(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 15 Juillet-Août 1984)
Dans la première partie de son étude, Dennis Boyes expliquait le pourquoi de la relaxation. Rappelons qu’il s’agit d’opérer une transformation du corps et du mental par une prise de conscience afin d’atteindre à l’état de vacuité. Ceci afin de se rapprocher de sa vraie nature qui n’est ni le corps ni le psychisme. Après cette première étape, Dennis Boyes nous montre le chemin vers un autre stade de recherche où, insensiblement, la relaxation se transforme en méditation. A ce moment, l’esprit n’est plus obnubilé par les objets extérieurs ou les pensées. L’obstacle qui bloque la méditation est éliminé et notre appartenance à l’univers ne passe plus par l’intermédiaire de références, d’opinions, etc. Division et dualité cessent de nous opprimer. Le méditant peut alors rester dans cette vacuité sans s’en évader, ni se définir.
Pendant la pratique d’une relaxation authentique l’on aboutit invariablement en une charnière où la relaxation se transforme spontanément en méditation. Cela est déjà le cas lorsqu’on s’établit dans une perception immédiate du corps, du souffle, etc., car alors l’esprit n’est plus obnubilé par les objets extérieurs ou par les pensées. Ainsi un obstacle important à la méditation est éliminé. Cependant cette charnière devient particulièrement évidente lorsque les sensations corporelles ont été suffisamment clarifiées jusqu’au point où la toute dernière des sensations se révèle, celle du vide. En effet cette expérience du vide est encore une sensation, et après seulement commence une dimension totalement nouvelle et différente, et qui n’est plus du corps ou du mental pensant. La méditation consiste alors à rester dans cette vacuité sans vouloir s’en évader ni se définir.
Certaines observations peuvent à ce moment-là être utiles au pratiquant et l’aider à ne pas systématiquement fuir le vide intérieur. Une observation précise de l’état du vide fait comprendre que ce dernier n’est pas en réalité ni autre ni différent de l’esprit lui-même ; la vacuité est perçue comme faisant partie intégrale de la conscience. Dès lors pourquoi fuir ce qui ne peut être renié ? L’élève se rend vite compte aussi que le vide dans l’esprit est une immense grâce, car non seulement il lui permet de transcender le corps et le mental mais aussi il lui donne la possibilité de sentir, de comprendre et de connaître. Quand l’esprit est encombré, « bouché » comme on dit, l’on est incapable de comprendre le nouveau, et puisque la vie est toujours neuve, nos réponses à ses provocations sont toujours mal-adaptées. L’on ne peut même pas sentir une fleur si l’esprit est préoccupé par autre chose. C’est donc la vacuité mentale qui offre la possibilité de sentir les choses directement, d’absorber les choses en soi et de les comprendre, d’être intimement un avec les choses et les connaître. L’état du vide confère les moyens d’unir la perception, l’acte de percevoir et l’objet de la perception, et lorsque le regard ne peut pas être différencié de la chose regardée alors toute forme de division et de dualité cesse. Toutes les spéculations philosophiques sur la dualité sont inutiles si l’on ne comprend pas pourquoi une division existe entre le regard et l’objet.
L’importance d’une prise de conscience immédiate
Habituellement notre perception du monde n’est jamais directe, mais toujours elle s’opère par l’intermédiaire de références, d’opinions, etc. Pourquoi en est-il ainsi ? C’est que ces références et ces opinions constituent notre préoccupation favorite, et en même temps elles nous procurent une impression de sécurité puisqu’elles fournissent des repères et des indices bien familiers, nous évitant ainsi de sortir des chemins battus. Enfin tous ces éléments qui s’interposent entre le regard et l’objet regardé nous installent davantage dans notre paresse mentale en nous dispensant de la nécessité de regarder de façon neuve, ce qui nous empêche de découvrir autre chose que ce que nous connaissons déjà.
Quels sont les résultats de cela ? Ce besoin d’intermédiaire pour regarder donne, dans la société, tous les systèmes hiérarchiques et toutes les différentes formes d’autorité qui s’interposent entre la base et le sommet, l’Etat et le peuple, Dieu et la congrégation, etc. Ce sont les systèmes hiérarchiques qui empêchent les hommes de se prendre en main et de s’auto-gérer. L’auto-gestion est inconcevable tant que les hommes n’arrivent pas à observer la vie sans intermédiaires, qui comprennent les idéologies de toutes sortes.
L’on comprend alors pourquoi il est si important dans le yoga et dans la relaxation de travailler la qualité de la prise de conscience afin de la rendre silencieuse. Ce travail consiste à découvrir en soi à la fois le maître et l’élève, le maître étant la capacité d’observer de manière directe, alors que l’élève en nous est constitué par les innombrables états physiques et mentaux, comme les contractions, la peur, etc. C’est ce que proposent les méthodes de relaxation. L’élève devient capable alors de porter un regard neutre sur ses propres manifestations corporelles et psychiques, et selon la nature de ces dernières (inertie, agitation ou clarté), il apprend à connaître ses propres besoins et à choisir la ou les techniques appropriées (stimulantes, calmantes, équilibrantes).
De cette manière le pratiquant parvient à s’auto-gérer dans la pratique, puisque lui seul est apte à savoir quels sont ses états et, par conséquent, ses besoins. L’auto-gestion dans la pratique du yoga aide chacun à trouver sa voie propre dans l’existence (dharma), à ne plus vivre par imitation et à oser faire ce que lui dit sa nécessité intérieure, même si cela paraît de la folie aux yeux des autres. L’on devient ainsi de moins en moins dépendant des systèmes, et ce serait un premier pas vers l’auto-gestion sociale.
