(Revue La pensée Soufie. No 3. 1981)
(Extrait de l’éditorial. Le titre est de 3e Millénaire
Lorsque le Cheikh Abou Median CHADELI (que la paix soit sur lui) arriva en vue de Tlemcen, précédé d’une vaste réputation d’éloquence, de science et de piété, il trouva une députation de notables de la ville obstruant sa route. Ces gens avaient pour mission de le persuader – avec tous les ménagements possibles – de diriger ses babouches ailleurs.
C’est que les autorités religieuses ne voyaient point arriver à Tlemcen cet individu d’un très bon œil. Peut-être ces gens-là se disaient-ils entr’eux que l’on n’avait que faire d’une célébrité d’outre-mer (le cheikh était Andalou), alors qu’on possédait ici à Tlemcen des talents, moindres il est vrai, mais bien de chez nous et qui suffisaient à assurer bon an, mal an, la pureté du dogme et le salut des âmes ? Par ailleurs, le bonhomme n’était-il pas Soufi ? Et avec cette engeance, toujours plus ou moins possédée par la manie contestataire, savait-on quel miasme d’hérésie l’on acceptait dans sa maison ? Peut-être aussi les autorités religieuses, les oulémas, craignaient-ils que les vertus de ce spirituel ne portassent ombrage au confort de leur situation ? Allez savoir.
Il faut dire qu’on était en ce sixième siècle de l’Hégire (c’est-à-dire vers l’an Onze-Cent et quelques douzaines) où la concurrence était rude en terre d’Islam parmi les hommes de science et d’éloquence religieuses. Bien appuyés sur le Droit Canon, la Sounna et l’Alcoran, l’on discutait à perdre haleine et l’on cherchait ainsi à se hisser, l’un repoussant l’autre, sur le podium de l’influence sociale et politique.
Bref, voici nos délégués face à face avec l’encombrant personnage. Soucieux de sauvegarder au moins les apparences, les Tlemcenois apportaient du lait pour honorer, nourrir, désaltérer le cheikh et ses quelques compagnons. Mais ils avaient eu soin de remplir à ras bord la jatte qu’ils présentèrent à Abou Median afin de pouvoir aussi lui tenir (à peu près) ce rusé discours : « Ah ! que Tlemcen serait heureuse, ô précieux Cheikh, de vous abriter à demeure dans ses murs ! Et comme nous-mêmes serions honorés si nous pouvions vous accueillir dans nos discussions savantes ! Hélas, hélas ! Voyez cette jatte : une seule goutte de plus et elle déborderait. Comment pourrait-on y ajouter une autre jatte, une tasse Telle ? C’est l’image de notre situation, honorable Collègue, Tlemcen est pleine à déborder d’hommes d’Éloquence. Le plus obscur Docteur n’y trouverait plus trois clients. À vous, si célèbre nous rougirions d’offrir une situation qui ne pourrait être, en tout état de cause, que . . . etc. etc. » Cependant, le cheikh ne répondant rien, ils tentèrent de conclure leur palabre : « Voyez notre confusion, vénéré Collègue, et comprenez que Tlemcen tout entière est profondément navrée de ne pouvoir vous accueillir à demeure . . . »
Alors l’on vit ceci : sans se départir de son silence ni de son calme, le Soufi plongea la main dans son vêtement et en retira quelques pétales de roses dont il saupoudra la jatte avec délicatesse. Les pétales flottèrent. La jatte ne déborda point.
La chronique ajoute que ce n’était pas la saison des roses ; que d’ailleurs les roses ne poussaient ni dans la région ni alentour ; qu’Allah (louée soit Sa miséricorde) avait donc voulu montrer Sa faveur éclatante à Abou Médian par ce miracle, tout en administrant une leçon d’humilité aux gens de Tlemcen, trop pleins d’eux-mêmes et trop attachés à la lettre. Car ce geste signifiait, aux yeux de ses interlocuteurs même les plus obtus, qu’il n’était pas venu grossir leur cohorte, mais que son arrivée, à l’instar de ces inattendus pétales, présageait bien davantage que des pieuses prédications.
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On demandera peut-être ce que vient faire dans LA PENSEE SOUFIE cette édifiante, vieillotte et un peu poussiéreuse histoire. Nous vivons dans une autre partie du globe ; les temps ont changé ; les miracles ne passionnent plus grand monde (avec la navette spatiale Columbia, on vient de faire plus fort) ; le podium de l’influence sociale et politique est généralement occupé (malgré une exception notoire et probablement éphémère) par de tous autres sires que par d’honorables personnalités religieuses ; et les soucis de nos élites pensantes les portent aux antipodes de leurs lointains prédécesseurs.
Mais la leçon ne me paraît pas si vieillotte. Foisonnent aujourd’hui dans nos murs, en effet, les écoles de méditation et les centres de yoga. Il n’est petite ville qui n’a les siens. Et il y en a pour tous les goûts et tous les tempéraments. Vous pourrez y apprendre les bonnes recettes sous la direction de Maîtres dont certains sont compétents. Il y a des lieux de méditation d’inspiration bouddhiste, hindoue, soufie ; ou néo-bouddhiste, néo-hindoue, néo-soufie. Il y a aussi les méthodes issues de la psychiatrie où vous pourrez suivre une psychothérapie de groupe ; et j’en passe.
Bref, avec Dieu ou sans Dieu on peut vous initier à une discipline qui éventuellement vous servira à vous sentir mieux dans votre peau, à être plus en harmonie avec vos nerfs, ou bien à atteindre, selon le jargon en cours « un mode relationnel plus gratifiant » avec vos semblables. Et même à trouver une forme de religion qui vous satisfasse plus authentiquement – au besoin en rentrant dans la vôtre par une autre porte.
