Marie-Magdeleine Davy
Roger Godel, esquisse d'un portrait et d'une pensée

Un texte écrit par le Dr Godel — à propos du sage indien, libéré vivant (jivan mukta) — peut être repris à son propos: « N’espérons pas pouvoir donner de cet homme une définition exhaustive ni même adéquate. Ouvrons seulement sur lui une perspective: certain aspect se laisse déceler. Vis-à-vis de nous, c’est un évocateur d’effets catalytiques et de transmutations. A part cela, selon les apparences, un homme semblable à nous. Peut-être aussi un être bénéfique au travers duquel nous pouvons interroger notre plus profonde intériorité, miroir de vérité secrète. »

(Revue Synthèses. No 200. Janvier 1963)

« Pour ma part du moins, Messieurs, dit Alcibiade, si je ne devais pas ainsi achever de me faire passer pour ivre, je vous raconterais sous la foi du serment, les impressions qu’ont faites sur moi, précisément, les discours de cet homme : impressions que je ressens même encore à présent »

Platon, Le Banquet, 215 d.

R. Linssen et MM Davy entourant Mme Alice Godel

Parler d’un homme, c’est le plus souvent tenter de le situer, de le localiser en quelque sorte dans le temps et dans l’espace. Si cet homme est un savant ou un philosophe, la façon la plus rassurante de l’aborder est d’évoquer ses maîtres, de préciser de quels systèmes religieux et politiques il dépend, d’ébaucher enfin la méthode qui fut la sienne. Un tel procédé apaise la curiosité du vulgaire mais ne saurait satisfaire l’esprit. Il existe des visages dont il est impossible de faire le tour; vouloir les circonscrire c’est risquer pour autant de fausser leur traits.

Un texte écrit par le Dr Godel — à propos du sage indien, libéré vivant (jivan mukta) — peut être repris à son propos: « N’espérons pas pouvoir donner de cet homme une définition exhaustive ni même adéquate. Ouvrons seulement sur lui une perspective: certain aspect se laisse déceler. Vis-à-vis de nous, c’est un évocateur d’effets catalytiques et de transmutations. A part cela, selon les apparences, un homme semblable à nous. Peut-être aussi un être bénéfique au travers duquel nous pouvons interroger notre plus profonde intériorité, miroir de vérité secrète. » [1]

Né à Londres en 1898 de parents français. Il y passe son enfance avant d’entrer au lycée de Grenoble pour faire ses études secondaires. Cette première initiation est précieuse, elle lui permettra de profiter avec aisance d’une double tradition: française et anglo-saxonne. Il conservera de ces années passées en Angleterre le sens de la discipline et d’une éducation raffinée.

La guerre de 1914 l’arrache à ses études. Il s’engage. Cette guerre crée pour lui la possibilité de maintes expériences, car elle le jette dans le concret, face à face avec la souffrance et la mort, dans une promiscuité d’hommes issus de toute condition sociale. Le Dr Godel devra à ces dures années d’adolescence d’avoir pu échapper à une vie trop uniquement intellectuelle, et par conséquent située en marge du réel. Tandis que la majorité des jeunes gens préparent leur philosophie au lycée, le jeune Roger Godel, qui a emporté ses livres au front, travaille dans les tranchées sans autre maître que sa propre réflexion. Les études classiques avaient fait naître en lui un amour véhément pour la pensée grecque. Les dialogues de Platon devinrent le sujet préféré de ses méditations. Il comprenait les raisons qui avaient poussé Socrate à combattre à Délion, à Potidée, à Amphiopolis. Lui aussi il acceptait la guerre sans aucune haine, soucieux seulement de répondre à son devoir.

La guerre terminée, le choix d’une profession s’impose. Après avoir hésité entre l’École Normale Supérieure qui lui permettrait de poursuivre ses études grecques et la Faculté de Médecine, Roger Godel opte pour les sciences médicales. Les raisons de son choix furent claires: le contact humain, l’aide constante apportée à autrui le séduisirent. Il écrira: « L’homme malade est un livre ouvert dans lequel il nous est donné d’apprendre. » Tout en poursuivant sa carrière et ses recherches biologiques, le Dr Godel continue ses études helléniques; plus encore, il les élargit toujours davantage dans le sens de la philosophie et de l’histoire des religions. Chef de Clinique à la Faculté de Paris (1928), Professeur à la Faculté Française de Médecine à Beyrouth (Liban), il est nommé Médecin-chef de l’Hôpital de la Cie du Canal de Suez en Égypte (1930). Ce poste offre un double intérêt: l’hôpital comprend un équipement très moderne, en outre il reçoit des individus les plus divers sur le plan des races, des religions, des milieux sociaux. L’expérience que le Dr Godel doit à cet hôpital et à son rôle dans celui-ci va lui permettre de dépasser la seule observation clinique. Ainsi l’expérience du Dr Godel grandit, elle s’accomplit grâce à son propre engagement dans l’existence quotidienne; elle provient aussi de ses rapports avec ses malades et les médecins qui l’entourent. A travers toutes ces rencontres la question née chez le jeune Roger Godel durant ses études classiques se formule de plus en plus nettement: « Qu’est-ce que l’homme ? »

Son expérience vivante sera la réponse au problème posé.

Le savoir du Dr Roger Godel était immense. Il avait de la culture grecque une profonde connaissance. Cette pensée exerça toujours sur lui un attrait dominant. Ses travaux, l’orientation de ses études le prouvent. Par ailleurs, il connaissait parfaitement les pensées indiennes et chrétiennes. Cependant, le rattacher à un système serait erroné. N’en déplaise aux amateurs d’étiquettes soucieux de la facilité, le Dr Godel présente avant tout une expérience: la sienne. C’est donc de cette expérience vivante qu’il s’agit de parler pour tenter d’évoquer son visage.

Ce propos d’ailleurs ne prétend pas être complet. Il ne s’agit pas de présenter ici une étude exhaustive ou de considérer une pensée dans ses principales articulations. Mon projet est plutôt d’offrir au lecteur des réflexions nées au contact d’un homme épris de sagesse et pourvu d’un extraordinaire pouvoir: celui de provoquer chez autrui un amour des réalités les plus hautes et de s’orienter définitivement vers elles. Rencontrer un homme vivant sa propre expérience spirituelle est une grâce des dieux, il est bien naturel d’en témoigner.

