc…). L’idée mérite un peu de réflexion. Dans le langage courant, on pense au « refuge » comme un abri, un endroit sûr, où l’on échappe à tout danger, mais on peut lui trouver un sens bien plus large.

Dans le 3ème chapitre, Arjuna est d’abord invité à « prendre refuge dans le buddhi yoga« . Ce ne sera pas une fuite, pour mettre en sûreté sa petite personne, mais un choix délibéré, inspiré par la sagesse : pratiquer ce buddhi yoga ce sera prendre ses distances avec la vie sensorielle, et les turbulences qu’elle impose au mental, pour s’établir, par contre, d’une façon ferme, dans la discipline qui stabilise l’intelligence et le cœur, pour les tourner vers ce qui est le foyer permanent de la conscience (au-dessus des machineries astrales du Moi personnel). La même idée de « refuge » sera reprise en XVIII, 57, où il sera question de fixer constamment la pensée sur le Divin.

Bien sûr, dans la vie intérieure, « prendre refuge » ce n’est pas fuir la vie extérieure (comme on tenterait de le faire dans un monastère), c’est adhérer positivement à l’idéal spirituel qu’on a découvert, en tournant la conscience vers son pôle divin. On comprend bien qu’il ne peut y avoir de véritable « bhakti – dévotion » sans concevoir clairement, dans l’intelligence du cœur, ce à quoi on va offrir cette bhakti. Ainsi, « prendre refuge » impliquera une prise de conscience de la situation où l’on se trouve (un médecin dirait un « diagnostic » de l’état où l’on est) et du but que l’on se fixe maintenant (la « guérison » de ses maux et déséquilibres, avec la « santé » marquant l’épanouissement de l’être). D’où un acte de volonté et de foi : une démarche déterminée, utilisant le libre-arbitre éclairé de l’aspirant-yogi pour se mettre en route dans son pèlerinage vers l’Objet de sa démarche. Le motif de cette quête du « refuge » n’est pas la peur, le désir d’être « heureux », mais la sagesse. Souvent aussi, on attache au mot « refuge » (appliqué à un être vivant) l’idée de « Soutien« , de « Sauveur » : elle est courante en religion, avec une connotation personnelle. Le pauvre pécheur va « prendre refuge » dans le Christ ou le « Dieu de clémence« , pour échapper aux conséquences de ses péchés. On pourrait y songer dans les 2 dernières références de la Gitâ (XVIII, 62,66), mais le sens est très différent.

Dans la première, Arjuna apprend qu’il doit « prendre refuge dans Îshvara« , le Logos, qui maintient le système solaire en rotation. Ici encore, tout l’être doit se mobiliser (sarvabhavena = avec toutes ses facultés : Volonté, Intelligence, Foi et pouvoir d’Amour, tendues vers la forme la plus universelle du Divin, macrocosmique, dont le microcosme humain est une image, à son échelle). Cette quête de « refuge » n’est évidemment pas une fuite ; elle implique l’effacement de tout sens d’un Moi séparé (préoccupé généralement d’échapper au samsàra, pour gagner le nirvâna). A noter que ces versets (XVIII, 61, 62), centrés sur le Soi cosmique, ne font pas allusion à bhakti, mais à jnâna – sagesse suprême « plus secrète que tous les secrets ». Il faut donc réfléchir aux conséquences et y conformer sa démarche – librement. C’est l’allusion à la Loi Divine, qui « par sa grâce », va récompenser celui qui, précisément, conformera sa démarche à la Volonté de cette Loi Divine.

Bien différente est la dernière allusion au « refuge » à rechercher (v. 64-66). C’est une révélation, pleine d’Amour, faite par une entité divine à une entité humaine (« bien-aimée » de la première) et, en même temps, déclarée comme la plus secrète de toutes – la plus occulte (v. 66). Cette fois, il faut « prendre refuge en Moi » = à « Moi » tout offrir, tout abandonner, tout sacrifier, dans toute démarche, pensée, action, sacrifice, etc. Ce qui a déjà été annoncé en fin de chap. IX.

Il faudra « abandonner tout dharma » (toute règle imposée par les Veda et autres Écritures) dès lors que ce sera (comme dans La Lumière sur le Sentier) le dieu intérieur, le « guerrier » qui dictera le « dharma » (la conduite éthique) qui s’imposera au chevalier sur le champ de bataille de sa vie. Bien sûr, Krishna peut représenter ici l’Avatâr, le « Logos incarné », le Guru idéal, l’Initiateur (qui s’est dévoilé au chap. XI), mais rien n’empêche, après tout ce qui a été vu précédemment, de discerner en lui l’Éveilleur, le Kumâra, l’éternel Guru de l’âme humaine, l' »Initiateur des Initiés », comme l’a écrit H.P.B. En même temps, ce Maître qui, par compassion, s’est attaché à l’éveil complet du pèlerin, découvre à son protégé un aspect de son devoir suprême : prendre à cœur de transmettre ce « secret des secrets » aux individus également ouverts à la bhakti-dévotion. Le disciple, devenu à son tour « Éveilleur » pour relayer son Guru intime, sera mû par la plus haute forme de bhakti : il sera de loin le plus cher au Maître intérieur (XVIII, 69), car il rendra le plus haut service à la Cause divine – celle du « Mur Gardien » que La Voix du Silence nous a révélé.

Janvier 2008