(Revue être Libre, Numéros 193-195, Janvier-Mars 1962)
Douglas Harding & Robert Linssen
Un curieux préjugé se trouve profondément enraciné dans l’esprit de nombreuses personnes sympathisant avec la pensée orientale. Ces personnes s’imaginent qu’un occidental est incapable d’accéder à l’expérience spirituelle de l’Eveil. Nous avons d’ailleurs connu de nombreux penseurs indiens, chinois ou japonais ayant la certitude d’une incapacité spirituelle frappant la race blanche.
Il est important que nous nous débarrassions une fois pour toutes de ce cliché mental. Rien n’est plus néfaste et destructeur. La spiritualité n’est ni spécialement indienne, ni spécialement chinoise, ni spécialement japonaise ou occidentale.
Si nous postulons à priori l’impossibilité de l’expérience du Satori, dont nous parle le bouddhisme Zen, à quoi bon s’en préoccuper, rechercher ou méditer.
L’affirmation de principe de toute incapacité d’expérience spirituelle n’est qu’une ruse subtile de notre esprit. Celui-ci ne souhaite qu’une chose en effet : rester accroché à son rêve égoïste, même si ce rêve se transforme en vision de cauchemar.
La mutation psychologique et spirituelle au cours de laquelle la conscience égoïste et limitée qui nous est familière se dissout et cède la place à la vision cosmique est l’expérience la plus naturelle, la plus simple, la plus merveilleuse qui soit.
C’est ce que nous confirme l’écrivain anglais Douglas Harding dans son livre original et remarquable (On having no head, par D. Harding – John Watkins – Cecil Court – London).
Douglas Harding nous raconte avec une clarté et une simplicité saisissantes comment s’est opérée cette mutation psychologique en lui.
Nous sommes entrés en contact avec lui par lettre d’abord et certains de nos amis ont eu la joie de s’entretenir longuement avec l’auteur.
Qui est Douglas Harding? C’est un architecte anglais d’une cinquantaine d’années, ayant vécu longtemps aux Indes où il construisit de nombreux édifices civils et religieux. Il vécut longtemps aux Himalayas et demeure actuellement en Angleterre. Il écrit en toute franchise qu’il se considère comme un anglais de culture moyenne et ne se considère ni religieux ni même vertueux.
Douglas Harding déclare (p. 44) « mes efforts en vue d’éclaircir le mystère de ma nature profonde pouvaient se résumer comme une recherche de connaissance pure et non comme un désir de salut, de libération spirituelle quelconque… Je ne pratiquais aucun culte ou prière, ni aucune espèce de méditation ou de discipline. Mon comportement était moyen et occasionnellement au dessous de la moyenne… »
« Plus je cherchais mon être réel, plus je le voyais comme un vide se situant au delà de toute recherche et de toute connaissance, au delà de toute perception et de toute destruction. »
Enfin ce passage fondamental : « J’en vins à sentir ma totale ignorance et, très paradoxalement, cette ignorance m’apparut comme la connaissance véritable de mon être. »
Nous nous souviendrons de cette parole de Socrate au moment de son illumination : « je sais que je ne sais rien ».
Avant de commenter les termes originaux dans lesquels Douglas Harding relate l’expérience fondamentale de son illumination intérieure, nous nous permettrons de procéder à certains avertissements.
Douglas Harding a réalisé indiscutablement une expérience authentique de perception intégrale. Lors de cette perception, le corps, tout en ne perdant pas sa réalité, se trouve immergé dans un univers beaucoup plus vaste qui l’englobe et le domine. Nous avons constaté nous-mêmes l’existence d’une perception ambivalente, d’une part, le corps à peine conscient de lui-même et, d’autre part, la présence d’une Plénitude qui le pénètre, qui en est la substance et l’essence même, sans se limiter spécialement à ce corps, ni à ce qui l’entoure. Cette réalité est aussi la substance et l’essence de tout ce qui existe : du plancher, des murs, des arbres de l’avenue, du macadam du boulevard, du nuage, du ciel, de l’étoile lointaine.
Il y a mieux, mais ici seuls peuvent comprendre ceux qui ont réalisé : cette réalité est le grand vide qui tout en étant grand vide (par contraste) est une Plénitude. Elle est Amour et conscience infinie, inconsciente d’elle-même.