Le Dr Godel créait un climat, ou mieux un paysage dont la lumière rayonnait sur ses amis et interlocuteurs. Sa présence était à la fois légère et dense; légère car elle ne pesait pas, dense du fait même de sa qualité. Un autre facteur mérite d’être mentionné en raison de sa rareté et de son importance. Il ne souhaitait point qu’on s’attachât à lui, il ne voulait point enseigner ses propres voies. I1 vivait une expérience spirituelle et en parlait d’une façon impersonnelle. Par là même il tirait autrui de son sommeil, il éveillait. Et l’être, en sortant de ses phantasmes, s’attachait non pas à son éducateur mais à la sagesse qu’il voyait vivre. Qu’un homme se libère de ses conditionnements, qu’il devienne atemporel, ceux qui le côtoient et sont ses bénéficiaires s’ouvrent à l’éternité; l’expérience spirituelle devient ainsi une expérience d’immortalité.

Le sage donne un choc, il met la main sur l’épaule du dormeur, aimait à dire le Dr Godel. Mais le véritable instructeur ne se situe pas à l’extérieur, c’est la sagesse elle-même, et cette sagesse se trouve en chaque homme; son pouvoir est illimité. Le Dr Godel renvoyait ses auditeurs à eux-mêmes, les priant — tel Socrate — de prendre soin d’eux afin de découvrir la connaissance implicite que tout être porte en lui. C’était là sa façon de provoquer une croissance, de faire mûrir.

L’interlocuteur éprouvait en lui-même cette modification que le jivan-mukta crée autour de lui. Celui-ci « dispose d’un pouvoir singulier à l’égard des êtres qui s’ouvrent à son influence et demeurent réceptifs. Il semble induire un champ d’énergie en eux, qui oriente tous les dynamismes vers le centre » [2]. En fait, le Dr Godel ne suggérait rien, il n’influençait pas: il éveillait à la conscience de soi, c’est-à-dire à la conscience de la nature humaine qui est une nature impérissable « dont l’existence est éternelle, étrangère à la génération comme à la corruption » (Banquet, 211 a). L’être renvoyé à son intériorité, sortait de son sommeil.

L’expérience spirituelle réalisée par le Dr Godel ne relève d’aucun dogme, n’appartient à aucune église. Ce qu’il dit du sage indien s’applique parfaitement à lui-même. « C’est dans sa nature d’homme qu’il est établi immuablement. » Ceux qui appartiennent à une forme religieuse précise et qui pensent posséder la vérité considèrent le plus souvent ceux qui ne partagent pas leurs convictions comme des adversaires. Le fanatisme est rarement surmonté. Quand il ne s’exerce point, il est remplacé par une sorte de compassion. C’est souvent une façon de se donner bonne conscience sans pour autant dépasser les oppositions nées des comparaisons toujours infirmes. Le Dr Godel était essentiellement compréhensif, acceptant sans difficulté la position d’autrui, partant de cette position pour mieux aider son interlocuteur. Ainsi à son contact un chrétien devenait plus profondément chrétien. Brusquer une évolution religieuse, provoquer un abandon lui seraient apparu comparables à un crime. Il respectait la foi de chacun. Cela on ne pourra jamais suffisamment l’affirmer. Toutefois, la réalité ultime lui semblait rigoureusement indépendante des religions, la réalité se trouvant dans la nature de l’homme, répondant à sa condition d’homme.

Précisant les qualités requises par les véritables chercheurs, il dira: « L’expérimentation en métaphysique ne s’ouvre pas à tout venant et sans entraînement préalable. L’esprit de l’étudiant doit être aussi souple qu’acéré, vigil sans tension ni effort. Conscient au maximum du principe de complémentarité qui domine la phénoménologie, conscient de l’aspect relativiste de toute position prise dans la psyché. Libre autant que possible de l’emprise des formules, affranchi de dogmatisme. Surtout capable de se laisser absorber et assimiler en totalité, à l’instant propice, par la pureté de l’expérience, tout en demeurant pleinement lucide. » [3]

Un tel état de conscience suppose un immense détachement dont peu d’hommes encore sont sans doute capables.

Ceux qui — à propos de la pensée du Dr Godel — parleraient de syncrétisme se tromperaient totalement. Le problème est tout autre. Pour Roger Godel l’homme est appelé à prendre conscience de soi; qu’il se connaisse, qu’il appréhende sa nature, le voici désormais situé dans une voie juste. L’important n’est pas qu’il soit bouddhiste, chrétien ou adepte d’une forme religieuse; ce qui est fondamental pour l’homme épris de valeurs spirituelles est de coïncider avec sa nature. La nature d’homme — on ne saurait trop le répéter pour exposer fidèlement la pensée du Dr Godel — comporte nécessairement l’expérience spirituelle. Il est dans la nature de l’homme d’être fils de lumière, enfant de l’éternité. En un mot: il est dans la nature de l’homme de se réaliser, c’est-à-dire de pouvoir devenir un libéré vivant.

Nous avons insisté sur cette position du Dr Godel afin de ne pas avoir à y revenir. Il convient, pour ne pas fausser notre propos, de ne point l’oublier. C’est en partant de la nature même de l’homme que le Dr Godel aborde en médecin, savant et psychologue le problème de l’homme, du monde, de l’amour et de la mort. Il aimera à répéter — et d’ailleurs il a souvent eu l’occasion de l’écrire — qu’il y eut des hommes libérés dans toutes les traditions tant en Occident qu’en Orient. Il citait Sainte Thérèse d’Avila, Saint Jean de la Croix et tout particulièrement Maître Eckhart, Socrate, Shankara Sharya, Lao-Tseu. L’itinéraire suivi dans un monde intérieur, ouvert jusqu’ici aux mystiques et refusé le plus souvent aux hommes de science, se présente actuellement dans une nouvelle lumière. Son accès apparaît ainsi rigoureusement neuf. C’est dans ce cas, et dans ce cas seulement, qu’il est possible de parler de la notion dévolution à propos du Dr Godel. La nature humaine n’évolue pas, mais l’homme moderne prend une nouvelle conscience de sa nature. L’évolution se situe dans les moyens d’appréhension, uniquement dans ceux-ci. Il est donc évident qu’aucune comparaison ne peut s’établir entre Roger Godel et Pierre Teilhard de Chardin; rien n’est analogue dans leurs conceptions. Leurs points de départ et d’arrivée sont absolument différents. Créer entre eux des contacts ou des rapports serait faire preuve d’imagination ou d’ignorance.

