(Revue CoÉvolution. No14. Automne 1983)
Reprendre la totalité des questions abordées au cours de la discussion qui clôtura le colloque (et qui se prolongea bien au-delà de l’heure prévue) n’aurait guère été possible ici. Jacques de Gerlache en a relevé et résumé les points principaux, faisant la synthèse des interventions et des opinions parfois contradictoires énoncées sur certains sujets. Un point final n’est pas pour demain, mais l’essentiel est que la coopération entre médecines « officielles » et « parallèles » commence à être véritablement mise en pratique.
— G.B. —
Curieusement, au cours des débats, la préoccupation majeure est restée celle du concept même de paradigme. Le changement de paradigme a aussi été décrit essentiellement comme le remplacement du paradigme dominant la science actuelle par un ou plusieurs autres, au demeurant déjà bien établis dans l’esprit de ceux qui les défendent. Sans doute parfois y eut-il confusion entre le changement de théorie et le changement de paradigme ?
C’est le professeur Jean Dierkens (Université de Mons) qui fit remarquer que l’interrogation concernant les paradigmes ne doit cependant pas se limiter à une problématique du vrai et du faux. « La problématique du vrai et du faux est une impasse, du moins telle qu’on la pratique en général. Remarquons que Kuhn a écrit son ouvrage sur les paradigmes sans jamais employer le mot vrai ou faux. Il serait important de se rendre compte de ce que les philosophes des sciences appellent la surdétermination des théories. Il y a une infinité de théories qui peuvent correspondre à un nombre fini de choses qu’on appellerait observations. Ce qui veut dire qu’à ce niveau là, la vérité d’une théorie devient un concept qui doit être beaucoup plus précisé que quand on l’emploie en général« .
« La vérification, comme par exemple par la statistique, de ce que produit un paradigme est logiquement impossible parce que c’est le paradigme lui-même qui détermine ce que l’on va vérifier et, par conséquent, on se trouve à vouloir utiliser dans un système clos quelque chose qui n’est pas un système clos. Donc la vérification statistique d’un paradigme pose des questions qui, au point de vue logique en tout cas, n’ont aucune solution ou n’ont de validité que dans le paradigme lui-même« .
Ensuite, le changement de paradigme, problème abordé par Dimitri Viza, fut largement commenté. Considéré comme une révolution, en tout cas au niveau social, il peut être aussi considéré comme une évolution, comme un processus de maturation. Métamorphose, au sens de I. Prigogine et I. Stengers, le paradigme s’épuise conceptuellement et il est, malgré tout, l’organisateur de celui qui le remplace, même si généralement les tenants de l’ancien paradigme ne se laissent pas facilement remettre en question.
Dans ce contexte, l’idée de l’apogée d’une science harmonieuse au sein d’un paradigme serein et dans lequel un consensus rassemblerait tous les chercheurs fut réfutée par J. Dierkens : « J’ai l’impression qu’on vit toujours dans le rêve d’une magnifique communication (…). Je suis navré mais ce n’est pas l’impression que j’ai du monde dans lequel nous sommes. Nous sommes dans un monde conflictuel, dans lequel le partage est lié à tout une série d’intérêts et, par conséquent, cette vision des savants correspond à un certain nombre de rêves et j’ai l’impression que l’on avance plus en abandonnant ce rêve d’un discours total où tout s’arrangerait et en continuant à essayer de faire avec les outils qu’on a mais avec lesquels on réussit à faire un certain nombre de choses. C’est ce que j’appelle l’image de la technologie intellectuelle et j’essaye de voir comment elle s’insère dans des régions socialement définies plutôt que de les penser en termes de vrai ou de faux« .
D. Viza voit dans le consensus la manière dont s’organise un processus d’autodéfense du paradigme.
Substitutions ?
Pour la plupart des participants, la discussion abstraite alimente néanmoins le plus souvent le désir de voir, au niveau des sciences et de la médecine particulièrement, un autre paradigme se substituer au paradigme dominant.
Pour le Dr Van Goitsenhoven (homéopathe, Bruxelles), on pourrait considérer qu’il y a un but en médecine, un idéal que l’on pourrait définir comme étant la guérison : « Il a été dit que l’on peut juger de la valeur d’un paradigme d’après ses résultats. On ne peut nier qu’il y a des résultats dans la médecine classique, mais sont-ils constants et atteignent-ils l’idéal ? La réponse étant négative, je cherche un autre paradigme sans rejeter le premier, mais en visant la complémentarité. Ainsi les principes de l’homéopathie, associés dans certains cas à la loi des contraires, correspond à une intégration des deux paradigmes, l’idéal déterminant le paradigme à choisir dans chaque cas« .
