Gisèle Balleys
Éducation créatrice

La plupart du temps, la relation s’établit au niveau de deux personnalités séparées : les enfants et l’éducateur ou un enfant et un autre enfant, entités séparées qui se regardent par dessus une barrière, l’une renforçant l’autre. Par exemple, si les enfants sont agréables, ils vont renforcer l’image de l’éducateur, si ce dernier les félicite, il va alors renforcer leur image. L’enfant va ensuite agir en fonction de cette image valorisante. « Dans une classe, un enfant a de la peine à lire. En compensation, il est félicité pour un travail de mathématique. Immédiatement, il manifeste de l’intérêt pour les math, se déclare les aimer et se valorise au travers d’une appréciation donnée au départ à titre de compensation ». Il est ressorti également d’une étude que c’est par des expressions telles que « quand tu auras travaillé, tu pourras jouer » que l’éducateur introduit subitement et probablement à son insu des schémas tels que « travail donnant droit à la récompense », schéma que l’on retrouve dans notre société où le travail n’a plus un sens profond, mais est devenu le levier pour accéder aux loisirs.

(Extrait de l’ouvrage collectif Éducation Créatrice publié sous la direction de Robert Linssen, édition Être Libre 1984)

Une classe est un champ d’expériences où maître et élèves tentent l’expérience d’une vie en commun. En effet, la nouvelle pédagogie n’est plus concernée uniquement par la transmission de concepts. Elle s’adresse à la globalité de l’être, tenant compte de l’environnement, de la nourriture, de la façon de vivre dans son corps, de la vie affective. Dans cette approche, apprentissage et éducation fusionnent. Le développement de l’être et celui du faire forment un tout.

Or, si bien des éducateurs pressentent la valeur d’une éducation globale et travaillent en vue de créer un climat permettant à cette pédagogie de l’être de s’épanouir, il n’en reste pas moins que dans l’application, cette pédagogie rencontre des écueils.

Et mon interrogation est que l’un de ces écueils serait notre ignorance des mécanismes qui sont à l’œuvre dans une relation vécue. C’est ce que nous allons voir.

La plupart du temps, la relation s’établit au niveau de deux personnalités séparées : les enfants et l’éducateur ou un enfant et un autre enfant, entités séparées qui se regardent par dessus une barrière, l’une renforçant l’autre. Par exemple, si les enfants sont agréables, ils vont renforcer l’image de l’éducateur, si ce dernier les félicite, il va alors renforcer leur image. L’enfant va ensuite agir en fonction de cette image valorisante. « Dans une classe, un enfant a de la peine à lire. En compensation, il est félicité pour un travail de mathématique. Immédiatement, il manifeste de l’intérêt pour les math, se déclare les aimer et se valorise au travers d’une appréciation donnée au départ à titre de compensation ».

Il est ressorti également d’une étude que c’est par des expressions telles que « quand tu auras travaillé, tu pourras jouer » que l’éducateur introduit subitement et probablement à son insu des schémas tels que « travail donnant droit à la récompense », schéma que l’on retrouve dans notre société où le travail n’a plus un sens profond, mais est devenu le levier pour accéder aux loisirs.

L’éducateur n’est-il pas souvent le véhicule inconscient de certaines notions qui constituent la base de la société et qui la détruisent ?

Nous voyons que l’être humain est engagé dans une réussite, tant dans la vie spirituelle que la vie matérielle. Par tous les moyens, il veut affirmer et faire reconnaître sa personnalité. C’est ce qu’on appelle réussir dans la vie.

Comme confirmation de cette réussite, il y a la promotion sociale ou financière ou intellectuelle qui se fait souvent isolément et au détriment de l’ensemble. Ce conflit se retrouve du reste sur le plan des groupes financiers, des groupes idéologiques ou religieux et des nations. Chaque groupe est en lutte avec le groupe opposé car notre société est basée sur la fragmentation et la hiérarchie qui entraînent la violence, la lutte et la destruction et notre société est héritière d’un lourd passé, en deux mille ans d’histoire, cinq mille déclarations de guerre !

Bien des personnes affirment que la tension entre ce que l’individu et ce qu’il doit devenir ainsi qu’entre l’individu et la société est nécessaire et que le conflit est indispensable, bénéfique et source d’énergie.

Cette façon de penser est à la base de notre éducation actuelle, c’est elle qui nous est familière. Elle a conduit à utiliser dans nos écoles, les jugements, la compétition, les échelles de valeurs, les modèles.

De plus, elle a dénaturé le sens d’apprendre qui s’est transformé en « devenir plus », « gagner plus d’argent », « être mieux considéré ». Et effectivement, notre société est basée sur une hiérarchie de connaissances.

Ces éléments que l’individu intériorise gênèrent et alimentent le « moi d’abord », « l’égo », processus en mouvement à l’intérieur des individus et qui devient visible lors de conflits.

