Maryse Choisy
Teilhard et l'Inde

Teilhard veut « psychiser » la matière, car la forme supérieure d’existence et l’état final d’équilibre pour l’étoffe cosmique est d’être pensée . Il veut donc sauver la pensée du monde et par là donner un sens nouveau au monde. Il veut rapporter la terre à Dieu et ainsi donner une valeur à la terre. Dans ce dépassement, sans le savoir, il rencontre les Oupanishads.

(Revue Teilhard de Chardin. No 73. Mars 1978)

Dès sa mort, en 1955, Pierre Teilhard de Chardin est devenu un mythe. Je crois aux mythes. Chaque époque se crée son héros qui lui permet d’espérer. Dans ce nœud de forces condensées chacun puise sa force.

Peu m’importe de savoir si Ulysse et Yseult sont nés de l’imagination du peuple ou du poète. Par la résonance qu’ils rencontrent, ils ont plus de réalité que M. et Mme Dupont en chair et en os. Un mythe est vrai s’il s’en dégage un certain dynamisme.

Entre l’homme vivant que j’ai connu et le mythe créé par ceux qui ne l’ont jamais rencontré (ou aperçu le temps d’une porte qui s’ouvre et se referme) quoi de commun? Entre ces deux vérités je suis déchirée. Où est la vraie vérité ? Est-ce la légende qui veut à tout prix que l’Inde eût inspiré certaines doctrines de Teilhard ? Est-ce mon souvenir de l’homme, fier de sa culture occidentale, qui rejetait l’Orient comme le sommeil en plein midi ?

D’une part, je me reproche : « Toi qui sais que Teilhard n’aimait pas l’Inde, n’es-tu pas infidèle à sa mémoire ? Et le témoignage qu’on doit à ceux qu’on aime ? » D’autre part, ne sais-je pas aussi que ce qu’on sent importe plus que ce qu’on dit et qu’il est impossible que fût né le mythe de Teilhard « hindouisant » si quelque chose dans le fond secret de sa pensée ne l’eût engendrée…

Comment se présentait ce siècle à un jeune homme naïf avide de savoir ? L’irrationnel entrait à pas de colombe dans l’histoire. Freud publia l’Interprétation des Rêves en 1900. Planck annonça la théorie des quanta en 1901. Einstein parla de relativité en 1905. Dès 1906 Bergson, dans son Évolution créatrice, pour mieux approcher la réalité rendit sa place d’honneur à l’intuition. Le monde après tout n’était pas aussi ordonné qu’on l’avait cru. Entre deux bonds anarchiques de quanta s’infiltrait l’angoisse qui allait s’étendre sur notre temps. Déjà Teilhard était trop lié à l’humanité pour ne pas sentir sa misère.

« Vue dans l’avenir, la Mort est le résumé et le fond commun de tout ce qui nous effraie et nous donne le vertige… Il faut avoir senti passer sur soi l’ombre de la Mort, pour réaliser tout ce que la marche dans l’Avenir a de solitaire, de hasardeux et d’effrayant… Ceux qui n’ont pas failli mourir n’ont jamais aperçu complètement ce qu’il y avait devant eux. Les autres, ceux à qui un grand effroi a fait lever tout à fait la tête et regarder droit dans le Temps, la crainte les a pris souvent, même au milieu d’une course jusque-là assurée entre les abîmes, et il se peut que dans leur émoi, ils se soient sentis enfoncer. »[1]

Ce texte, Teilhard l’écrivit en octobre 1918. Le souffle de la Grande Guerre y passe en filigrane, mais aussi tout le drame de la condition humaine qui se prolonge dans le rêve de la Grande Monade.

« … Et moi, j’ai eu peur, et le vertige s’est emparé de moi-même, quand mesurant les limites étroites où s’enfermait le globe radieux, j’ai pris soudain conscience de l’isolement irrémédiable où se trouve perdue la gloire de l’Humanité…

Les hommes, jusqu’ici, ont toujours vécu à l’ombre des réalités humaines plus grandes qu’eux-mêmes… Pour la première fois, ce soir, en remarquant le bloc unique où nous sommes, tous, à la veille de nous trouver pris, j’ai eu l’impression d’émerger hors de notre race et de dominer un ensemble fermé; et j’ai senti comme si, tous, accrochés les uns aux autres, nous flottions ensemble dans le vide…

L’Homme a l’homme pour compagnon. L’Humanité est seule… J’ai vu les bords de l’Humanité; j’ai aperçu le noir et le vide autour de la Terre… »

Dans une lettre datée du 12 octobre 1926, de Tien-Tsin, Teilhard avoue à l’abbé Gaudefroy :

« Je rêve d’une espèce de « Livre de la Terre », où je me laisserais parler, non comme Français, ni comme élément d’un compartiment quelconque, mais comme homme, ou comme « terrestre » simplement. Je voudrais dire la confiance, les ambitions, la plénitude, et aussi les déceptions, les inquiétudes, l’espèce de vertige, de celui qui prend conscience des destinées et des intérêts de la Terre (Humanité) tout entière. Dans ces pages, où je ne chercherais à m’accorder avec aucun des courants d’idées reçues, mais seulement à traduire ce que je sens, je voudrais faire passer l’expression de ma foi en l’œuvre humaine et l’unité humaine, — de ma colère contre les cloisons et les plafonds qui compartimentent encore des fragments spirituels destinés à se joindre, — de notre déception en nous voyant emprisonnés sur une boule dont l’intérêt limité s’épuise, de notre angoisse en nous voyant seuls, tous ensemble, au milieu de l’espace sidéral… »[2]

Cette conscience planétaire, si proche déjà de la sensibilité indienne, est dans le style du prophète. Indienne aussi, la manière de dépasser l’angoisse de la mort. Il n’y a qu’une seule issue vers la plus grande Vie, — et c’est la Mort.

« … Incessamment, comme une buée qui tremble et s’évanouit, un peu d’esprit libéré monte et s’évapore autour de la Terre : l’âme des trépassés. Par ce même chemin doit s’en aller l’esprit achevé et mûri de la grande Monade…

La seule vraie mort, la bonne mort, est un paroxysme de vie : elle s’obtient par l’effort acharné des vivants pour être plus purs, plus unis, plus tendus hors de la zone où ils sont confinés.

Heureux le Monde qui finira dans l’extase… »[3]

Sans doute cette acceptation de la mort est-elle très chrétienne dans ce cri de détresse qui se mue en cri de joie :

« … C’est une chose terrible d’être né, c’est-à-dire de se trouver emporté, sans l’avoir voulu, dans un torrent d’énergie formidable, qui paraît vouloir détruire tout ce qu’il entraîne en lui.