Cette position considère le but à atteindre comme extérieur au paradigme alors qu’en fait il en est partie intégrante. Ainsi la guérison n’est-elle pas considérée dans toutes les cultures comme l’idéal à atteindre et c’est là que les paradigmes de la médecine, par exemple, diffèrent. Dans le cas d’un idéal de guérison, c’est plutôt un affrontement de théories au sein d’un paradigme dont il s’agit.
Les biologistes n’étudient plus la vie ; les uns étudient le comportement, d’autres des gènes, des molécules, etc. La vie n’existe plus. Moi, ce qui m’intéresse, c’est la vie, non pas la vie en soi, mais la vie comme un ensemble de qualités et de propriétés qui n’existent que chez les êtres vivants.Je crois qu’officiellement, les biologistes ne s’intéressent pas à la vie parce que c’est un mot creux pour eux. Cela dit, ils s’intéressent passionnément à manipuler la vie et l’idée de créer la vie est très importante pour eux. Je crois qu’on pourra y parvenir et ce sera un triomphe et un aboutissement. Mais aussitôt, ce rêve démiurgique de tout manipuler sera approprié par les pouvoirs d’État. Les biologistes seront peut-être effrayés et se poseront les problèmes refoulés. Je crois que la résistance à cette volonté de tout manipuler se renforcera.
Les paradoxes de la complexité Edgar Morin |
C’est ce qu’illustrent les propos du Dr Belon (Laboratoires Boiron, Lyon). « Il semble que l’homéopathie a très bien été acceptée à ses origines. Elle était acceptée parce qu’elle s’intégrait parfaitement aux paradigmes de l’époque (le début du 19e siècle). Mais à partir du moment où, par son mode de fabrication propre, elle a nié la théorie atomique et la théorie moléculaire, l’homéopathie a été de plus en plus attaquée avec, comme argument essentiel, qui reste identique depuis cent ans : vos médicaments, il n’y a rien dedans, donc cela ne peut pas marcher, donc cela ne sert à rien de l’expérimenter« .
Le paradigme détermine ainsi autant les expériences à faire qu’il est déterminé par elles et seules les théories qui s’y conforment seront jugées comme bonnes à être vérifiées.
François Favre (Paris) a fait remarquer que si, pour les sciences de la nature, le passage d’un paradigme à l’autre pouvait être souvent associé à un cul de sac technologique, ce n’était pas le cas en sciences humaines pour lesquelles il n’y a pas de résultats technologiques.
« Il y a des modèles qui sont avancés. Chaque école fait de l’expérimentation autour de ses modèles et il y a presque autant de modèles que d’expérimentateurs. Le problème paradigmatique en sciences humaines est donc de rechercher une théorie qui fasse un consensus et, actuellement, on est loin d’y arriver« .
Le temps a manqué pour approfondir ces idées et notamment celle qui pousse à penser que le paradigme dominant pourrait changer. Ainsi, la discussion de l’après-midi est restée centrée sur les rapports entre la forme actuelle du paradigme dominant et certains autres, formés autour de certains savoirs traditionnels ou empiriques. Encore une fois le devenir du paradigme et la mise en évidence de ce qui pourrait réellement changer sont restés au second plan.
La médecine occidentale peut-elle juger la médecine chinoise ?
C’est le Dr Beyens (acupuncteur, Bruxelles) qui suscita sans doute la discussion la plus vive lorsque que les participants crurent comprendre dans ses propos que la science occidentale actuelle pouvait « faire la part des choses » dans le « fatras » de la médecine chinoise, pourtant bien plus ancienne, et qu’on lui demanda d’où la science occidentale tirait cette prérogative : « Ce n’est pas un problème d’antériorité« , répondit le Dr Beyens, « c’est un problème d’efficacité. Il y a en médecine chinoise énormément de connaissances, mais c’est un bouillon de culture invraisemblable. Il y a depuis plusieurs siècles des centaines de livres et de connaissances qui sont considérées selon une certaine structure de pensée et qui produisent les théories générales de la médecine chinoise et de l’acupuncture. Mais parmi toutes les recettes, la médecine chinoise ne s’est jamais posé la question de l’efficacité et je pense que nous avons le droit de déterminer ce qui est vraiment utile et ce qui le serait moins ou pourrait être remplacé par une médecine différente. Il faut appliquer au côté du savoir empirique de la médecine chinoise le savoir expérimental selon sa caractéristique particulière, celle de questionner la relation entre l’objet et le sujet et de délimiter l’utile et l’inutile« .
Le professeur J. Dierkens développe son point de vue à ce sujet. « On peut se demander si la plus grande mystification n’est pas, plutôt que dans certains aspects de la médecine chinoise, dans l’accaparement par la médecine occidentale des traditions orientales« .