L’originalité de la pensée du Dr Godel est, en se situant au delà des oppositions Orient-Occident, d’aborder et d’expérimenter la nature spirituelle de l’homme en savant, en tenant compte des données modernes concernant la physiologie, la médecine, la biologie, la psychologie. Il offre une thérapeutique de l’homme non seulement pour éviter la maladie, aider à la guérir, abandonner les drogues sans pour autant ressentir la douleur. Sa thérapeutique est plus vaste. Il n’existe pas pour Roger Godel une opposition âme-corps, et l’homme se présente comme un tout unique; c’est donc la nature de l’homme qu’il appartient de connaître. La connaissance de cette nature suffit. Elle est la science première. Ce quelle n’embrasse point est illusoire. Cette connaissance — et nous aurons l’occasion d’y revenir — dépasse les conditionnements nés de l’histoire économique, sociale et aussi de l’histoire personnelle.

L’homme existe indépendamment de sa race, de sa religion, d’une patrie déterminée. Certes, il porte un héritage biologique; les événements de l’enfance marquent l’adulte. Toutefois la nature de l’homme comporte — au delà, ou mieux en deçà de ses conditionnements, de sa situation dans l’histoire — une réalité. Celle-ci n’est pas affectée par les données de l’histoire, elle persiste, elle est toujours identique. Au milieu des diverses fluctuations, l’homme la découvre plus ou moins aisément. Elle demeure à la portée de son regard dans la mesure, où, en retrait, sa conscience — non engagée dans la vision héraclitéenne d’impermanence et de flux, et libre de la dualité « remonte au point d’origine où ténèbres et lumière, inséparablement unies à leur source, naissent l’une de l’autre comme les branches d’un compas » [4]. La nature de l’homme est immuable. Ce qui change — et de ce fait relève de l’histoire — appartient aux modes de cette découverte de soi, qu’il s’agisse de la métaphysique indienne, de la pensée chrétienne, des différentes mystiques ou de la recherche scientifique.

Il importe de poser le problème en termes clairs. La majorité des hommes tourne en rond dans un cercle. Ce cercle est une prison. Qu’on se souvienne à cet égard de la ronde des impies à laquelle fait allusion l’épître de Saint Pierre (I, V, 8). Enfermés dans ce cercle magique, les hommes sont la proie des illusions, englués dans celles-ci, ils vivent une existence d’ombre. Telles les idoles décrites par le psaume CXV, « ils ont des yeux et ne voient pas, des pieds et ne marchent point ».

Tous les hommes se supposent vivants. Ils croient penser et vivre, nourrissent leur corps et prolifèrent. Entre leur naissance et leur mort se déroule une durée. En fait, leur existence est éphémère. Ils ont pu écrire des livres ou bâtir des maisons, nouer et dénouer des amitiés, être enchantés et déçus, s’adonner à des sentiments d’amour ou de haine, leur existence passe comme l’herbe des champs, futile comme leurs pseudo-choix ils demeurent somnolents en dépit des événements qui secouèrent leur vie, enlisés dans l’état semi-léthargique dans lequel ils n’ont cessé de se mouvoir. A l’encontre de ces prisonniers il existe des hommes libres. Ceux-là orientés vers la lumière, émergent de l’ombre, c’est-à-dire de l’état larvaire; leur conscience s’éveille sans cesse à la réalité ultime. La mort physique ne détruit pas l’essentiel. De tels hommes nés de nouveau dépassent temps et durée; libérés vivants, ayant acquis la conscience de leur nature et de la réalité, ils participent à l’immortalité.

A ce propos le Dr Roger Godel écrit dans l’Expérience Libératrice: « Sans aucun doute, l’homme se meut encore aujourd’hui dans les brumes d’une semi-léthargie. Quelles voies doit-il emprunter pour sortir de l’état larvaire et s’éveiller à la pleine conscience de sa nature comme de la réalité ? Les rapides succès obtenus dans le domaine des sciences appliquées par les modernes psychotechniques l’incitent à perfectionner ce merveilleux outil: l’intellect, à l’exalter, à le rénover, le parfaire. Pourquoi pas ! Il se pourrait, toutefois, que l’esprit d’investigation, en se conditionnant de la sorte, tourne dans le labyrinthe d’un même étage, sans jamais s’élever selon la verticale… Le lieu du parfait éveil se situerait-il au delà ? Pour celui qui a rédigé ces lignes, le problème de la vie était ainsi posé avec une harcelante acuité. De sérieux motifs l’incitaient à croire qu’il peut être donné à l’homme d’accéder à une conscience du réel, dans une absolue transcendance de la pensée. Bien plus, il lui apparut évident, expérimentalement évident, qu’en ce foyer réside la nature réelle de l’humain. » [5]

« Toute nature est élan vers l’unité, c’est-à-dire vers elle-même… On a raison de prétendre que le bien d’un être est l’entrée en soi-même » lisons-nous dans la VIe  Ennéade (Plotin, En VI; 5, 1). Retrouver en soi-même son propre élan vers l’unité, c’est-à-dire coïncider avec soi, telle est l’expérience du Dr Roger Godel et l’essence même de son enseignement. Ses études en tant que médecin, biologiste et psychologue, sa correspondance, ses conférences, le moindre de ses propos ne sont que prétexte pour amorcer et décrire l’aventure suprême à laquelle l’homme est invité par sa nature originelle: la découverte de soi.

Un fait s’avère certain: le Dr Godel n’apparaît pas conditionné par son milieu et sa propre histoire, car il semble avoir toujours été fidèle à lui-même et constamment dirigé par son propre destin. Aucun écart n’a éloigné ses pas de la voie qui était la sienne, tout se coordonne dans une sorte de faisceau. Sa démarche ascensionnelle ne saurait être comparée à une recherche. Roger Godel n’est pas un mendiant à l’égard de l’absolu. Il n’est point non plus un pèlerin. Il a trouvé très tôt un trésor et sa vie consiste dans l’approfondissement de ce trésor auquel toute son existence se rattache. L’essentiel s’est découvert à lui en raison de son attention, de sa qualité d’observation et de toute l’orientation de son esprit. D’où sa démarche rectiligne, sa spontanéité créatrice et sa vision du monde. Il est dans son « centre ». C’est en partant de ce centre qu’il pense et se meut. En souriant il démasque pour lui-même et pour autrui les fausses identifications avec le corps, les images mentales que nous ne cessons de projeter: il se dégage et dégage autrui de sa propre histoire.