Je sens, mon Dieu, que par un renversement des forces dont Vous pouvez seul être l’auteur, l’effroi qui me saisit devant les altérations sans nom qui s’apprêtent à renouveler mon être se mue en une joie débordante d’être transformé par Vous. »[4]

Son propre salut ne suffit pas à Teilhard. Dès 1923, il est tout entier dans son désir d’achever l’Univers avec Dieu.

« Puisque, une fois encore, Seigneur, non plus dans les forêts de l’Aisne, mais dans les steppes d’Asie, je n’ai ni pain, ni vin, ni autel, je m’élèverai par-dessus les symboles jusqu’à la pure majesté du Réel, et je vous offrirai, moi, votre prêtre, sur l’autel de la Terre entière, le travail et la peine du Monde… »

« … Jadis, on traînait dans votre temple les prémices des récoltes et la fleur des troupeaux. L’offrande que vous attendez vraiment, celle dont vous avez mystérieusement besoin chaque jour pour apaiser votre faim, pour étancher votre soif, ce n’est rien moins que l’accroissement du Monde emporté par l’universel devenir. »[5]

Teilhard veut « psychiser » la matière, car la forme supérieure d’existence et l’état final d’équilibre pour l’étoffe cosmique est d’être pensée[6]. Il veut donc sauver la pensée du monde et par là donner un sens nouveau au monde. Il veut rapporter la terre à Dieu et ainsi donner une valeur à la terre. Dans ce dépassement, sans le savoir, il rencontre les Oupanishads.

Cet amour de la terre émet un son unique dans la spiritualité chrétienne. Rome l’a reproché à Teilhard. L’Osservatore Romano du 30 juin-1er juillet 1962 parait scandalisé par ces lignes :

« Si, par suite de quelque renversement intérieur, je venais à perdre successivement ma foi en un Dieu personnel, et ma foi en l’Esprit, il me semble que je continuerai à croire au Monde. Le Monde, la Valeur, l’Infaillibilité et la Bonté du Monde est, en dernière analyse, la première et la seule chose à laquelle je crois. » Et l’Osservatore Romano déplore ce texte en ces termes : « Ce sont des paroles de 1934 ? Mais comme il aurait mieux valu qu’elles ne fussent jamais écrites ! »

Il faut s’entendre sur la valeur que nous prêtons à la vie. Ou l’homme n’a pas plus d’importance qu’un brin d’herbe. Ou la vie temporelle a un sens éternel et il faut croire au monde où le Christ s’est incarné. Ce qu’au moment de ma mort j’emporterai avec moi, je l’aurai sauvé de la matière qui me fut confiée. Ou alors deux ou trois cauchemars seulement passeront la frontière avec mon souffle. Tout se dissipera dans un brouillard sans avenir et sans passé. Dans le pari de Pascal tous auront raison et tous auront tort.

Quand je connus le Père Teilhard de Chardin en 1938, il accepta la tâche délicate de me convertir à la foi de mon enfance. Je n’étais pas athée. J’étais pire. Je croyais qu’on trouve Dieu partout, sauf dans les Églises. Il entreprit de me prouver qu’on le trouve même dans les Églises.

Pour arriver à cette fin il fit le petit dessin que je reproduis. En mystique de quoi s’agit-il, en somme ? Des rapports entre le multiple (les hommes) et l’Un (Dieu).

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1. Réponse du paganisme.

Le multiple reste multiple et ne rencontre jamais l’Un.

2. Réponse du Vedanta.

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Le multiple se noie dans l’Un et disparaît sans laisser de traces.

3. Réponse chrétienne.

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Le multiple s’intègre dans l’Un, mais chacun garde sa personne au sein du Tout.

Ce griffonnage sur papier pelure que fit alors pour moi le Père Teilhard de Chardin, je l’ai conservé pieusement avec toutes ses lettres.

Je lui fis remarquer cependant que Rabindranath Tagore (à qui j’avais rendu visite à Shantiniketan quelque temps auparavant) n’eût point souscrit à cette immersion panthéiste. Teilhard en convint, mais il ajouta aussitôt que Tagore avait sûrement été influencé par l’humanisme occidental.

Il existe trois théories de la création du monde : 1) la création ex nihilo, une fois pour toutes (a mundo condito); 2) la création continuée. Tout état, tout moment, toute partie du monde procède d’une création immédiate et distincte. Un Dieu personnel s’occupe de me vêtir comme un lis et m’oblige à manger ma soupe. Notion exaltante s’il en fut, mais allez donc faire admettre cela à un universitaire couvert de peaux d’âne et de matérialisme dialectique ! Et pourtant des mystiques ont senti souvent dans leur existence quotidienne le souffle de la Providence.

Enfin, il existe une troisième hypothèse : la création terminale (Usque ad mundum expie-tum). Elle est essentiellement indienne. Elle fut défendue dans notre Occident un peu par Bergson et beaucoup par Pierre Teilhard de Chardin. Les états antérieurs constituent les étapes d’une évolution créatrice progressive. C’est nous qui aidons l’achèvement du monde. Pour finir son œuvre Dieu a besoin de tous les hommes de bonne volonté.

Devenir collaborateur de Dieu, quoi de plus exaltant ? On croirait entendre le dialogue de Krichna et d’Ardjouna dans la Bhagavad Gitâ. On comprend la vogue de P. Teilhard de Chardin qui offre un univers, non pas impersonnel et clos, mais ouvert, au-delà de l’avenir, sur le Christocentrisme. Il montre un foyer supérieur de conscience en avant. « Pour être capable de nouer en soi les fibres prolongées du monde, le sommet du cône à l’intérieur duquel nous nous mouvons ne peut être conçu que comme ultra-conscient, ultra-personnel, ultra-actuel. »[7]

(à suivre)

(Revue Teilhard de Chardin. No 75-76. Décembre 1978)

(Suite)

Le Cœur de la Matière nous offre la conception teilhardienne de la création :

« Dans le monde, objet de la Création, la Métaphysique classique nous avait accoutumés à voir une sorte de production extrinsèque, issue par bienveillance débordante de la suprême efficience de Dieu. Invinciblement — et tout justement pour pouvoir à la fois pleinement agir et pleinement aimer — je suis amené à y voir maintenant (conformément à l’esprit de saint Paul) un mystérieux produit de complétion et d’achèvement pour l’Être absolu lui-même. Non plus l’Etre participé de pléromisation et de convergence. Effet non plus de causalité, mais d’Union créatrice. »

« L’action créatrice », c’est-à-dire unificatrice, de Dieu apparaît aussi dans le Cône du Temps : « Pas de Dieu (jusqu’à un certain point) sans Union créatrice », écrit-il en 1948. « Union créatrice » est une de ses expressions familières. Je la retrouve dans une lettre qu’il m’envoya de New York le 13 mars 1954.

Chère amie,

….