Bien des éducateurs conscients des limites de cette éducation, refusent les notes, la compétition, de plus, ils se rendent compte que si apprendre n’est pas vu sous un aspect totalement différent, l’égo seul est nourri. On construit l’égo, on l’agrandit, on le blesse et on établit ainsi une société de gens qui luttent entre eux.

Or, le renforcement de l’égo est une chose pédagogiquement néfaste car celui-ci est séparation, isolement, conflit et il est indispensable de découvrir une éducation qui élimine les éléments qui se manifestent sous forme de compétition, comparaison, agressivités, jugements, hiérarchie et qui constituent la séparation entre « moi et les autres ».

De nombreuses religions ont réalisé les problèmes inhérents au « moi » et ont proposé des disciplines et des méthodes pour dépasser le moi.

Il est important de comprendre qu’il est faux de fabriquer une méthode pour dépasser le « moi ». La méthode serait fabriquée par le moi lui-même et serait partie du « moi ».

Toutefois, des éducateurs conscients des dangers d’une éducation basée sur le développement du moi qui se reflète aussi bien dans la société que dans l’éducation, tentent une nouvelle façon de vivre ensemble.

De plus, ces personnes acceptent d’observer leur réaction dans leurs relations car cette observation peut conduire à un réel apprentissage qui n’est pas accumulation de connaissances, mais un terrain dans lequel l’homme peut trouver une autre façon d’exister. C’est de cette expérience pédagogique dont je vais vous parler maintenant.

Dans cette nouvelle façon de vivre, les structures habituelles de la société ne sont pas valorisées et sont remises en question.

Il en résulte qu’il y a tendance vers l’abolition de :

1. LA HIÉRARCHIE

a) hiérarchie professeurs/élèves;

b) hiérarchie de fonction.

2. LA FRAGMENTATION

a) sommes-nous capables d’un développement total ?

b) sommes-nous capables de nous intéresser à l’école dans son ensemble ?

c) sommes-nous séparés du monde ?

3. LES NOTES

4. LA COMPETITION

5. LES PUNITIONS, LES RÉCOMPENSES

6. LES MODELES

1. LA HIERARCHIE.

a) hiérarchie professeurs/élèves…

Dans l’enseignement des branches académiques, le professeur est considéré comme plus capable, habile, plus instruit et à ce titre dispense le savoir, mais cette qualité ne lui donne pas de pouvoir sur l’élève.

Car sur le plan de la vie, maîtres et élèves sont tous deux le produit d’un conditionnement millénaire et la question qui supprime toute différence est réellement : « pouvons-nous dans l’acte de vivre, observer notre conditionnement et nous en défaire ? », pouvons-nous dans la relation pédagogique observer les réactions de l’égo ?

b) hiérarchie de fonctions…

Toutes les personnes qui travaillent dans cette communauté pour une certaine durée obtiennent le même salaire.

Les fonctions sont souvent doubles :

— jardinier et enseignant

— enseignant et cuisinière

2. LA FRAGMENTATION

a) Sommes-nous capables d’un développement total ?

Notre insistance à devenir, à réussir dans la vie et les exigences de la société ont créé une scission, un fossé entre l’intellect qui amasse des connaissances et l’attention que nous apportons aux choses de la vie. La division, c’est l’importance accordée à un des éléments généralement l’intellect et parfois les capacités artistiques. Ici, la façon de vivre est établie de sorte qu’il y ait un équilibre entre l’acquisition de connaissances, le corps physique, par l’exercice, l’intérêt apporté à l’art de vivre, ainsi qu’aux relations et à la nourriture et au sommeil.

Dans les écoles ordinaires, l’élève est habitué à être poussé dans une direction particulière: acquérir des connaissances, jouer du violon, ou croire à une idéologie, ce qui peut vous absorber et vous donner une immense énergie.

Ici, la demande faite est en quelque sorte beaucoup plus difficile, car l’énergie et l’intérêt doivent être vers la totalité de la vie.

b) Sommes-nous capables de nous intéresser à l’école dans son ensemble ? Ou sommes-nous uniquement enfermés dans notre réussite personnelle ?

Les élèves et professeurs sont appelés à participer au maximum à la gestion de l’école :

1) un maître et deux élèves sont responsables chaque jour du fonctionnement de l’école (répondre au téléphone lorsque le bureau est fermé, recevoir les visiteurs éventuels, surveiller la maison, fermer les portes le soir, etc.);

2) une réunion se tient chaque semaine au cours de laquelle des sujets proposés par maître et élèves sont discutés tels que le bruit dans la maison, l’achat d’un nouveau piano, la propreté, les excursions, les problèmes de relation, etc.;

3) de plus une délégation de 5 élèves et un maître directrice (ne pas prendre le terme directrice dans son sens courant, mais plutôt comme une responsable) discutent chaque matin des questions qui surgissent concernant la gestion de l’école.

c) Sommes-nous séparés du monde ?

Dans la plupart des systèmes éducatifs qui ont pour base le développement du moi, l’enfant est éduqué afin qu’il puisse agir sur la société ou  s’adapter à elle. La société est perçue comme un facteur extérieur à l’individu qui tantôt va le récompenser et tantôt le frustrer.