Le Dr Godel insistait sur la nécessité d’oublier son passé dans la mesure où le présent risque d’en devenir l’esclave; il évoquait souvent ce « présent supérieur » qui commande le passé, le présent et l’avenir. Son interlocuteur était-il tenté de raconter des souvenirs puérils de sa jeunesse, il l’écoutait avec politesse mais son regard exprimait son désaveu. N’était-ce point là évoquer des jeux, tenter vainement de récupérer un moi perdu, risquer de retrouver des soucis illusoires et donner son attention à des faits à la fois pauvres et diffus ? En fait, la mémoire ne saurait s’attacher à de pures essences; ce qui doit nous fuir s’efface, mais seules demeurent présentes les réalités. Échappant au temps, elles s’incluent dans l’éternité. Le Dr Godel évoquait volontiers ce texte de Plotin: « Plus l’âme s’élance vers les réalités supérieures, plus elle oublie, à moins que toute sa vie ici-bas n’ait été telle qu’elle n’ait que des souvenirs précieux. L’âme bonne est oublieuse » (IV, 3, 32) . Il se méfiait des représentations mentales nées de l’imagination, il écartait aussi la convoitise qui dans un tel domaine doit être rigoureusement bannie. Les illusions sont autant de pièges dont il importe de s’affranchir afin que la conscience s’éveille à l’état pur.

Sa liberté à l’égard de l’action fut totale. Toujours disponible à l’égard d’autrui, il s’y accordait avec une telle aisance que l’on éprouvait devant son accueil le sentiment que l’on apportait avec soi le bonheur en lui demandant de l’enseigner. Les événements politiques en 1956 interrompirent son activité en Égypte après 26 ans d’exercice à la tête d’un grand hôpital où « l’amour et le respect des malades » étaient pour le personnel hospitalier, les médecins et élèves, le principe premier et — par son exemple et son exhortation — devenu « l’investissement préalable à toute thérapeutique » [6]. De la brutale interruption de ses activités professionnelles, il ne souffrit pas dans le sens que nous donnerions aux sentiments de frustration, d’arrachement qui accompagnent les grands bouleversements. « Un beau décor s’est écroulé », écrit-il, celui que nous avions édifié en 26 années de labeur patient. Rien ne reste des édifices matériels. Cet enseignement n’est pas inutile. Le prix dont nous avons payé la leçon « de choses » garantit sa valeur. L’esprit demeure [7]. Détaché, en quelque sorte, de ses propres activités, il n’en retenait que l’esprit qui les anime. Avec la même simplicité il vivait dans un chalet d’alpage, un abri sur les hauteurs himalayennes, dans un hôtel de luxe ou dans ses propres demeures que sa femme Alice avait par amour transformées pour qu’il y pût penser et écrire dans un cadre harmonieux et beau.

Certes le fait d’être médecin confère une facilité d’adaptation à l’égard d’autrui. Les années passées à l’hôpital d’Ismaïlia permirent au Dr Godel de soigner des hommes et des femmes de milieux populaires. Les dialogues dans Vie et Rénovation se présentent à cet égard riches d’exemples. Pour se faire mieux comprendre le médecin utilise ici la langue imagée de l’Orient. Les exemples sont choisis dans la vie quotidienne et les traditions du pays. Le dévouement du Dr Godel à l’égard de ses malades dépasse toute mesure. Il se privera, entre autres, de vacances pour demeurer au chevet d’une pauvre vieille car sa présence l’apaise et allège ses souffrances.

Je ne parlerai pas du Dr Godel comme médecin n’ayant à cet égard aucune compétence. Il me suffit de rappeler l’apaisement créé par sa présence, la sûreté de son diagnostic et la collaboration qu’il exigeait de son malade. Médecin et malade entamaient un dialogue, éliminant la douleur ou du moins la situant à sa juste place.

A ce propos un seul exemple suffit. Une de mes amies souffrait d’un cancer, ses douleurs étaient atroces. Elle était condamnée. Cette amie vivait depuis son enfance une existence authentique, elle était préparée à participer étroitement à un échange spirituel. Je la fis connaître au Dr Godel qui durant des mois se rendit chaque jour à son chevet. Ils conversèrent; un dialogue quotidien, confiant et affectueux s’établit entre eux. Un matin elle eut la force de me téléphoner pour me dire seulement: « j’entre dans la vie d’une façon extraordinaire et merveilleuse. Le Dr Godel m’achemine sur l’autre rive. »

De la mort, qui au dire de Socrate est la grande préoccupation du philosophe, le Dr Godel parlait volontiers. Il ne se souciait point de la destruction de l’organisme. « La vie, la mort: deux faces lumineuses et simples autant l’une que l’autre d’une même réalité », écrivait-il dans Un Compagnon de Socrate, et « Ce que la mort détruit, ce n’est donc point l’individu mais son immaturité. »

Un jour le quittant hâtivement pour aller au cimetière sur la tombe d’un ami dont c’était l’anniversaire, il me dit: « vous pensez le retrouver là ? » Je me souviens d’un soir, il me ramenait en auto à Paris. A la suite d’une grève les poubelles restaient pleines sur les trottoirs. Les ayant remarquées, le docteur dit en souriant « On devrait pouvoir jeter les corps dans les poubelles ! » Cette boutade ne signifiait aucun mépris du corps, il en avait un tel respect quand la vie l’animait, mais il saisissait l’occasion de montrer que la mort véritable n’est point la dissolution corporelle; la dissolution biologique étant moins importante que la mort, en tant qu’ascèse quotidienne, de l’âme.

Son langage exprimait toujours sa pensée d’une façon rigoureuse, les mots employés étaient exacts. Il savait que le langage est à la fois piège et instrument. Il avait l’habitude d’éviter l’un et de se servir de l’autre avec aisance. Son style est souvent éclairé par des images. « Ce livre dans sa majeure partie, est un film » écrit-il dans la Préface d’Une Grèce Secrète. Le terme est juste, non seulement pour ce volume mais pour la majorité de ses travaux. L’image suggère, le mot acquiert par elle une nouvelle densité; il transpose le lecteur sur un clavier différent: celui de l’auditeur. Chacun lit et entend suivant le niveau sur lequel il se tient.

En dehors du choix de la terminologie, l’interlocuteur du Dr Godel était frappé par deux caractéristiques de son caractère: sa sérénité et sa courtoisie. Sa voix ne trahissait jamais une impatience, son regard conservait toujours une identique lumière. Cette courtoisie s’exerçait de la même manière à l’égard de tous ceux qu’il pouvait rencontrer.

Le plus humble était reçu avec une exquise politesse. J’ai souvent été frappé par le ton déférent et amical employé par le Dr Godel à l’égard des chauffeurs de taxi. La nature humaine était également respectée indépendamment de la situation sociale. Cette courtoisie comportait un souci d’exactitude. Je n’ai pas vu le Dr Godel remettre un rendez-vous, ou arriver en retard. Sa ponctualité à Paris — en dépit des difficultés de transport — fut toujours rigoureuse.