Naturellement, je pense, avec vous, que la solution du problème Eros-Agapè est tout simplement dans l’« évolutif », dans la « génétique », — c’est-à-dire dans la sublimation. — Et, en vous lisant, j’ai senti une fois de plus combien, oubliant (sans les oublier…) les Grecs, les Latins et les Hindous, il nous faudrait retailler, dans le tout-neuf, une théorie générale de l’amour, — à partir de la nouvelle conception des relations Esprit-Matière, à laquelle nous conduit la découverte (toute récente et ô combien occidentale!) du fait que nous sommes en régime, non pas du Cosmos, mais de Cosmogénèse! — Non pas l’Esprit par évasion hors de la Matière, — ni l’Esprit juxtaposé incompréhensiblement avec la Matière (Thomisme!…), — mais l’Esprit émergeant (par opération pan-cosmique) de la Matière. — « Materia Matrix »… — Tout cela (du Physique au Métaphysique, — en passant par le Biologique, le Psychologique et le Mystique) parce que « l’union  crée » (« l’Union créatrice », aurait dû dire Bergson, — au lieu de « l’Évolution créatrice »…). — Le problème de l’amour ne se résout bien qu’à partir d’une théorie générale de « l’Etre  par-union », — dont il n’est en fait qu’un corollaire immédiat.

Cette doctrine de la création — si indienne — l’amène logiquement à recourir à un autre concept, le « néant créable » qu’on croirait sorti de la philosophie du Samkhya exposée il y a quelque trois mille ans par Kapila. Je puis jurer cependant que Teilhard ignorait jusqu’au nom de Kapila. Du Samkhya il ne connaissait que le nom.

« Dieu lui-même, en un sens rigoureusement vrai, n’existe qu’en s’unissant. — Voyons maintenant comment, en un autre sens, il ne s’achève qu’en unissant.

Dans l’acte même par lequel sa réalité se pose, Dieu, venons-nous de reconnaître, se trinitise. Mais ce n’est pas tout. Par le fait même qu’il s’unifie sur soi pour exister, l’Être premier fait ipso facto jaillir une autre espèce d’opposition, non plus au cœur, mais aux antipodes de lui-même (troisième temps). L’Unité self-subsistante, au pôle de l’être; et nécessairement, par suite, tout autour, à la périphérie, le Multiple : le Multiple pur (entendons bien), ou « Néant créable », qui n’est rien — et qui cependant, par virtualité passive d’arrangement (c’est-à-dire d’union) est une possibilité, une imploration d’être, — à laquelle (et c’est ici que notre intelligence ne sait décidément plus, à telles profondeurs, comment distinguer suprême nécessité de suprême liberté), à laquelle, dis-je, tout se passe comme si Dieu n’avait pas pu résister). »

Ce « multiple pur », ce « néant créable » qui implore d’être, de manière si émouvante que Dieu n’y peut résister me rappelle ce mot que Rabindranath Tagore m’a dit un soir à Shantiniketan : « Vous autres, Européens, vous croyez que vous naissez avec une âme. Alors vous ne faites rien pour la garder. Nous, nous ne croyons pas que Dieu nous fasse ce cadeau au départ. Alors nous nous donnons beaucoup de mal pour dégager cette âme de la matière que nous avons à notre disposition et nous finissons par conquérir l’immortalité. »

De cette généreuse Weltanschauung teilhardienne, de cette doctrine de la création découlent trois points importants : 1) la sainteté de notre travail sur terre; 2) l’évolution; 3) le problème du mal.

Puisque l’Univers est en état de cosmogénèse, le mal est un problème quelque peu dépassé. « Je suis dans tous les bons parfums », dit Krichna. — « Et qui est dans les mauvaises odeurs ? » demande Ardjouna. — « Moi aussi », répond Krichna. Le texte de Pierre Teilhard de Chardin est plus nuancé.

« Par l’effet d’habitudes indéracinables, le Problème du Mal continue automatiquement à être déclaré insoluble. Et vraiment on se demande pourquoi. Dans le Cosmos ancien, supposé sorti tout fait des mains du Créateur, il est naturel que la conciliation parût difficile entre un Monde partiellement mauvais et l’existence d’un Dieu à la fois bon et tout-puissant. Mais dans nos perspectives modernes, en revanche, d’un Univers en état de cosmogénèse, — et plus particulièrement en état d’« enroulement » —, comment se fait-il que tant de bons esprits s’obstinent encore à ne pas voir que, intellectuellement parlant, le fameux problème n’existe plus ? — Sortons en effet des spéculations imaginaires pour observer les conditions réelles auxquelles, nous venons de le voir, doit satisfaire l’acte créateur. Non point du tout par impuissance, suit-il de notre analyse, mais en vertu de la structure même du Néant sur lequel il se penche, Dieu, pour créer, ne peut procéder que d’une seule façon : arranger, unifier petit à petit, sous son influence attractrice, en utilisant le jeu tâtonnant des grands nombres, une multitude immense d’éléments, d’abord infiniment nombreux, extrêmement simples et à peine conscients, — puis, graduellement plus rares, plus complexes, et finalement doués de réflexion. Or, quelle est la contrepartie inévitable de tout succès obtenu suivant un processus de ce genre, sinon d’avoir à se payer par une certaine proportion de déchets ? Dysharmonies ou décompositions physiques dans le Pré-vivant, souffrance chez le Vivant, péché dans le domaine de la Liberté : pas d’ordre en formation qui, à tous les degrés, n’implique du désordre. Rien, je le répète, dans cette condition ontologique (ou plus exactement ontogénique) du Participé qui porte atteinte à la dignité ou limite la toute-puissance du Créateur. Rien non plus qui « sente » en quoi que ce soit le manichéisme. En soi, le Multiple pur, inorganisé, n’est pas mauvais : mais parce que multiple, c’est-à-dire soumis essentiellement au jeu des chances dans ses arrangements, il ne peut absolument pas progresser vers l’unité sans engendrer du Mal ici ou là, — par nécessité statistique. « Necessarium est ut adveniant scandala. » Si (comme il est inévitable de l’admettre, je pense) il n’y a au regard de notre raison qu’une seule façon possible pour Dieu de créer, — à savoir évolutivement, par voie d’unification —, le Mal est un sous-produit inévitable, il apparaît comme une peine inséparable de la Création. »

On ne prépare pas d’omelette sans casser des œufs. Dieu se faisant se reflète dans cette sagesse populaire. L’évolution entraîne sans le vouloir un sous-produit inévitable. Comment enfanter un monde sans douleur et sans maladresse ? Peut-être était-il nécessaire pour l’humanité de passer par trois siècles de matérialisme scientifique ? Pour Dieu le détour est souvent le plus court chemin entre deux points. Il ne faut pas juger une œuvre avant la fin. L’Univers n’est pas terminé. La parabole de l’économe infidèle est-elle morale au sens étroit de notre morale puérile et honnête ? Tous les huitièmes dimanches après la Pentecôte je guette avec intérêt le prêtre qui doit commenter en chaire l’histoire de ce prévaricateur (donné en exemple par Jésus) qui, grâce aux « richesses d’iniquité », sera pourtant accueilli par ses amis dans « les tabernacles éternels ».

