Robert Linssen
Spiritualité et régime alimentaire

(Revue Être Libre. No 145-146-147, mars-avril 1958) Il semble qu’un certain engouement se soit manifesté depuis quelques mois pour les régimes alimentaires, les pratiques diététiques parmi de nombreux spiritualistes. Nous n’infirmerons en rien notre prise de position précédente dans ce domaine, mais les événements semblent appeler une mise au point. On nous demande la raison […]

(Revue Être Libre. No 145-146-147, mars-avril 1958)

Il semble qu’un certain engouement se soit manifesté depuis quelques mois pour les régimes alimentaires, les pratiques diététiques parmi de nombreux spiritualistes. Nous n’infirmerons en rien notre prise de position précédente dans ce domaine, mais les événements semblent appeler une mise au point.

On nous demande la raison pour laquelle Krishnamurti ne prend jamais position dans le domaine de l’hygiène alimentaire. On nous demande comment il se fait qu’étant si sévère pour lui-même dans le domaine de son alimentation, de ses exercices de gymnastique, etc., il ne nous donne aucun conseil pratique relativement à toutes ces choses.

Et ces questions sont posées par des personnes qui lisent Krishnamurti, ou l’écoutent depuis de nombreuses années.

Elles n’ont donc pas compris le caractère de priorité indiscutable qu’occupe la transformation psychologique et spirituelle de l’homme par rapport au domaine physique.

Certes, il est important de se nourrir sainement et de vivre conformément aux lois profondes de la nature. Mais nous perdons de vue que toutes ces tentatives de transformation physique, de régime, d’exercice sont vouées à un échec total si nous ne procédons pas à la révolution fondamentale des valeurs présidant notre vie mentale.

Prétendre hâter la réalisation de la libération spirituelle par l’exercice d’un régime alimentaire, ou la pratique de certaines respirations ou postures est un enfantillage.

Nous comprenons mieux que jamais l’apparent découragement qui parfois se lit dans les yeux de Krishnamurti lorsque nous voyons certains de ses auditeurs rabaisser ou limiter le problème de la transformation, dont il parle, à des domaines purement physiques ou alimentaires.

Nous avons présents à l’esprit les confidences de divers amis médecins, homéopathes ou autres, de longue expérience. Que nous ont-ils dit ? Voici leurs conclusions en quelques mots : certes, par les régimes, par une hygiène naturelle, nous pouvons guérir de nombreuses maladies, mais ce n’est jamais pour longtemps. Quelques années passent et les patients reviennent avec d’autres troubles, totalement différents.

Toute l’évolution récente de la psychosomatique nous prouve la prééminence et l’importance du secteur psychologique et spirituel.

Certes, vivre en conformité avec les lois profondes de la nature nous délivre de nombreuses maladies, de nombreuses souffrances. Mais retirons de notre esprit l’idée que le « Satori » sera plus proche de nous si nous avons à notre disposition un corps minutieusement préservé par un régime sain, Notre joie de vivre physiquement sera plus grande. C’est tout. C’est déjà énorme, dirons certains. Ceux pour qui la vie physique est tout. L’euphorie physique procurée par l’application d’une hygiène alimentaire n’a rien de spirituel. Nous pouvons éprouver des moments de détente et de bien-être physique ou nerveux après avoir pris un bain dans une rivière ou chez nous, ou après un exercice de gymnastique, ou encore après l’acte sexuel. Ces euphories et ces détentes n’ont absolument rien de « spirituel ».

Nous pouvons avoir un corps doué d’une certaine pureté grâce à une discipline attentive et minutieuse. Mais dans ce cas, nous risquons d’être plus que jamais dans le processus du « moi », de ses auto-défenses. La pureté biologique du corps n’apporte jamais automatiquement celle de l’esprit. C’est plus exactement l’inverse qui se produit.

Si nous sommes réellement attentifs et si nous pratiquons effectivement l‘Éveil qui nous est suggéré par Krishnamurti ou le Zen, nous devons irrévocablement transformer notre comportement physique, alimentaire, sexuel, respiratoire, etc. Mais ces transformations sont des conséquences et non des moyens.

Nous demanderons donc à nos lecteurs de bien réviser ce que nous avons écrit précédemment concernant les rapports de la transformation physique et spirituelle. Peut-être avons-nous eu tort d’affirmer trop catégoriquement qu’il est rare d’observer une transformation spirituelle sans une certaine « résurrection de la chair ».

La plupart s’emparent de telles affirmations pour justifier tout un ensemble de disciplines auxquelles ils accordent inconsciemment un caractère de priorité. Ces préoccupations ne sont souvent qu’une distraction, un truc de plus élaboré par les ruses de l’esprit. Pour autant, le processus du « moi » n’a pas été atteint du tout. Au contraire. L’intérêt et la nouveauté de la discipline captent son attention et le renforcent.

Le problème spirituel ne sera résolu que lorsque l’esprit sera conscient de ses attachements, de ses identifications. Lorsque nous aurons l’attention nécessaire pour saisir le caractère destructeur de nos projections mentales. Lorsque nos automatismes mémoriels, nos nominations, nos mises en catégories ne viendront plus renforcer la dualité d’un observateur et d’un « observé », alors nous serons disponibles au « mouvement de la Vie ».

C’est à ce niveau, spirituel, psychologique et très profond, que doit être résolu le problème du « moi », mais non au niveau de l’hygiène alimentaire.

Ceci dit, ne jouons pas sur les mots. Il n’a jamais été dit qu’il fallait s’empoisonner par une alimentation stupide. Il n’a jamais été dit que l’hygiène alimentaire et les exercices n’avaient aucune importance.

Nous résumerons ici la position de Krishnamurti dans ce domaine : La transformation spirituelle et psychologique de l’homme possède un caractère de priorité fondamentale. Sans cette révolution spirituelle intégrale, toute prise en considération d’une discipline physique ou autre, risque de n’être qu’une ruse de l’esprit, n’apportant aucune libération véritable du « moi ». Celui-ci reste prisonnier de sa « continuité modifiée ».