Le Dr R. Frank relève quant à elle le terme de « fatras » et considère que nous sommes mal placés pour appréhender une symbolique et un cheminement aussi difficiles que ceux de la culture chinoise. « Je comprends très bien la démarche du Dr Beyens, qui souhaite trouver au niveau de la connaissance millénaire assemblée par la profondeur intuitive de la logique chinoise des arguments thérapeutiques au niveau occidental. Ce qui me gêne c’est que ces alternatives médicales soient parfois considérées comme de nouveaux champs d’investigations commerciales. Je ne voudrais pas que le FRAM qui a voulu parler des ethnomédecines puisse être un jour considéré comme le promoteur de supermarchés de thérapeutiques médicales« .
Le Dr Belon revient sur la portée plus générale de cette discussion. « Lorsqu’on envisage la médecine chinoise, essentiellement l’acupuncture, il faut bien dire que pour les Chinois on examine le paradigme dominant et que ce paradigme on l’examine de l’extérieur. Lorsque vous envisagez un paradigme A et un paradigme B, et lorsque vous affirmez qu’il faut faire la démarche de recevoir et d’accepter le paradigme B, vous avez raison, mais le paradigme B, de son propre point de vue, est lui-même dominant, même lorsqu’il est très minoritaire ou très marginal. Que vous le vouliez ou non, à un moment ou un autre de votre démarche, vous vous faites co-dominant de B et il faut en être conscient. C’est Malraux qui a dit qu’il est pratiquement impossible, sans devenir fou, d’intégrer deux cultures« .
« L’avantage des savoirs empiriques« , ajoute le professeur Dierkens, « c’est que les savoirs empiriques fonctionnent mieux avec une pensée de type hémisphère droit. Pour le gauche, une chose est vraie ou fausse, il est intolérant. L’hémisphère droit passe à la pensée symbolique, à la logique. On doit avoir sans hésiter les deux oreilles ouvertes en maintenant une sorte de pensée dynamique, créatrice« .
Reste le problème de l’évaluation de toutes les connaissances. C’est la question que se pose Gérard Blanc : « Y-a-t-il des critères d’utilité ou d’efficacité qui puissent être universellement admis ? Sinon quelle est la signification d’une comparaison ? Il faut bien admettre qu’un certain nombre de médecines n’ont pas les mêmes critères et dans ce cas elles ne sont absolument pas comparables. J’ai peur d’une certaine tendance à tout ramener au modèle culturel et scientifique occidental. Il faudrait peut-être aussi inverser le procédé et que les acupuncteurs chinois jugent l’utilité et l’efficacité de la médecine occidentale dans leur pays. On pourrait le faire ailleurs aussi et on aurait sûrement de grosses surprises« .
Autres dimensions de la médecine
Le mot « rituel » fut prononcé plusieurs fois au cours de la discussion en ce qui concerne les pratiques empiriques et les médecines parallèles. Ce rituel, note D. Viza, existe dans notre expérimentation classique, ordinaire. Dans chaque laboratoire nous faisons des gestes rituels dont nous n’avons plus conscience et il est faux d’opposer les pratiques empiriques à la science sur la question des rituels.
« L’important« , souligne un autre participant, « du point de vue du problème des paradigmes, c’est sans doute que nous passons d’une médecine du laisser-être (dans le domaine de la contraception, de l’avortement et même de la mort) à une civilisation du faire vivre et peut-être du faire mourir. Il y a là une inversion paradigmatique qui me semble fondamentale. Autant l’ensemble des médecins pèsent sur l’exercice de la médecine, et donc sur les patients, autant à l’avenir les patients pèseront eux-mêmes sur l’exercice de la médecine ; mais l’esprit qui les anime n’est plus le même et ça aussi c’est très important« .
« C’est la dimension spirituelle qui semble disparaître de la pratique médicale occidentale« , souligne encore quelqu’un. C’est aussi ce qui la sépare le plus des savoirs traditionnels qui, pratiquement tous, intègrent cette dimension. Elle se trouve exclue de la démarche rationnelle, peut-être parce que l’on n’ose plus l’y intégrer.
Que conclure ? Sinon, bien sûr que tout reste à faire. Ces quelques heures ont peut-être convaincu certains de la nécessité d’une réflexion approfondie sur notre interrogation scientifique ou médicale. Pour que s’opère cette « transfiguration » plus ou moins révolutionnaire mais en tout cas « coévolutive » de nos esprits et de nos méthodes. Prochainement peut-être une nouvelle réunion permettra d’établir une communication plus approfondie entre les participants au cours de laquelle les échanges seront plus structurés pour que, peut-être, chacun puisse faire évoluer un peu « son p’tit coin de parapluie, son p’tit coin de paradigme« …
Jacques de Gerlache est docteur en sciences pharmaceutiques. Toxicologue pour le Groupe SOLVAY et Co-Fondateur de GreenFacts.