Sur cette terre sacrée chacun a sa vocation et chacun sa mission. A la place qu’il occupe, chacun doit aider à l’achèvement de ce monde pour et avec Dieu. Tout sentier est bon s’il est tracé dans le plan cosmique. Teilhard m’a rapporté ce joli mot d’un jociste :

— Expliquez-moi, mon Père, pourquoi, quand je tourne ce boulon, je réalise le Christ.

De se voir ainsi compris d’un jeune ouvrier, Teilhard exultait :

Le sens chrétien de cet enfant du peuple est en flèche, me dit-il. Il est en avant de la théologie toujours plus lente.

La grande culpabilité naît quand l’homme inverse et gaspille la force cosmique destinée à l’unification au profit d’un lotissement d’âmes, avec tout ce que cela comporte de destruction, d’agressivité, de régression. « II n’y a qu’une tristesse, comme dit Léon Bloy, c’est de ne pas être des saints. »

Ne nous y trompons pas. L’unification teilhardienne est hindoue, et non point marxiste. Toutes les autres collectivisations, proposées par les intellectuels férus de « social », se construisent à partir de la fonction de l’homme, à partir de ses automatismes extérieurs, à partir de ce qu’il a de commun avec l’animal ou la machine. Elles aboutissent à l’idéal de fourmilière. Le fait le plus important ici a passé inaperçu. Plus le Tout est parfait et plus les individus qui le composent doivent être personnalisés. Pourtant la vie organique elle-même nous en donne partout des exemples. Ainsi les anneaux d’un ver de terre sont identiques. Voilà pourquoi chaque anneau peu, même séparé, vivre sa petite existence diminuée et précaire. Lorsqu’on coupe une partie du corps humain, elle meurt, et le corps tout entier meurt aussi. Les parties de cet organisme plus évolué sont très différenciées et dépendent davantage du Tout. La perfection du Tout est donc liée à la différenciation de ses parties.

Dès que nous nous plaçons sur le terrain affectif, nous ne perdons plus aucune force précieuse. Ce qui est lié par l’amour suit les lois de la personne. Plus deux amants se resserrent, s’identifient, plus chacun d’eux enrichit sa propre âme et reste lui-même. Autant que les Hindous, Teilhard a tenté de pénétrer le centre humain dans l’homme. La véritable unification se fait par la convergence de tous ces centres humains, de plus en plus différenciés.

De la psyché solitaire à l’homme collectif, le cheminement est souterrain, lent, invisible. A certaines époques de pression peut jaillir brusquement un geyser…

Teilhard de Chardin ne se doutait pas que sa thèse de la collaboration de l’homme avec Dieu pour l’achèvement du monde forme la colonne vertébrale de la Bhagavad Gitâ.

Ce qui sépare la Bhagavad Gîtâ de tous les autres Livres sacrés du monde, c’est qu’elle seule ose attaquer de front l’antinomie ciel-terre qui ronge l’homme. L’Évangile a des exigences si hautes que le pécheur se décourage d’avance. Pour suivre le Christ, il faut quitter tout. Et qui, je vous le demande, a jamais tendu l’autre joue? Il s’ensuit que dans les paroisses chrétiennes la piété est devenue une affaire de spécialistes. Les pères de famille se sentent indignes d’étudier les questions mystiques. Ils les laissent aux professionnels de la théologie, retirés du monde et se contentent, eux, d’aller à la messe et de faire leurs pâques.

Le Coran, lui, s’occupe bien des problèmes de l’intendance, mais il ne les intègre pas dans le corps mystique de la doctrine. Une ligne de démarcation sévère sépare la terre du ciel. On dirait que les auteurs de tous les livres sacrés ont lu Descartes. Ils ne mélangent pas les genres.

Quel garçon au regard candide et viril, quelle fille aux yeux romantiques n’ont pas déploré, au moins un court instant dans leur vie, la tristesse de n’être pas des saints, la culpabilité de se battre dans la lutte quotidienne ou le regret de renoncer aux baisers du printemps?

Choisir la voie facile de l’ascétisme, c’est truquer la solution comme Alexandre, c’est trancher le nœud gordien au lieu de le défaire avec patience. La terre aussi a un sens. Dieu veut que l’homme agisse pour lui rapporter le sens de la terre.

Dans la théologie indienne les choses se compliquent à cause de la loi du karman. Toute action, même bonne, même excellente, entraîne des conséquences et oblige l’âme individuelle à se réincarner. La Bhagavad Gîtâ propose une issue. Si l’on agit, non pas par égoïsme personnel, mais dans la plus noble conscience spirituelle, l’action haussée sur le plan cosmique, ne crée pas de nouvelles chaînes. Il s’agit donc, ici et maintenant, de participer à Dieu. « Aime Dieu et fais ce que tu veux », dira plus tard saint Augustin. Aussi, lorsque Krichna enjoint à Ardjouna de cesser de faire l’objecteur de conscience, lorsqu’il l’envoie se battre contre Duryodhana, il lui révèle le grand secret dans les deux versets suivants :

« Te vouant entièrement à Moi, abandonnant consciemment toutes tes actions à Moi, recourant au yoga de la volonté et de l’intelligence, sois toujours en ton cœur et ta conscience un avec Moi.

Si, en tout temps, tu es un avec Moi en ton cœur et ta conscience, alors, par Ma grâce, tu les franchiras sauf, tous les passages difficiles et périlleux; mais si, à cause de ton égoïsme, tu n’entends pas, tu tomberas dans la perdition. »

(Revue Teilhard de Chardin. No 77-78. Juin 1979)

(Suite & fin)

Il est important de noter que pour les Hindous, sacrifice (yadjna) signifie (comme l’indique l’étymologie latine pour le sens primitif du mot français) « faire sacré ». Il ne s’agit pas de donner à Dieu ce dont nous nous ne voulons plus. Quand une bigote a des mots avec sa bonne, elle murmure pieusement : « Mon Dieu, je vous l’offre ! » Pourquoi les ennuis seulement ? Pourquoi pas la joie ? Pourquoi pas l’action ? Pourquoi pas le monde ? Et n’est-ce pas précisément ce que fait Teilhard dès 1923 quand, dans la Messe sur le Monde, il offre à Dieu l’accroissement du Monde emporté par l’Universel devenir » ?