À ces activités il n’y a pas de mal ; elles atteignent parfois leur but. Seulement la spiritualité est autre chose. Et elle ne fait pas double emploi avec ce qui précède, comme l’enseigne l’anecdote des pétales de roses d’Abou Médian flottant sur le lait.
La spiritualité c’est la rencontre avec l’Esprit, et l’Esprit souffle où il veut, pas nécessairement là où l’on s’en réclame. L’Esprit vivifie, c’est-à-dire qu’il apporte toujours un air neuf, inattendu. Au besoin l’Esprit bouscule nos chers petits conformismes, les vérités que nous croyons tenir (« comme une brique », disait Hazrat Inayat) ; en bref, l’Esprit c’est toujours Autre Chose ; un Autre Chose qui nous comble et en même temps nous demande un effort de réajustement, de dépassement, d’adaptation.
Nulle rencontre avec l’Esprit n’est plus exemplaire que l’éblouissement de Saul de Tarse, le futur Saint Paul, au chemin de Damas. L’Esprit lui apparut sous l’aspect même de Celui qu’il avait combattu jusqu’à ce jour et dont il se préparait à persécuter à mort la communauté naissante, de Celui qu’il considérait comme l’incarnation de l’erreur et de l’hérésie. « Je suis ce Jésus que tu persécutes. Il te sera dur de regimber contre l’aiguillon. » On sait que Paul s’en écroula sur place et resta trois jours aveugle, jusqu’à ce qu’Ananias lui imposât les mains (Actes des Apôtres IX : 5- 19).
Personne ne peut forcer l’Esprit à souffler chez lui. Mais nous pouvons toujours nous efforcer aux deux conditions préalables à Sa rencontre : garder un esprit ouvert et nous refaire un cœur d’enfant.
La première condition est remplie en cultivant la bienveillance. La bienveillance envers tous les autres, toutes les institutions, toutes les opinions. Car c’est seulement la bienveillance qui peut nous ouvrir a ce qu’il y a de meilleur en chacun. La seconde consiste à préserver la réceptivité du cœur par l’art du repos, autrement dit par l’art du silence et de la tranquillité.
Ceci est dans la droite ligne des enseignements soufis. Mais les enseignements soufis n’apportent pas la spiritualité. Ils ne sauraient avoir cette prétention. Aucun enseignement, aucune philosophie, aucune religion ne peut apporter la spiritualité. Ils ne peuvent au mieux qu’en susciter les conditions préalables ; ils ne peuvent au mieux que nous préparer à accueillir l’Esprit, s’Il daigne venir à nous, que nous donner les moyens de le reconnaître s’Il se présente à nos yeux sous un accoutrement que nous n’attendions guère – ce qui est souvent le cas.
La bienveillance, l’art du repos . . . fort bien. Mais est-ce un enseignement bien pratique à suivre dans notre époque échevelée, galopante ? La bienveillance, dans ce monde de violence et de duperie croissantes ! Mais n’est-ce pas le meilleur moyen de tomber dans tous les pièges qu’il nous tend ? Et le repos, la tranquillité alors que tout alentour nous oblige à être chaque jour plus compétitifs, à nous mobiliser à fond pour donner constamment le maximum d’efforts à notre profession, à notre train de vie ?
Or, la bienveillance n’a pas besoin d’être stupide. La bienveillance n’exclut pas le discernement. Elle doit nous permettre de garder le contact avec le meilleur d’un être sans l’autoriser à mettre la main sur nous. C’est un art, certes, et un art difficile, mais qui en vaut la peine. Et en l’absence de bienveillance, n’avons-nous pas tendance à rejeter en bloc une personne, une institution, une opinion, dès lors que nous y trouvons la moindre chose qui nous heurte et nous déplaît ? C’est une grande faiblesse. Car nul et rien n’étant parfait sous le soleil, nous serions en danger de finir notre existence ayant récusé le monde entier. Ce serait une bien triste fin et nous aurions à jamais perdu nos chances de rencontrer l’Esprit.
Quant à l’art du repos il réclame discipline et sacrifice. Mais il en vaut la peine lui aussi, car c’est la seule chose qui nous permette de jouir vraiment du monde. Croyez-vous que ce soit l’agité qui jouisse du monde ? Il ne le connaît même pas. Il ne l’a pas vu. Il meurt sans avoir joui du spectacle, et il en a encore moins saisi le sens. Au contraire, c’est la chance de l’être paisible d’observer le monde à fond. On serait presque tenté de dire : de l’absorber, puis de le digérer ; autrement dit de le comprendre.
Et la bienveillance alliée à une attitude paisible donne cette douceur du caractère dont le Christ a dit dans les Béatitudes : « Heureux les débonnaires, car ils hériteront de la terre. »
Très profonde parole et qui n’est généralement pas comprise. Car hériter de la terre de cette façon-là, c’est aussi une manière de rencontrer l’Esprit.
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« Mais » – diront les lecteurs soufis – « »vous ne nous avez pas parié du Message d’Inayat Khan dans cet Editorial . »
Le Message est l’annonce et la promesse de l’Esprit. Celui qui ne cultive pas son esprit et son cœur, quel accès au Message peut-il revendiquer ? Quel sera son partage ? Et celui qui cultiverait son esprit et son cœur sans le tourner vers le Message, vers la promesse de l’Esprit, dans quelle direction irait-il ?
Le Message mérite que l’on y réfléchisse avant d’en parler, avant de s’en faire le propagandiste. Faute de quoi l’on prononcerait des paroles vides de sens.