Encore une fois, pourquoi projetons-nous des mots, des images et des concepts sur le monde des objets et aussi sur nous-mêmes ? Nous avons peur du changement puisqu’il prouve que la sécurité n’existe pas, et parce que rien n’échappe au changement nous faisons des efforts désespérés pour fixer dans l’immuabilité les choses, les autres et nous-mêmes. Nous le faisons avec des projections, verbales, conceptuelles et imaginatives. Par exemple, le mot « ma femme » fige la femme dans une image qui ne se modifie plus. Cette fixation tue la relation en empêchant toute découverte ultérieure. Pour éviter une telle situation, il est nécessaire de se remettre en question constamment tout en repoussant les habitudes et la manière mécanique d’agir.
Accepter que tout se modifie fait partie de la méditation. Il est facile à comprendre alors pourquoi, lorsque nous cherchons à nous comprendre nous-mêmes, il est nécessaire de rendre la nature de nos relations consciente au maximum, car c’est au niveau des relations que jouent les mécanismes du moi. Nous pouvons observer ces derniers au sein de nos rapports. L’on comprend pourquoi aussi, dans la pratique de la relaxation, il est si important de prendre conscience des sensations sans réagir envers elles, c’est-à-dire sans les qualifier de bonnes ou mauvaises, d’agréables ou de désagréables, et sans les verbaliser.
Du moment qu’on les qualifie, l’on va commencer à les trier, les choisir et les censurer, ce qui empêche de les connaître telles qu’elles sont dans leur nature propre. Il ne s’agit pas, dans la relaxation, d’être à la recherche de sensations particulières, ni de repousser celles qui sont habituellement considérées comme déplaisantes. De même aucune traduction ni interprétation ne doit avoir lieu à propos des sensations.
En quoi consiste encore le sommeil yogique ?
La relaxation dont il est question ici consiste à s’éveiller au-delà du courant habituel des images et des pensées. Il en est ainsi pour de nombreuses raisons, d’abord parce que la pensée fait partie du rêve qui nous enveloppe tous et par lequel nous sommes fascinés. S’éveiller yogiquement, c’est cesser de rêver au niveau des pensées. C’est la même pensée qui fabrique nos rêves quand nous dormons et qui agite nos esprits quand nous croyons être réveillés. La pensée est peut-être plus rationnelle et davantage structurée pendant l’état de veille que pendant celui du rêve, mais la différence fondamentale est bien maigre, sinon inexistante. Voilà pourquoi il est écrit dans les textes religieux qu’il est nécessaire d’être né une deuxième fois, de s’éveiller de nouveau.
L’homme enfermé dans ses pensées est entièrement isolé du monde et de la réalité. C’est que la pensée nous rend complètement insensibles à ce qui se passe autour de nous et en nous, si bien que dans cet état nous ne sentons même pas ce que nous mangeons et les caractéristiques de l’environnement passent inaperçues. Voilà la raison pour laquelle le yoga ne doit jamais devenir un processus d’isolement, qui n’a rien à voir avec la solitude. L’on peut être physiquement seul sans être mentalement isolé ; la différence est capitale. La relaxation doit alors nous rendre sensibles et nous mettre en rapport avec la réalité des choses, et non pas nous enfermer dans un cocon tissé de chimères et d’ambiances privées (hélas c’est souvent ce que l’on en fait, et les « bouffeurs d’ambiances » dans ce domaine ne manquent pas).
La pensée est un fonctionnement tout mécanique (2+2=4), et cela même à tous les niveaux ; elle répète à longueur de temps, agilement ou paresseusement, les mêmes histoires vieilles comme le monde. C’est un fait ; ce n’est pas la peine de s’en indigner.
Sans aucun doute c’est pour cela que l’on dit que l’intelligence fonctionne entre les lignes, celles-ci étant invariablement sclérosées. La pensée est par excellence l’outil du conditionnement, on le sait, mais on sait moins qu’elle ne peut guère servir de moyen pour déconditionner l’être humain, quoi qu’en disent les politiciens et les révolutionnaires.
Les besoins d’une transformation et d’un renouveau sont bien trop profonds pour que la pensée puisse les effectuer, elle qui sait gratter seulement à la surface des choses.
C’est bien pour cela d’ailleurs que le monde ne change pas radicalement. Les seuls changements que la pensée est capable de produire restent enfermés dans les mêmes systèmes.
La pensée est facteur de division ; elle divise l’homme à l’intérieur de lui-même, et elle divise la société en « ismes » et en idéologies. Par conséquent elle ne peut en aucun cas résoudre les problèmes fondamentaux de l’existence, tels la guerre et les rivalités internationales. Nous avons besoin de découvrir une manière de voir et d’agir qui ne soit pas le résultat de la pensée, d’où l’importance de comprendre la signification du yoga à notre époque.
La pensée nous maintient prisonniers du passé, et nous fait fuir dans le futur. Les deux baignent dans l’irréel, puisque la seule réalité possible est celle de l’instant présent.
Ainsi la pensée nous empêche d’être dans la réalité ; elle voile cette dernière avec l’illusion de la continuité et les vaines espérances du rêve.