Je ne l’ai jamais entendu médire en parlant d’autrui. Il ne portait aucun jugement. N’accusant pas, il n’avait pas à excuser; il faisait usage de l’humour, jamais de l’ironie.

Ces faits relatés simplement risquent d’être trouvés menus. Ils possèdent leur importance pour caractériser un homme. L’essentiel ne saurait d’ailleurs être formulé. Vouloir l’enfermer dans le langage « en trahirait et dissiperait l’essence » [8].

Son amitié était incomparable. Malgré ses absences, ses longs voyages, on savait son attention toujours présente. Aucun appel ne demeurait sans écho. Toute lettre recevait sa réponse et souvent courrier par courrier. Cet homme très occupé semblait toujours libre pour vous recevoir et converser avec vous. Il ne vous fixait jamais un rendez-vous, vous priant de le préciser selon votre choix. Son amitié se tenait vigilante, constamment ouverte et accueillante. Je me souviens d’heures passées près de lui en arpentant son bureau. Il provoquait une confiance absolue. Dès l’accueil aucun préambule n’était nécessaire, l’important était immédiatement abordé. Ses amis retrouvaient devant lui une spontanéité d’enfant. L’échange amical se déroulait dans une atmosphère de détente joyeuse: j’entends encore son rire.

Sensible à la beauté de la nature, je l’ai vu en montagne guetter l’aurore, marchant dans la neige comme un jeune garçon, recueilli devant un lever de soleil, amoureux de la lumière.

Ce qui pouvait parfois étonner dans le comportement du Dr Godel et laisser son interlocuteur pantois, déconcerté ou susciter son affolement, voire sa fureur était non point ses contradictions, mais ses antithèses, disons ses paradoxes. A tout regard distrait, de telles antithèses pouvaient sembler contradictoires. En fait cette attitude relevait du désir de provoquer en autrui des dissociations pour le libérer de ces craintes et de sa motivation habituelle. Rompre avec les certitudes rassurantes est la meilleure manière de dépasser ses propres oppositions. Ces antithèses et paradoxes écartent les oppositions et permettent de retrouver en soi-même l’élan fondamental enlisé dans le verbiage et la routine. Personnellement, je n’ai pu comprendre et m’expliquer cette attitude qu’en me souvenant de la démarche cathartique proposée par Plotin pour qui les niveaux noétiques ne sont pas uniquement hiérarchisés. « La motion génératrice produit la négative au cœur de l’affirmation » [9]. Les ruptures suscitées par les chocs opèrent des purifications successives et permettent à l’âme d’échapper aux fascinations qui l’envoûtent et la retiennent captive. Ainsi les mélanges et substitutions s’estompent et finalement s’évanouissent.

Dans la mesure où l’homme pénètre dans son centre, les oppositions coïncident; il comprend que la dualité est illusoire et s’affranchit des opposés. Aussitôt les images infantiles disparaissent. Des oscillations provoquées par les contradictions, l’esprit rebondit, il se tend entre les contraires, il retrouve son axe, son pivot; à cet instant tout mouvement s’abolit.

La pensée dialectique cède et l’intuition jaillit. Ce rebondissement de l’esprit, ce nouvel équilibre de la psyché nous les retrouvons dans la dialectique platonicienne du Parménide; le Dr Godel a d’ailleurs merveilleusement expliqué et commenté ces divers procédés dans ses chapitres consacrés à la psychobiologie de la dualité et au jeu de la dualité dans ses Essais sur l’Expérience Libératrice.

Rappelons-nous aussi Alain disant: « L’esprit est ce qui nie, ce qui refuse, ce qui jette négligemment les pièces de l’expérience, idées aussi, tout. A refuser tout, on a tout. Remarquez, la chose est d’importance, que cette formule évangélique trouve ici sa révélation. Descartes exorcise, et le vrai Dieu paraît; mais non, il ne paraît pas. Il ne donnera pas de lui-même cette mauvaise preuve qui est de paraître, je dis de vraiment paraître. C’est en m’exerçant à ne pas croire que je reculerai en moi-même jusqu’à la vraie foi. » [10]

Dans l’écriture et le comportement du Dr Godel il existe un état d’émerveillement. Cet émerveillement ne se présente pas par éclairs successifs, projections de lumière suivies d’ombres plus ou moins épaisses, c’est bien un état. L’homme désabusé, ou mieux tout être ignorant ses propres richesses pourrait discerner dans les expressions de Roger Godel une forme de naïveté. Il n’en est rien, cet émerveillement est le fruit de la plus haute découverte, il se produit à l’instant même où la connaissance de soi est réalisée. Communier avec sa propre source, s’y désaltérer avec la certitude de ne jamais l’épuiser, c’est vivre et la vie est joie dans la mesure même de sa fécondité. Une telle connaissance est ouverture sur la liberté et la liberté confère une sérénité souveraine dont la manifestation est intraduisible: toutefois, elle ne saurait échapper même au regard le plus voilé.

Chez le Dr Roger Godel cet émerveillement se traduisait tout d’abord dans son visage, sa démarche, sa voix, les gestes discrets mais fréquents de ses mains. Ceux qui n’ont pas eu le bonheur de le connaître peuvent aisément saisir la qualité d’un tel état en lisant son œuvre. Les mots — tel un visage — participent à une lumière identique, une sorte de ruissellement de clarté, non pas que tout fut clair pour l’auditeur, ou clair pour le lecteur car cette luminosité risque d’échapper au prisonnier de ses phantasmes qui n’est pas encore sorti de sa prison. Toutefois, l’homme non éveillé, l’homme le plus assoupi découvre en lisant Roger Godel quelque chose qui l’émeut et le retient. Il comprend qu’il est soudain placé en face d’une réalité qui le dépasse mais qui est une réalité en soi et qui peut le devenir pour lui dans la mesure de sa propre démarche. Ainsi l’émerveillement du Dr Roger Godel est en lui-même un appel. Appel à la sortie de soi qui est en même temps une entrée en soi. Cet émerveillement se manifestait tout particulièrement quand il commentait les textes sacrés. Cet état d’enchantement et de joie dans lequel se tenait Roger Godel, j’en pris immédiatement conscience lors de notre première rencontre à Paris, Avenue Victor Hugo.