Dans ces deux directions, il y a un élément de lutte, d’acquisition de devenir qui constitue la base de l’action de l’individu dans la société et de la préparation des adolescents à leur insertion dans la société.

Ici, cette notion de séparation de l’individu et de la société est remise: en question. L’élève n’est pas éduqué à se sentir différent du monde. Il n’est pas non plus dit qu’il est supérieur parce qu’il a séjourné dans cette école ou mandaté pour transformer le monde par la suite.

Il est pourvu d’un bagage suffisant pour lui permettre de faire face aux nécessités requises pour poursuivre ses études et son attention est sans cesse attirée sur le fait que ce qui est important, c’est ce qu’il vit en ce moment, il le sera plus tard.

Il est urgent qu’il apprenne à résoudre ses conflits, en ce moment, car s’il éveille en lui l’intelligence qui lui permet de dissoudre un conflit, cette intelligence sera opérante plus tard.

Partant de cela, une certaine attention est donnée pour que les élèves soient conscients de ce qui se passe à l’extérieur et apprennent en même temps ce qui se passe en eux.

L’attention est attirée sur l’étude des problèmes écologiques et d’énergie qui ont surgi à cause de la fragmentation de la gestion du capital terre. L’aspect psychologique de la fragmentation de notre planète est également étudié, à savoir :

division des religions,

division en nations,

division en idéologies politiques.

Ces cours ne sont pas vus comme extérieurs à l’individu mais sans cesse reliés aux implications qu’ils présentent dans la vie des individus. La culpabilité, par exemple, est-elle un des éléments de l’empreinte de la chrétienté dans notre société ?

Le cours sur l’histoire par exemple est représenté non comme une mémorisation de dates et de faits. Son but est de permettre à l’étudiant au travers des faits de l’histoire, de se connaître également.

3. LES NOTES

Les cours sont donnés à un nombre restreint d’élèves. Dans ces conditions, une attention personnelle est donnée à l’élève et un dialogue à propos de son travail peut s’effectuer qui remplace totalement les notes.

4. LA COMPETITION

Il est rare que deux élèves aient le même programme de cours.

A l’intérieur des cours, il y a naturellement des différences de compétences, mais celles-ci ne sont pas utilisées comme moyen de comparaison en vue de faire travailler les adolescents. Il s’agit au contraire, d’accepter la différence et de permettre ainsi un épanouissement de chaque individu.

5. LES PUNITIONS, LES RECOMPENSES

Les adolescents ne sont pas grondés ou punis. S’ils font quelque chose de faux, on leur demande de s’arrêter. En effet, il n’y a pas un moi hiérarchique, qui est autorisé à punir ou à récompenser.

Les relations ne sont alors plus déformées par la recherche de la récompense ou pour éviter une punition et on retrouve la joie du don.

6. LES MODELES

Le maître n’est pas un modèle que l’on imite dans sa façon d’être, dans sa façon de vivre, c’est un être qui comme l’élève apprend à vivre. Il ne peut être qu’un miroir, car chacun est son propre guide.

Après avoir rejeté les éléments précédents, les questions suivantes se posent :

— Y a-t-il dans l’homme une vitalité d’apprendre et de connaître qui ne soient pas issues de conflits et qui soient pleinement créatrices ?

— Apprendre prend-il une signification différente lorsqu’il n’est plus vu comme l’agrandissement du moi, de l’égo ?

— Quel est alors le rôle de l’enseignant ?

Ces questions sont à la base d’une éducation créatrice.

Comme je l’ai déjà dit notre société est baisée sur le savoir qui donne un pouvoir de l’individu sur un autre. D’autre part, l’individu trouve un plaisir à connaître, car le cerveau découvre un certain espace, une certaine mobilité, il compare, il établit des relations. Pourtant, il est évident que le savoir est une accumulation de connaissances et que ces connaissances sont les mémoires de notre passé; et qu’à ce titre la connaissance est limitée.

Il y a autre chose que l’on peut faire dans une école, c’est percevoir.

Lorsque le professeur et les élèves s’interrogent sur les connaissances, sur la valeur, la fonction du savoir ainsi que sur ses limites et observent l’action de ce savoir sur les individus eux-mêmes, il y a une perception immédiate de la vie en mouvement.

Dans une école traditionnelle le rôle du professeur est d’enseigner, on veut que l’élève apprenne alors qu’une éducation créatrice ne devrait-elle pais explorer et développer une nouvelle façon d’apprendre qui me semble être cet état de perception. Dans ce cas, le professeur ne peut qu’apprendre également et il le fait avec les autres, en espérant que les autres percevront également. Au moment où ils ont perçu, ils ont appris. Il n’y a rien de plus. Il n’y a pas de professeurs, il n’y a que des apprentis.

Apprendre ensemble est alors la semence d’une relation vivante et créatrice.

Février 1981

Gisèle BALLEYS

Licenciée en sciences pédagogiques

de l’Université de Genève.

Enseignante à l’École de Brockwood.