La notion du Centre des centres trouve sa préfigure dans le Vindouh, le point intérieur de l’homme attiré par l’Absolu. Cette doctrine est exposée dans la Mahanirvana Tantra. Cette rencontre de l’universel au plus profond de l’homme, alors que le social est à l’extérieur, Teilhard l’a exprimée dans une heureuse maxime : « Rien n’est précieux que ce qui est toi dans les autres et les autres en toi ».

Avant Teilhard, Çankara (contemporain de Charlemagne), tentant de réconcilier le Dieu immuable et le Dieu se faisant, avait écrit : « Dieu en moi offre Dieu à Dieu ».  Aujourd’hui nous sommes mieux placés pour le comprendre qu’en 1900. La science la plus jeune rejoint la plus ancienne sagesse.

Un physicien pessimiste qui décrivait des réactions en chaîne me fut une lumière. L’explosion de la bombe H dans l’océan rendrait radioactifs les lacs qui pourtant ne communiquent pas avec les mers. Les eaux seraient polluées par résonance.

Ne l’ai-je pas éternellement su au fond de moi-même, comme je sais beaucoup de choses sans savoir que je les sais ? La Grande Force de tous les mondes demeure lointaine toujours et toujours impersonnelle. En moi pourtant un rayon de cette même force veille. C’est mon Dieu-énergie, Dieu-résonance. Mieux que moi, il connaît les besoins de mon âme. La Providence a le visage de l’autorégulation. Il est Dieu de tension pour moi, Dieu de détente pour un autre. Il suffit de s’abandonner à Lui. Par résonance le Dieu sans nom fait vivre mon Dieu intime, mon Dieu-Personne.

Ces rencontres, des dialecticiens têtus les trouveront naturelles. Le système de Teilhard est cohérent. Les darçanas le sont aussi. Partant de la même doctrine de la création terminale, ils devaient, tôt ou tard, aboutir aux mêmes carrefours.

Dans tous les pays du monde, les spirituels, dépassant les antinomies posées dans les étroites limites de leurs théologies respectives, s’embrassent au sommet. Je songe à cette parole de sainte Catherine de Sienne qui eût pu être signée de n’importe quel grand yoguin: « L’âme est en Dieu et Dieu en l’âme comme le poisson est dans l’eau et l’eau dans le poisson ». Les théologies offrent des vérités locales, ethniques, vraies pour un lieu et un temps donnés. Le critère de la vérité universelle de la spiritualité, c’est précisément cette rencontre au sommet des mystiques de contrées, d’époques, de religions différentes.

Comment alors résister à la tentation de chercher d’autres souvenirs épars dans les œuvres de ce savant jésuite dont « l’admirable naïveté » est louée par un Père de Lubac?

Comment expliquer par exemple qu’en plein siècle de nivellement sexuel, qu’au centre du patriarcat ecclésiastique, il eût redécouvert le sens de l’Éternel Féminin de Goethe, de Boehme, des alchimistes et qu’il fût allé jusqu’à le nommer « l’Unitif » ?

« En premier lieu, il me paraît indiscutable (en droit aussi bien qu’en fait) que chez l’homme — même et si voué soit-il au service d’une Cause ou d’un Dieu — nul accès n’est possible à la maturité et à la plénitude spirituelle en dehors de quelque influence « sentimentale » qui vienne, chez lui, sensibiliser l’intelligence, et exciter, au moins initialement, les puissances d’aimer. Pas plus que de lumière, d’oxygène ou de vitamines, l’homme — aucun homme — ne peut (d’une évidence chaque jour plus criante) se passer de Féminin.

C’est, précise-t-il, achevant l’apparition d’une monade réflexive, la formation d’une dyade affective. »

Non seulement Teilhard emploie le terme de « dyade affective », cher à Pythagore, à Platon et à la tradition égyptienne, mais son approche du problème de l’Eternel Féminin peut se comparer à la Weltanschauung spirituelle de la Magna Mater de la préhistoire, dont la doctrine indienne de la çakti porte un témoignage écrit. Toutes ces coïncidences dans les sagesses de tous les temps et de tous les climats me sont preuves du monument impérissable construit par Teilhard.

Au premier abord un anthropologue comme Teilhard de Chardin, dont la formation universelle se situe au temps que Darwin et Bergson étaient les maîtres de l’intelligentzia, devait s’intéresser avant tout à l’élan de la matière vers le centre divin, à la « psychisation » de la matière.

Pourtant la théorie teilhardienne de l’évolution procède directement de ses propres vues sur la création du monde et si elle est cousine germaine du transformisme du Gnâna Yoga, c’est pour les mêmes raisons.

Dans les traditions pieuses, qu’elles se situent dans le tumultueux courant des grandes religions du monde ou qu’elles se dégagent de petites spiritualités parallèles transmises par des cercles plus fermés, nous pouvons observer deux tendances qui se recoupent sans se contredire nécessairement. Il s’agit plutôt d’un déplacement d’accent.

La théorie de l’aller et retour selon laquelle l’esprit décide de s’incarner et passe des niveaux les plus subtils aux plans les plus grossiers. La matière ensuite n’a de cesse qu’elle ne soit retournée à sa source divine primitive. Involution-évolution symbolisées par les deux triangles qui composent l’étoile de David. N’est-ce pas ce qu’entend Pascal lorsqu’il affirme que connaître c’est se ressouvenir.

Il est évident que dans tout système philosophique mettant l’accent sur l’évolution, sur le passage du matériel au subtil, sur l’élan de l’homme vers Dieu, sur l’union créatrice, l’amour occupe une place de choix.

Dans une lettre qu’il m’écrivit le 13 mars 1954, Teilhard insiste sur « le problème de l’amour qui ne se résout bien qu’à partir d’une théorie générale de « l’Être-par-union »

« On peut chercher à reconstruire l’histoire du Monde par le dehors, en observant, dans leurs processus divers, le jeu des combinaisons atomiques, moléculaires ou cellulaires, On peut essayer, plus efficacement encore, ce même travail par le dedans, en suivant les progrès graduellement effectués, et en notant les seuils successivement franchis, par la spontanéité consciente. La manière la plus expressive, et la plus profondément vraie, de raconter l’Évolution universelle serait sans doute de retracer l’Évolution de l’Amour.

Sous ses formes les plus primitives, dans la Vie à peine individualisée, l’Amour se distingue difficilement des forces moléculaires : chimismes, tactismes, pourrait-on croire. Puis, peu à peu, il se dégage, mais pour rester, longtemps encore, confondu avec la simple fonction de reproduction. C’est avec l’Hominisation que se révèle enfin et seulement, le secret et les vertus multiples de sa violence. L’Amour « hominisé » se distingue de tout autre amour parce que le spectre de sa chaude et pénétrante lumière s’est merveilleusement enrichi. Non plus seulement l’attrait unique et périodique, en vue de la fécondité matérielle, mais une possibilité, sans limite et sans repos, de contact, — par l’esprit beaucoup plus que par le corps : antennes infiniment nombreuses et subtiles, qui se cherchent parmi les délicates nuances de l’âme; attrait de sensibilisation et achèvement réciproque, où la préoccupation de sauver l’espèce se fond graduellement dans l’ivresse plus vaste de consommer à deux, un Monde. — Vers l’Homme, à travers la Femme, c’est en réalité l’Univers qui s’avance. Toute la question (la question vitale pour la Terre…) c’est qu’ils se reconnaissent. »

Teilhard se défend ici de toute « impression sentimentale » et de « tous scandales vertueux ».