Je le vois encore dans son bureau du Val d’Or, et plus tard de la Jonchère, marchant d’un pas vif vers sa bibliothèque et prenant en souriant le texte grec du Nouveau Testament. Sans hésiter il ouvrait le livre à la page cherchée et traduisait mot à mot les phrases. « Chambre du trésor » répétait-il « Chambre du trésor. » Peut-être ignorait-on en quoi consistait pour soi-même la chambre du trésor, mais l’interlocuteur savait que l’interprète du texte de Saint Jean y était entré et s’y mouvait à l’aise. La lumière filtrait non seulement à travers les mots mais dans les marges, dans ce bref silence dans lequel se tenait un instant Roger Godel pour mieux savourer son émerveillement. Cette joie, cette inexprimable sagesse rendaient soudain ce trésor inestimable; on se sentait invité à pénétrer dans cette chambre du secret. Ainsi l’interlocuteur s’oubliait pour un temps, il échappait aux divagations de son esprit, recueilli, placé par une invisible main sur le seuil de sa demeure secrète, il s’émerveillait à son tour de découvrir sa propre richesse. Durant un fragment de seconde, il était ébloui, allégé, échappant à sa propre pesanteur, frappant délibérément, et avec combien d’insistance, à la porte donnant accès au trésor qu’il portait et dont il avait méconnu la présence et la beauté. Ces instants d’émerveillement je les retrouve dans toute leur fraîcheur en les évoquant. Le choc ressenti laisse encore derrière lui son écho. Sous les inflexions de la voix que j’entends avec la même intensité que si elle était présente, je découvre avec facilité les notes successives et harmonieuses de cet émerveillement comparable à une illumination. Sorte de transfiguration momentanée, aussi rapide qu’un éclair, laissant derrière elle les traces d’une brûlure dont j’éprouve la chaleur par l’acuité même de mon souvenir.

On ne saurait trop insister sur le caractère étrange et ineffable de cet émerveillement. A celui pour lequel un tel sentiment apparaît incompréhensible, offrons quelques exemples qui permettront d’en pressentir l’approche sinon l’accès. Ce dépassement du temps débouchant sur la lumière apparaît comparable à l’état éprouvé lors d’une audition musicale qui transporte soudain sur une autre rive sur laquelle on ne s’installe pas mais à laquelle on accède durant quelques instants. Expérience musicale ou poétique que l’on retrouve aussi dans l’ordre métaphysique. C’est le passage de la nuit à la lumière. Nous l’évoquons comme un passage avec toute sa brièveté. Pour Roger Godet — nous l’avons dit précédemment — il s’agissait d’un état. Certes la vie l’invitait à une perpétuelle conquête, d’un accès constamment renouvelé, d’un éveil toujours neuf, spontané, maintenu sans aucun effort. Je n’ai jamais éprouvé près de lui l’impression de l’effort, tout au contraire, celui d’un épanouissement naturel, parfait, normal, lié à des lois secrètes de libération, débouchant sur la vie qui anime tout être éveillé.

Le Dr Godel a fait plusieurs séjours en Inde « parce que la tradition indienne a constitué la métaphysique en une recherche expérimentale transmise sans hiatus depuis près de 3000 ans de génération en génération… Dans le Sage Indien — ou Jivan-mukta — se manifeste l’héritage millénaire de la connaissance pratique. Sa sagesse pourrait se comparer à celle d’un homme qui aurait médité et réalisé en lui-même durant 2300 ans le problème fondamental. Car son expérience est identique à celle de ses prédécesseurs; elle lui a été, par eux, intégralement transmise bien qu’il la vive au travers d’expressions différentes.

Enquêter auprès d’eux c’est donc explorer le centre d’un laboratoire consacré à la métaphysique depuis plus de deux millénaires. » [11]

Ce laboratoire constitué par l’Inde fut très précieux pour le Dr Godel.

Durant des mois de vacances, il a vécu sur la côte de Malabar à Trivandrum près d’un sage nommé Krishnamenon. Il a pu poser des questions, recevoir des réponses, confronter son expérience avec celle du Sage. Il dira après la première rencontre avec ce dernier: « Je viens d’avoir un authentique dialogue avec Socrate. »

Rentrant de l’Inde le Dr Godel racontait sa visite à Sri Krishnamenon. Rien dans ses mots ne révélait une quelconque dépendance. Certes il aimait le sage et présentait à son égard des sentiments d’affection et de respect. L’évocation du sage habité par la sagesse l’émouvait profondément.

C’est de la pensée grecque qu’il aimait à parler avec une infinie tendresse. Les Dialogues de Platon lui étaient familiers; quand il nommait Socrate son visage s’éclairait. Il visitait la terre grecque chaque année, elle était pour lui une terre sacrée, magique terre du monde invisible et des illuminations. Son étude sur Une Grèce Secrète consacrée à l’initiation par les Mystères est un long poème. Sous sa plume les dieux deviennent vivants; nous les rencontrons et conversons avec eux. L’éblouissante Athéna lui était particulièrement chère. Grâce à lui nous participons aux visions des anciens Hellènes.

Si on avait posé au Dr Godel la question de Chestov: Athènes ou Jérusalem? il aurait certainement répondu: Athènes. Sans doute n’aurait-il pas aimé faire un choix, sa pensée tendant toujours vers l’unité. De même manière il n’approuvait point l’opposition fréquemment affirmée entre l’Orient et l’Occident.

En fait, il n’existe pas d’opposition entre l’Orient et l’Occident. Certes les traditions apparaissent différentes, elles sont avant tout ethniques, sociales, géographiques. Les religions, les rites, les méthodes appartiennent à la terre qui les a vu naître, au sol sur lequel elles se propagent; leur confrontation ne supporte aucune comparaison. Les rapprochements entre les continents rompent les barrières du passé. L’Orient s’occidentalise, du moins dans les grands centres; un voyage au Japon et en Inde m’en a récemment convaincu. Par ailleurs l’Occident s’ouvre à l’Orient. Aux marchés d’épices de jadis succèdent l’importation de méthodes de méditation, de recueillement, de concentration, de mouvements. Ainsi à Paris, les cours de yoga abondent et surabondent, les sectes dites « ésotériques » fleurissent; le snobisme et la mode n’y sont pas étrangers. Il y a mieux: de nombreuses traductions en langues européennes permettent aujourd’hui de prendre contact avec des textes auparavant inconnus. Un grand nombre de spécialistes sérieux permettent des enquêtes rigoureuses et de nouvelles explorations. Il existe aussi un facteur d’ignorance, on oublie les origines de la pensée juive et chrétienne. Si un plus grand nombre de chrétiens connaissait les pères grecs et la gnose, la connaissance en Occident de la pensée indienne, par exemple, susciterait moins d’étonnement et de pseudo-imitation. La « prière du pèlerin russe » éditée fut une révélation; tout lecteur de la philocalie connaît l’usage de la prière liée à la respiration. La religion chrétienne, en devenant de plus en plus temporelle et autoritaire a perdu au cours des siècles son sens initial. Néanmoins, il convient de ne pas oublier un facteur d’une très grande importance: les Sages orientaux avec leurs ashrams constituent des sortes de pèlerinage. Ils s’offrent à la vénération de leurs adeptes. Mais en fait, ce qui est vénéré n’est pas leur personne mais la réalisation opérée en eux. Le Sage en Inde offre le fruit de son expérience et y convie les autres. On peut regarder certains d’entre eux comme on admire la performance des derviches. Le saint chrétien s’efface et d’une autre manière se cache aux yeux d’autrui. Son secret est « le secret du roi ».

