XXX
Si tu t'imagines...

Si l’on ne peut transmettre ce dont il est ici question, du moins par la parole verbale, écrite ou par une technique, peut-être pourrait-on aider les autres à s’approcher du point de rupture. Mais, quels sont ceux qui sont disposés d’emblée à mourir à leur imaginaire, à renoncer à se faire plaisir ? Quels sont ceux qui sont prêts à s’engager sans réserve aucune, sans arrière-pensée, totalement ? non pas en avançant simplement un pied et en se disant : Après, on verra bien… Si l’on sait par avance, comme il est dit dans le zen, que la chambre que l’on s’imagine être celle du trésor, et dans laquelle on va se glisser comme un voleur, va se révéler être une pièce vide ? Non, surtout pas cela. Renoncer à son confort et à ses sucreries spirituels, à son petit trésor intérieur personnel, aux chaudes satisfactions que procure le milieu « agitationnel » dans lequel on évolue, il ne saurait en être question. C’est en ce sens que l’on peut aussi comprendre la parabole du jeune homme riche de l’Evangile qui demande au Christ ce qu’il doit faire pour avoir la vie éternelle et auquel celui-ci répond : « Abandonne tout et suis-moi ». Et le jeune homme s’en alla tristement parce qu’il tenait trop à lui-même.

(Revue Être. No 2. 15e année. 1987)

Comment se fait-il qu’aucun instructeur n’ait laissé de successeur ? Près de nous, sans même remonter à Eckhart et Shankara, il suffit de penser à Ramdas, Maharshi, Mâ, ou Maharaj ? pour s’en tenir à l’Inde, afin de ne pas froisser les susceptibilités toujours extrêmes des Occidentaux en ce domaine.

Fini le gourou, finie la lignée. Les fidèles ? comme les essaims d’insectes autour d’une lumière les soirs d’été ? l’abandonnent pour une autre quand elle ne brille plus, partant à la recherche d’un nouveau guru auprès duquel ils pourront un temps s’agglutiner.

Du côté de celui qui parle ? il s’agit, bien entendu, de celui qui est totalement sincère, c’est-à-dire sans duplicité intime, sans aucune faille entre ce qui est pensé et ce qui est dit ; ce qui est extrêmement rare ? ou bien on se trouve en présence de quelqu’un qui enseigne ce que l’on peut appeler une technique d’approche, pour calmer l’agitation de l’esprit, l’inquiétude de l’âme et les tensions du corps. Dans ce cas il n’y a rien à remarquer, tout dépend de l’habileté technique et du magnétisme ? au théâtre, on dit : de la présence ? du maître d’une école zen, de hatha-yoga, de tai-ji-quan, de l’hésychasme ou autre.

Ou bien, on se trouve en présence d’un « dégagé vivant de l’hypocrisie humaine », de la sienne en premier lieu. Non pas un de ces êtres brillants, tombés dans le piège intellectuel, supérieurement habile, pour faire des rapprochements, des comparaisons, des similitudes et jongler d’une manière éblouissante avec deux centaines de concepts, parmi lesquels l’être et le non-être ne sont pas les moindres ; mais un de ces êtres dans lesquels l’envers et l’endroit, l’intérieur et l’extérieur sont de la même facture. Dans ce cas on se trouve littéralement dans une histoire de fous, car celui qui parle dit : « Vous ne pouvez absolument pas découvrir par vous-même ce dont il s’agit, parce que vous l’êtes et que votre désir de savoir où vous en êtes et ce que vous êtes en définitive vous empêche précisément de vous en rendre compte. » C’est l’histoire du médicament qui fera effet si, au moment de l’absorber, on ne pense pas à lui ou à une autre chose bien définie. Il est certain que cela ne marchera pas. Ainsi s’explique la fameuse réponse du Maharshi à qui lui demandait : « Pouvez-vous me donner cela que vous avez ? » ? « Je peux vous le donner, mais pouvez-vous le prendre ? ».

Quant à celui qui parle, parce que ce dont il parle n’est ni intellectuel, ni affectif, il ne peut le communiquer à celui qui ne peut le comprendre qu’avec son mental ou son cœur.

Et c’est là tout le drame !

Toutes les questions ont leur origine dans ce qui a été ramassé quelque part et mis en mémoire. Il n’y a pas de question sans interrogateur. La compréhension de la réponse se fera au niveau de celui qui la reçoit. Quant à celui qui répond, il est bien obligé, lui, aussi, de le faire au niveau intellectuel, c’est-à-dire en mode duel. Le fait de préciser que la réponse restera toujours inadéquate n’y changera rien.