« Regardons froidement, dit-il, en biologistes ou en ingénieurs, l’atmosphère rougeoyante de nos grandes villes, le soir. Là — et partout du reste — la Terre dissipe continuellement, en pure perte, sa plus merveilleuse puissance. La Terre brûle « à l’air libre ». Combien d’énergie, pensez-vous, se perd-il, en une nuit pour l’Esprit de la Terre ? »

Pour atteindre le centre divin, l’amour est l’unique force que l’homme ait à sa disposition. Très vite Teilhard en arrive à la conception dynamique de l’amour. Encore une fois la physique moderne nous apprend que la matière n’est en fin de compte que de l’énergie. C’est ce carrefour de forces qui intéresse Teilhard, comme il intéresse Freud, comme il intéresse les philosophes hindous.

L’Amour est la plus universelle, la plus formidable, et la plus mystérieuse des énergies cosmiques. A la suite de tâtonnements séculaires, les institutions sociales l’ont extérieurement endigué et canalisé. Utilisant cette situation, les moralistes ont cherché à le réglementer — sans dépasser, du reste, dans leurs constructions, le niveau d’un empirisme élémentaire, où traînent les influences de conceptions périmées sur la Matière, et la trace d’anciens tabous. Socialement, on feint de l’ignorer : dans la science, dans les affaires, dans les assemblées — alors que subrepticement il est partout. Immense, ubiquiste, et toujours insoumis, il semble qu’on ait fini par désespérer de comprendre et de capter cette force sauvage. On la laisse donc (et on la sent) courir partout, sous notre civilisation, lui demandant tout juste de nous amuser, ou de ne pas nuire. Et Teilhard demande avec une certaine angoisse : « Est-il vraiment possible à l’Humanité de continuer à vivre et à grandir sans s’interroger franchement sur ce qu’elle laisse perdre de vérité et de force dans son incroyable puissance d’aimer? »

Alors il approfondit le problème :

« Si l’Homme ne reconnaît pas la véritable nature, le véritable objet de son amour, c’est le désordre irrémédiable et profond. Acharné à assouvir sur une chose trop petite une passion qui s’adresse à Tout, il cherchera forcément à combler par la matérialité ou la multiplicité toujours accrues de ses expériences, un déséquilibre fondamental. Vaines tentatives, — et, aux yeux de qui entrevoit la valeur inestimable du « quantum spirituel » humain, effroyable déperdition!

Que l’Homme, en revanche, aperçoive la Réalité universelle qui brille spirituellement à travers la chair, il découvrira alors la raison de ce qui, jusque-là, décevait et pervertissait son pouvoir d’aimer. La Femme est devant lui comme l’attrait et le symbole du Monde. Il ne saurait l’étreindre qu’en s’agrandissant, à son tour, à la mesure du Monde. Et parce que le Monde est toujours plus grand, et toujours inachevé et toujours en avant de nous-mêmes — c’est à une conquête sans limite de l’Univers et de lui-même que, pour saisir son amour, l’Homme se trouve engagé. En ce sens, l’Homme ne saurait atteindre la Femme que dans l’Union universelle consommée. »

Nouvelle rencontre de Teilhard avec un texte célèbre de la Brihad-Aranyaka Oupanishad :

« Ce n’est pas pour l’amour du mari que la femme aime son mari, c’est pour l’amour de l’Atman (de l’étincelle divine) qui est dans le mari. Ce n’est pas pour l’amour de l’épouse que le mari aime son épouse, c’est pour l’amour de l’Atman qui est en l’épouse. »

Pour Teilhard « l’amour est une réserve sacrée d’énergie, et comme le sang même de l’Évolution spirituelle ». Il rejoint ici la psychologie scientifique d’un Freud d’une part. Cette conception de « lier », d’unir, que Freud introduit dans la définition de la libido est essentielle. Dans un chapitre sur la psychologie collective, il explique la cohésion du groupe par les liens d’amour entre ses membres. Ailleurs, il insiste : « Avec la découverte de la libido narcissique et avec l’extension de la notion de la libido à chaque cellule particulière, l’instinct sexuel est devenu l’Éros qui cherche à réunir les parties de la substance vivante, à maintenir leur cohésion ». Ou encore : « C’est ainsi que la libido de nos instincts sexuels correspondrait à l’Éros des poètes et des philosophes, à l’Éros qui assure la cohésion de tout ce qui vit ».

D’autre part, cette conception teilhardienne de la cohésion et de la dynamique de l’amour rappelle une des pages les plus mystiques de Vivekânanda sur la force motrice de l’Univers :

« Et n’est-il pas évident que cet univers n’est qu’une manifestation de l’amour ? Qu’est-ce qui fait que les atomes s’unissent aux atomes, les molécules aux molécules et que les planètes se précipitent l’une vers l’autre ? Qu’est-ce qui attire l’homme vers l’homme, l’homme vers la femme, la femme vers l’homme, les animaux vers les animaux, et qui attire en quelque sorte le monde entier vers un seul centre ? C’est ce qu’on appelle l’amour. Ses manifestations vont de l’atome le plus bas jusqu’à l’être le plus noble. L’amour est omnipotent et imprègne tout. Ce qui se manifeste sous forme d’attraction dans le sensible et l’insensible, dans le particulier et dans l’universel est l’amour de Dieu. C’est l’unique force motrice qui soit dans l’univers. C’est sous l’impulsion de cet amour que le Christ a donné sa vie pour l’humanité, que Bouddha a donné la sienne pour un animal, que la mère donne sa vie pour l’enfant et le mari pour la femme. C’est sous l’impulsion de ce même amour que les hommes sont prêts à sacrifier leur vie pour leur pays. Chose étrange à dire — c’est encore sous l’impulsion de ce même amour que le voleur vole et que le meurtrier tue. Dans ce cas aussi, l’esprit reste le même, mais la manifestation est différente. C’est toujours la même force motrice dans tout l’univers. Le voleur aime l’or. L’amour existe, mais il est mal dirigé. De même dans tous les crimes, aussi bien que dans toutes les actions vertueuses, l’amour éternel se retrouve à la base. Supposons qu’un homme fasse un chèque de mille dollars pour les pauvres de New York et qu’en même temps, dans la même pièce, un autre homme fasse un faux en contrefaisant la signature d’un ami. La lumière qui éclaire les deux est la même, mais chacun d’eux est responsable de l’usage qu’il en fait. Ce n’est pas la lumière qui doit être blâmée ou louée. L’amour, cette force motrice de l’univers, sans laquelle l’univers tomberait en pièces en un instant, brille en toutes choses, et cet amour est Dieu. »