Parler de l’Orient et de l’Occident en les opposant sur le plan spirituel ne serait donc plus exact aujourd’hui. Ce n’est pas sur une telle confrontation que notre attention doit porter. Une opposition demeure, toutefois elle s’est transférée sur un autre niveau. Elle se situe sur ce plan: certains hommes orientaux ou occidentaux répondent à l’exigence de leur nature, d’autres la refusent. Chez les uns le Noùs est opérant, chez les autres il sommeille et semble absent. Cette différence, toujours valable en soi, s’affirme davantage du fait du brassage des diverses traditions. Les données de la phénoménologie, l’étude des symboles, les investigations des historiens, des religions ont modifié l’aspect des problèmes religieux et spirituels, un renouveau s’opère. La démarcation se produit dans l’ordre des destins, du choix, des vocations, ou plutôt dans la réponse que chaque homme donne à l’appel de l’esprit qui résonne en lui. Hier des ermites réalisaient une ascèse héroïque dans les déserts: ils devaient lutter contre les bêtes sauvages. L’ermite d’aujourd’hui est un être prenant conscience de sa nature et répondant à la réalité qu’il détient par sa seule origine. Son option le rend solitaire et les animaux sauvages désignent les hommes épris de facilité, de gain et de pouvoir.

La majorité des individus se passionne pour les explorations à travers l’espace, mais il est un autre espace plus subtil, une démarche encore plus secrète, elle concerne la terra incognita, cette terre secrète, visitée par Roger Godel.

Ce long propos qui pouvait sembler une digression à l’égard de notre sujet avait pour but de préciser l’importance de l’expérience spirituelle du Dr Godel et son actualité. L’exigence de sa pensée, son information scientifique, sa culture des différentes traditions ouvrent une nouvelle perspective dépassant les oppositions entre l’Orient et l’Occident, opérant un retour à la seule nature humaine envisagée dans sa réalité ultime.

Partant de cette exploration dans l’homme, Roger Godel dira: « L’itinérant ne s’est jamais trouvé contraint de répudier aucune des valeurs de l’esprit sur lesquelles le savant de nos jours fonde ses recherches. Mais il lui apparut avec évidence que le voyage exige, pour atteindre son terme, un éclairage que la seule pensée scientifique ne peut fournir. Les démarches les plus subtiles de l’intellect le plus acéré et le plus affranchi se heurtent, pour finir, contre un mur infranchissable. Cette frontière interdite vole en éclats sous le regard de la Sagesse. A l’étape finale de l’itinéraire, quels que soient les modes d’approche empruntés et le dernier obstacle barrant la route, c’est à la sagesse seule qu’il appartient d’amorcer la déflagration décisive abattant toutes les barrières. » [12]

Ainsi cette prospection dans la nature humaine aboutit à la Sagesse.

Nul ne peut discerner la présence d’un sage sans être sage lui-même. La parenté permet de le reconnaître de la même manière qu’il existe selon Plotin un rapport entre l’œil et le soleil. C’est pourquoi il ne convient pas d’affirmer que le Dr Roger Godel fut un sage; une telle assertion serait dépourvue de réalité, elle risquerait d’amoindrir notre propos. Nous disposons d’un moyen plus juste et plus rigoureux pour parler de sagesse.

Les traits du sage grec et du sage indien nous les trouvons décrits par Roger Godel lui-même, nous n’avons qu’une seule transposition à établir; il s’agit seulement de copier sur une portée différente une même mélodie. Ces traits du sage qui nous sont présentés nous les découvrons en lui, qu’il s’agisse de sa pensée, de sa vie, de son comportement à l’égard de ceux qui l’interrogeaient, de ses amis, de ses disciples, de ses relations. A cet égard, rien d’autre ne peut être dit d’aussi valable.

Si quelqu’un me questionnait, disant: « Vous avez connu le Dr Godel, était-il un Sage ? » Je répondrais ceci: je n’ai pas qualité pour reconnaître un sage, mais la description du sage dans son œuvre — qu’il s’agisse de Socrate ou du Sage indien — ceci je puis dire avec certitude qu’il n’existe pas d’autre manière d’en parler. Bien entendu, un homme appartient à son époque, il en est le fruit; par ailleurs, la profession de médecin, d’homme de science, de psychologue du Dr Roger Godel ordonnait sa terminologie.

Le portrait du Sage est tracé par le Dr Godel. Socrate « sous le jeu d’apparentes contradictions, demeure toujours imperturbablement lui même » [13]. Afin de s’adapter à ses interlocuteurs, il emprunte leur langage. « Au travers de cette plasticité, on distingue le Sage cet être unique, inaltérable, enveloppé de silence. » A ses interlocuteurs, il offre un miroir. « Chacun de se voir dans ses contradictions, ses inconsistances. Le miroir révèle aussi les valeurs positives. » Rien n’est différent pour le jivan-mukta indien « immuable dans son état naturel, mais multiforme quant à son comportement » [14].