La meilleure preuve se trouve dans la fameuse question : Qui suis-je ? Qui (ou que) et Je sont artificiellement séparés, comme s’il y avait quelque chose d’inconnu d’un côté et une autre chose (moi) de l’autre ? avec un pont (être) entre les deux pour faire le lien. Certes, en proposant de se poser la question : Que (what) suis-je ?, Maharshi savait, lui, ce dont il s’agissait. Il connaissait Que et Je comme étant une seule et même réalité inséparable, indifférenciable, mais inexprimable au niveau du langage ? d’où la formulation dualiste inévitable pour se faire entendre.

Il n’existe pas de réponse possible. On aura beau se torturer l’esprit en se demandant ce qu’on est, c’est sans issue, ça laisse supposer qu’il existerait autre chose à acquérir : « Il doit y avoir quelque chose d’autre que ce que je suis maintenant », on piétinera sur place tant que l’évidence du caractère artificiel de la séparation ne s’imposera pas soudain à soi, contraint et forcé, faisant dépasser d’une façon irréversible le cap de la dualité et voir que ? celui qui pose la question, la question elle-même et la réponse pour celui qui la reçoit s’apparente au jeu du chien qui court après sa queue, laquelle n’a jamais été séparée de lui.

Alors, on en a fini de jouer avec soi-même, de se peindre et de peindre les autres aux couleurs de guerre, de spiritualité, d’amour, etc… La gamme des jugements sur la palette humaine reste illimitée.

On voudrait, certes, faire connaître aux autres ce qui se place au-dessus de la pensée, donc des mots. Mais comment ceux-ci pourraient-ils comprendre ce dont il s’agit. D’abord, on ne dispose d’aucun moyen pour s’exprimer correctement, ensuite ceux qui écoutent le font à partir de leurs propres références mémorisées ou affectives. Ou bien, on adopte, pour essayer de se faire comprendre, une formulation positive et l’on se trouve dans un champ très restreint de possibilités, toutes également abusives, car ce que je suis essentiellement ne peut se trouver enfermé dans une affirmation du genre : « Je : c’est ! ».

Ou bien, on adopte une formulation négative et c’est alors un espace illimité de possibles, tout le connu peut y passer. Seulement « Ce n’est pas en disant ce que Dieu n’est pas qu’on le fera connaître » déclaraient déjà les pères grecs ; mais cela permet de dégager un peu le terrain.

Si l’on ne peut transmettre ce dont il est ici question, du moins par la parole verbale, écrite ou par une technique, peut-être pourrait-on aider les autres à s’approcher du point de rupture. Mais, quels sont ceux qui sont disposés d’emblée à mourir à leur imaginaire, à renoncer à se faire plaisir ? Quels sont ceux qui sont prêts à s’engager sans réserve aucune, sans arrière-pensée, totalement ? non pas en avançant simplement un pied et en se disant : Après, on verra bien… Si l’on sait par avance, comme il est dit dans le zen, que la chambre que l’on s’imagine être celle du trésor, et dans laquelle on va se glisser comme un voleur, va se révéler être une pièce vide ? Non, surtout pas cela. Renoncer à son confort et à ses sucreries spirituels, à son petit trésor intérieur personnel, aux chaudes satisfactions que procure le milieu « agitationnel » dans lequel on évolue, il ne saurait en être question. C’est en ce sens que l’on peut aussi comprendre la parabole du jeune homme riche de l’Evangile qui demande au Christ ce qu’il doit faire pour avoir la vie éternelle et auquel celui-ci répond : « Abandonne tout et suis-moi ». Et le jeune homme s’en alla tristement parce qu’il tenait trop à lui-même.

Et puis, avec le recul, on s’aperçoit que pour l’essentiel tout se passe fortuitement, d’une manière qui varie pour chacun, qui n’a pas été voulue ainsi et donc pas imaginée telle. Un processus de germination et croissance se déclenche, il portera peut-être des fleurs et des fruits. Se figurer le connaître par anticipation conduit à s’engager dans des chemins sans issue.

Si tu t’imagines Fillette, fillette… Si tu t’imagines… Ce que tu te goures.

D’un poème de Raymond Queneau, dans l’Instant fatal. Poésie/ Gallimard.