Toutefois, dans l’unification par l’amour, Teilhard est allé plus loin que Freud, plus loin que Platon. Dans L’Esprit de la Terre, lui seul a osé écrire :

« Du point de vue de l’Évolution spirituelle, admis ici, il semble que nous puissions donner un nom et une valeur à cette énergie étrange de l’Amour. Ne serait-elle pas, tout simplement, dans son essence, l’attraction même exercée, sur chaque élément conscient, par le Centre en formation de l’Univers? l’appel à la grande Union dont la réalisation est l’unique Affaire actuellement en cours dans la Nature ? »

Là aussi pourtant, sans qu’il s’en doute, la Taittirîya Oupanishad l’a devancé, comme elle a devancé saint Jean lui-même dans les lignes suivantes :

« Le monde est né de l’amour, il est soutenu par l’amour, il va vers l’amour et il entre dans l’amour. »

Dans les échanges d’amour avec Dieu, la Brihad Aranyaka Oupanishad, plus libre sur le problème sexuel, compare l’extase à l’orgasme :

« Voilà sa forme — par-delà les désirs, libéré du mal et de la peur. De même qu’un homme totalement embrassé par son épouse bien-aimée n’est conscient de rien ni intérieurement ni extérieurement, ainsi cet être infini (le Soi), totalement embrassé par le Soi suprême, n’est plus conscient de rien, ni intérieurement, ni extérieurement. Voilà sa forme dans laquelle tous les objets de désirs ont été atteints et identifiés au Soi, et qui est libre de désir et de peine. »

Se fondant implicitement sur ce texte, la Bhagavad Gîtâ soutient qu’au sommet amour et connaissance se confondent :

« Par la dévotion il en vient à Me connaître, à connaître qui Je suis et combien Je suis, et en la réalité entière et en tous les principes de Mon être; M’ayant ainsi connu, il entre en Cela (le Purushottama). »

Adam connut Ève, dit la Genèse. Dans toutes les langues anciennes connaissance est synonyme d’amour. On ne connaît rien par les livres ou les professeurs. On connaît tout par le centre intérieur dans une fusion suprême. C’est ce sens d’union amoureuse qu’il convient de donner au mot multidimensionnel, et à cause de cela plusieurs fois ambigu, d’identification.

Pour la Bhagavad Gîtâ il y a deux sortes de bhakti :

1° l’inférieure, qui n’est qu’une voie d’accès à la connaissance. Dans un deuxième temps le moi disparaît dans le Tout, car il n’y a en effet plus de toi ni de moi et même l’amour n’a plus de sens dans l’identification totale. Ceci n’est qu’un passage dans un processus complexe;

2° au-delà reparaît la Bhakti supérieure. Après cette immersion dans l’Absolu, des rapports nouveaux et continuels s’établissent entre l’âme et Dieu. Le moi comme imprégné par la force divine, ne pouvant plus penser ni agir que dans l’esprit de Dieu, retrouve sa personne plus riche et plus libre. N’est-ce pas cela qu’entend le sanjuaniste : « Pour posséder tout, souhaitez de ne rien posséder ». N’est-ce pas cela qui fut accompli par de grandes saintes comme sainte Catherine et sainte Thérèse qui, après s’être enfermées plusieurs années dans la contemplation, ont pu ensuite agir dans le monde avec une efficacité rarement atteinte par des athées ? Cette dialectique a lieu ici et maintenant. Peut-être ne nous est-il possible de rencontrer Dieu après la mort que si nous l’avons déjà connu avant ?

Aussi après avoir recommandé à Ardjouna d’être « constamment uni par la méditation avec son Moi le plus profond » et de recourir pour cela à « l’impersonnelle solitude » et au silence, Krichna explique-t-il :

« Quand un homme est devenu le Brahman, quand, dans la sérénité du moi, il ne s’afflige ni ne désire, quand il est égal envers tous les êtres, alors il obtient le suprême amour et la dévotion suprême pour Moi. »

Voici le commentaire d’Aurobindo sur ce verset qui expose la dialectique de l’action et de la Personne :

« … A la place de l’égo s’avance, consciente et manifeste, la personne spirituelle véritable, dans la liberté de sa nature réelle, dans la puissance de sa condition suprême, dans la majesté et la splendeur de sa parenté éternelle avec le Divin, parcelle impérissable de la Divinité suprême, puissance indestructible de la Prakriti suprême. »

On ne saurait être plus explicite. Quand l’âme a perdu cette personnalité qui sépare, quand elle participe au Divin, après le plongeon dans l’Absolu, alors seulement elle peut vivre dans sa vraie Personne. Elle est faite (et c’est une complémentarité au sens de Bohr) du Divin transcendant, du Divin dans l’individu et du Divin dans l’Univers. Pour y arriver, le plongeon préalable, ici et maintenant, dans le Nirvana est indispensable, mais ce plongeon lui-même n’est qu’une démarche intermédiaire entre le moi emprisonné et le moi libre.

Dans la perspective des yoguins, la Bhagavad Gîtâ installe l’action au niveau du divin. Il s’agit de se détacher de l’action. « Se détacher » est un mot si galvaudé qu’il a perdu son sens originel. Dites à un garçon d’Europe ou d’Amérique : « Cultivez le détachement » et vous verrez sa grimace. Car il aura imaginé que vous exigez de lui qu’il renonce pour toujours à sa virilité, à ses plaisirs, à ses ambitions, à ses succès, pour s’ennuyer dans quelque terne, bien que méritoire, no man’s land.

Or, dans la Bhagavad Gîtâ, il ne s’agit point de renoncer à l’action, mais d’apporter l’expérience de la terre à Dieu. Si notre incarnation dans un lieu et un temps donnés a un sens, c’est la nécessité d’enrichir la pensée cosmique. Dieu a besoin de nos actions et réactions. Ou alors le monde est absurde, nous ne collaborons pas à son achèvement et, comme l’écrit Freud dans Malaise dans la Civilisation, notre vie n’a aucun sens.

Seul le personnel est universel. Si l’universel ne peut être vécu par chaque personne profonde, il n’existe pas. Grande est l’erreur de celui qui croit que les pommes tombent par hasard. Plus grande encore est l’erreur de celui qui passe son temps à contempler les lois de la gravitation sans jamais manger une pomme.

A celui qui « fait aussi toutes les actions en demeurant toujours logé en Moi », la Bhagavad Gîtâ promet qu’il atteindra « par Ma grâce la condition éternelle et impérissable ».