Dans la science de l’accouchement spirituel, Socrate et le Sage indien procèdent d’une manière identique. Leur « technique s’applique à extraire de la profondeur où elle dort dans l’inconscient de la nature humaine, la vérité implicite, connue, mais voilée par l’oubli. Le Sage, par ses entretiens, ses exhortations, les chocs dont il frappe ses interlocuteurs, fera jaillir en eux l’étincelle illuminative. » [15]

Cette technique tient compte de l’interlocuteur. Est-il la proie du sommeil ? Il importe de le déconcerter. Un choc brutal s’avère souvent nécessaire pour le sortir de la somnolence. Dans d’autres cas, l’amitié se fait patiente, elle encourage. Le Sage apparaît parfois indifférent, distant. L’interlocuteur peut se croire rejeté ou abandonné. Il se fâche, s’étonne ou s’attriste. Le voici privé de chemin derrière lui et dépourvu d’avenir. La conviction naîtra en lui quand il aura découvert en lui-même ses propres richesses. Toute soumission à l’autorité d’un maître serait erronée. Elle risquerait de créer des liens. Or, l’accomplissement d’un être se produit dans la liberté. L’interlocuteur est amené, à la fois délibérément et à son insu, à devenir exigeant à l’égard de lui-même, qu’il s’agisse de ses positions de départ, de son vocabulaire, de sa pensée et de son comportement. Près du Sage il n’est point de léthargique quiétude. « Plongés dans le champ d’énergie qui émane d’un homme libéré, les individus subissent donc un renforcement général de leurs complexes psychiques; ils peuvent dans ce lieu de cure, dégorger leurs tares avec leurs erreurs, préparant ainsi leur affranchissement final. Ces phénomènes s’apparentent aux drames qu’entraînent les processus d’abréaction, mais ils revêtent un caractère beaucoup moins spasmodique; leur action s’étend parfois sur des années. » [16]

A propos de Socrate, le Dr Roger Godel pose la question: « D’où vient l’éclairement nécessaire à l’efficacité de son art maïeutique ? Une entière soumission aux normes du vrai — l’attitude d’humilité scientifique avant la lettre — lui procure ce don. Cela ne suffit point cependant. Il faut ajouter la visitation de l’amour, le maître incontesté dans l’âme de Socrate. »

Un certain recul apparaît nécessaire pour parler d’un homme. Il est possible que seule la mort confère ce recul. Une telle assertion est d’ailleurs tragique. On le voit bien à propos par exemple d’une Simone Weil ou d’un Teilhard de Chardin. Ce n’est pas la présence d’un corps ou l’affrontement d’une présence qui créent la difficulté entre vivants. Certes, il se présente mille occasions d’erreurs dans lesquelles tout semble jouer car nos sens risquent toujours de ne pas saisir avec exactitude. Il y a aussi nos violences et nos paresses, nos entêtements, nos craintes, nos bavardages intérieurs, nos susceptibilités et même notre attachement. Bref, la voix risque de nous apparaître voilée, déformée, n’appelant pas en nous l’écho qu’elle devrait provoquer. La distance que semble créer la mort est moins en fait un éloignement qu’une extraordinaire proximité. On pourrait croire à cet égard que la mort est sans consistance. Il existe par la mort une sorte de résurrection. Cette résurrection n’est pas une transfiguration que notre cœur opère et qui serait privée de tout fondement. Avant c’était l’instabilité en nous qui rendait autrui mouvant. La stabilité souveraine conquise ne fait plus appel à nos sens extérieurs. C’est aux sens intérieurs que s’adresse le nouveau vivant. La communion s’établit dans la lumière, une lumière sans éclipse, sans nuage, éclatante dans la mesure où celui qui la reçoit laisse en lui croître l’éternité. C’est dans cette perspective que ceux qui ont disparu de notre regard physique nous demeurent présents. Et plus les liens étaient d’ordre spirituel, plus la mort n’affecte pas la présence, elle n’entame rien, elle consacre et affermit.

J’étais en Hollande pour une tournée de conférences, et à Rotterdam le soir où j’appris le décès du Dr Roger Godel. Mon courrier me fut remis au moment où j’entrais dans la salle pour parler. Ayant placé mes lettres sur la planchette du pupitre devant lequel je me tenais, j’ouvris discrètement une enveloppe tandis qu’un professeur me présentait. C’est ainsi que j’appris … Je devais donner un exposé sur « Camus et la tragédie humaine ». Un instant j’ai pensé m’en aller, quitter l’amphithéâtre sans rien dire. Il me semblait que ma voix trahirait ma détresse. Je me souviens avoir regardé la salle, elle contenait plusieurs centaines d’auditeurs. Soudain, elle m’apparut vide, vide comme l’existence de laquelle s’était retiré le Dr Roger Godel. Cependant, aucun silence ne succéda aux paroles de mon introducteur. J’enchaînais… Il y eut en moi le sourire grave adressé à une présence intérieure qui ne saurait disparaître. La mort d’un homme épris de sagesse ne rend pas orphelin.

De quelle manière convient-il de le rendre présent ? Évoquer son souvenir ? Rappeler les faits principaux de son existence ? Exalter sa pensée ? Autant de comportements à la fois justes et éphémères. Je me suis toujours demandé dans quelle mesure il est opportun de livrer en pâture à des indifférents un visage aimé; les amis savent, eux seuls savent.

« Ces Essais appellent une suite » écrit le Dr Godel dans son ouvrage sur l’Expérience Libératrice. « S’ils excitent assez d’intérêt parmi leurs lecteurs pour en orienter quelques uns vers cette voie de recherche, le but de ce travail aura été atteint. Un grand et persévérant labeur est requis des équipes à venir. Ces groupes devront associer, autour d’un programme commun, des psychologues, des biologistes, des historiens des religions, des physiciens et mathématiciens, des philosophes sans préjugés. » [17]

Pour répondre à ce souhait une Maison d’étude « Docteur Roger Godel » nommée « Maison de Vie » est en voie de construction aux environs d’un petit bourg des Deux-Sèvres. Elle s’adresse à tous ceux qui s’intéressent à l’examen des grands problèmes concernant l’homme envisagé dans les nouvelles perspectives proposées par la science et par la métaphysique.

Le Docteur Godel nous présente une sagesse. Cette sagesse est vivante. La seule manière de lui être fidèle est de tenter à notre tour de la vivre.


[1] Essais sur l’Expérience Libératrice, édit. Gallimard, Paris 1952, p. 29.

[2] Id., Loc. cit., p. 33.

[3] L’Expérience Libératrice, p. 31.

[4] Essais sur l’Expérience Libératrice, p. 89.

[5] Id., pp. 24-25.

[6] Vie et Rénovation, p. 146.

[7] Lettre à un ami.

[8] Voir ce que dit le Dr Godet à propos des vérités transmises, cf. Une Grèce Secrète, Paris, les Belles Lettres, 1960, p. IX.

[9] Cf. Jean Trouillard, La purification plotinienne, Paris 1955, p. 8.

[10] Alain, Histoire de mes Pensées, Paris 1936, p. 255.

[11] L’Expérience Libératrice, p. 25.

[12] L’Expérience Libératrice, pp. 27-28.

[13] Socrate et le Sage Indien, édit. Les Belles-Lettres, Paris 1958, p. 26.

[14] Id., p. 26.

[15] Id., p. 26.

[16] Id., p. 32.

[17] Essais sur l’Expérience Libératrice, p. 31.