A la dynamique de notre nature personnelle s’ajoute alors toute la force de la volonté de Dieu. L’action s’intègre dans le plan du Cosmos. Par ces relations continuelles avec Dieu, non seulement le Multiple devient l’Un, mais, dit la Gîtâ, l’Un devient aussi éternellement le Multiple. Ce va-et-vient ne cessera jamais. La Gîtâ complète ici le dessin du Père Teilhard.

Ce qui appartient en propre à Teilhard de Chardin, ce que n’ont tenté ni un savant comme Freud ni des mystiques comme les Hindous, c’est l’application de l’amour au sens de l’Histoire. Dans un admirable texte que Psyché a eu la joie de publier, il a exposé les implications sociales et politiques de l’amour :

« L’avenir du monde, tel que celui-ci nous apparaît, est lié à quelque unification sociale humaine, — dépendante elle-même, en fin de compte, du plein jeu dans nos cœurs de certains attraits vers le plus-être, — attraits sans lesquels toute science, toute technique, défaillent sur elles-mêmes. De plus en plus le Monde, notre monde terrestre, prend irrésistiblement sous nos yeux la forme d’un moteur gigantesque et gigantesquement compliqué, prêt pour toute opération et toute conquête, mais qui ne fonctionnera qu’à une condition : c’est que, pour mettre ses rouages en marche, nous trouvions et nous brûlions exactement l’espèce, la qualité d’essence qui lui convient. Autrement dit, si la Terre humaine hésite encore aujourd’hui dans son mouvement — s’il y a pour elle un risque de s’arrêter demain — c’est simplement par défaut d’une Vision suffisante, d’une Vision proportionnée à l’énormité et à la variété de l’effort à donner.

Dans ces conditions, et sans négliger la technique matérielle, bien entendu — mais par un effort conjugué avec les progrès de celles-ci — c’est vers l’entretien et le développement de ses énergies psychiques (animatrices indispensables de l’Énergie physique dans un Univers devenu pensant), c’est vers l’exploration et l’exploitation de sa véritable et toute noble « libido » cosmique, que l’Humanité doit désormais consacrer une part grandissante, la meilleure part, de son attention. »

La doctrine de l’amour soutenue par Teilhard me paraît la plus noble et la plus cohérente que je connaisse.

Je me souviens que vers l’année 1938, du temps que Teilhard fit l’effort louable de me ramener vers la foi de mon enfance, je lui demandai quelques explications sur les hérésies cataloguées : Arius, les Cathares, le jansénisme, et Dieu sait où ma curiosité fureteuse put s’égarer… Teilhard avait horreur des détails, des cheveux coupés en cent, des fameuses incidentes « d’une certaine manière » destinées à ruser avec la censure. Il voyait les choses en cône. Il me dit :

Évidemment, vous pouvez étudier à la loupe Arius, le manichéisme et le reste si ça vous amuse. Je puis vous donner la règle générale qui sous-tend toutes les condamnations du Saint-Office. Quand une doctrine risque de diminuer l’amour du fidèle pour le Christ, elle est mauvaise.

Dans une lettre que Teilhard m’écrivit de Chine à la Noël 1939 il me demandait : « Avez-vous fait des progrès dans l’amour de Dieu ? » Et c’est cela, plus que son dessin griffonné sur papier pelure, qui me garda dans la foi catholique où il m’avait creusé ma place.

Alors que reprochait Teilhard à l’Inde ? Lui qui aimait la Vie craignait l’inconscience. Nous sommes ici en plein malentendu. Ce que recherche le Vedantin, que ce soit à l’heure du sommeil ou de la mort, c’est au contraire la surconscience.

Une expérimentation rigoureuse confirme cet espoir. En 1952 je fus, je crois, la première à enregistrer quelques électro-encéphalogrammes sur les yoguins en méditation dans l’ashram du Swami Sivananda, à Rishikesh, au pied des Himalayas. En 1955, les docteurs N. Das (Calcutta) et H. Gastaut (Marseille) ont enregistré l’EEG, l’EKG et l’EMG de sept sujets au cours de la méditation et de l’extase.

Dès le mois de février 1963, grâce à l’obligeance du Dr Verdeaux, le Dr Laurent Stévenin et moi-même avons soumis au polygraphe (électro-encéphalogramme, électrocardiogramme, réflexe psychogalvanique) mes propres élèves de yoga (tous Occidentaux) pendant leur méditation et leur extase. Ce n’est ni le lieu ni le moment d’en parler.

De ces recherches en cours il semble ressortir :

1° que la samâdhih (extase) n’est ni hypnose ni quelque autre tricherie inconsciente;

2° que tous les tracés de médiation sont à l’opposé des tracés (maintenant fort nombreux) obtenus par la méthode de relaxation de Schulz, qui, elle, est du domaine hypnique;

3° qu’alors que le sujet en méditation paraît aux regards extérieurs complètement immobile, en détente parfaite, sans la moindre contraction musculaire, le tracé obtenu indique une hypervigilance au-dessus de la moyenne.

Ainsi cette spiritualité indienne ne contredit nullement « le développement par réflexion et surconscience » du phénomène humain. Combien ces expériences eussent ravi Teilhard, lui qui rêvait d’un sommet universel de rassemblement atteint par surcentration de conscience!

Seul un savant de sa classe pouvait faire résonner un écho de la sagesse eurasienne — c’est-à-dire éternelle — dans la science d’aujourd’hui.

Ainsi c’est Teilhard lui-même qui accomplit cette synthèse, cette convergence plutôt, entre Orient et Occident qu’il réclamait à la fin de son essai du 10 février 1947 :

« En tout domaine de réflexion aussi bien religieuse que scientifique, c’est seulement en union avec tous les autres hommes que chaque homme peut espérer atteindre le bout et le fond de lui-même. Non pas nous initier à une forme supérieure d’esprit, mais plutôt grossir et enrichir, par double effet de résonance et de totalisation, la nouvelle note mystique (humano-chrétienne) montant de l’Ouest : tels me paraissent être en définitive, à l’heure présente, le rôle indispensable et la fonction essentielle de l’Extrême-Orient. »

Oui, les mythes ont toujours raison. Teilhard éternellement présent nous aide à vivre. Et nous savons déjà que nous ne mourrons pas…


[1] La foi qui opère.

[2] Cité par le R. P. Henri de Lubac, s. j., de l’Institut : La Pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin (Aubier, 1962, p. 70) .

[3] L’Avenir de l’Homme, p. 156

[4] Hymne de l’Univers, p. 29 (1961).

[5] La Messe sur le Monde (écrit à Ordos, en 1923, publié en 1962 chez Desclée De Brouwer, p. 1 et p. 9).

[6] Comment je vois, 1948.

[7] « Le cône du temps », in Psyché, n° 100-101.