Un bouleversement complet s’opère dans nos impressions sensorielles et dans la localisation de la conscience (ou du moins dans ce que nous en éprouvons). En fait, le siège habituel de la conscience se trouve normalement dans le cerveau. Ceci est vrai pour la conscience ordinaire. Ce n’est plus vrai pour la conscience cosmique d’un Eveillé. Souvent une impression de vide ou d’intense lumière est perçue pendant quelques secondes. Et par ce Vide, et par cette lumière, nous sommes absolument toutes choses. Nous pénétrons en toutes choses. Pour cette raison nous avons employé fréquemment l’expression d’omnipénétrabilité comme étant l’un des signes distinctifs d’une conscience pleinement éveillée.
Ainsi que l’exprime Teilhard de Chardin : « Se détacher du monde a pu vouloir dire jadis s’en éloigner, le quitter. Cela signifie aujourd’hui le traverser ».
Chez Harding, la transformation intérieure et la perception du «vide-qui-est-plénitude » a donné l’impression d’être sans tête. Ceci provient du fait que la conscience ordinaire perçue par le cerveau est une conscience réfléchie, objectivée et limitée. En fait, la plénitude de la conscience est non objectivée, non réfléchie, elle est inconsciente d’elle-même. Lorsque nous abordons expérimentalement le caractère de priorité effective de cette conscience infinie, inconsciente d’elle-même et existant par elle-même, nous éprouvons (après l’expérience) le sentiment d’une sorte de vide à la place du cerveau ou de la tête et du siège de la perception consciente réfléchie.
Voici la traduction de la relation d’Harding :
« Le meilleur jour de ma vie — celui de ma renaissance est celui où je découvris que je n’avais pas de tête. (Il se peut d’ailleurs que Harding utilise également ce genre d’expression originale en étant influencé par la méthode Zen qui emploie à dessein des expressions déconcertantes.) Il y a dix-huit ans, lorsque j’étais âgé de 33 ans, je fis cette découverte. J’avais été durant plusieurs mois absorbé dans la question « qui suis-je ? » Le fait que je me promenais dans les Himalayas à cette époque, a peu de relation avec mon expérience… quoique l’on dise que dans cette contrée certains affirment que des états mentaux inhabituels peuvent se réaliser plus aisément. Quoiqu’il en soit, une journée parfaitement claire et la vue s’étendant des belles vallées bleues jusqu’aux plus hauts sommets du monde, y compris le Kangchenjunga et l’Everest, constituaient un spectacle digne des plus grandes visions. Ce qui arriva alors fut quelque chose d’absurdement simple et très peu spectaculaire. Ma pensée s’arrêta soudain. Une quiétude particulière, ainsi qu’une étrange transparence m’envahit. La raison et l’imagination et toute agitation mentale s’évanouirent. Pour une fois, les mots me manquaient. Le passé et le futur s’effondrèrent. J’oubliais qui j’étais, mon nom, mon humanité, mon animalité et tout ce qui pouvait être considéré comme « mien ». C’était comme si j’étais né à cet instant, « flambant neuf », sans pensée, purifié de toute mémoire. Il n’existait seulement que le maintenant, ce moment présent et ce qu’il comportait. Regarder était suffisant. Ce que je découvris était un pantalon kaki se terminant en bas par une paire de souliers bruns, une chemise kaki se terminant à la partie supérieure… par absolument rien… Certainement pas une tête. Cela ne me prit pas de temps de remarquer que ce « rien », ce « trou », à la place duquel devait se trouver une tête n’était pas un vide ordinaire, un simple néant. Au contraire. C’était intensément occupé. C’est un grand vide immensément rempli, un rien dans lequel étaient toutes les choses, l’herbe, les arbres, les montagnes lointaines et loin au-dessus d’elles les pics neigeux… J’ai perdu une tête… j’ai gagné un monde… Cela me coupait littéralement le souffle. J’étais à tel point absorbé dans l’instant donné que j’en avais le souffle coupé. La scène était superbe, brillant extraordinairement dans l’air transparent… Il y avait une solitude d’être qui n’était supportée par rien, mystérieusement suspendue dans le vide et (et ceci était le miracle authentique, l’émerveillement et le délice), tout ceci était suprêmement libéré de « moi » et non limité par la conscience (dualiste) d’un observateur… Sa totale présence était ma totale absence tant de corps que d’âme… Plus léger que l’air… plus transparent qu’un cristal, délivré de moi-même, plus rien de « moi » ne subsistait…
Et en dépit du caractère magique de cette vision, il n’était pas question de rêve ni de révélation ésotérique… Tout au contraire… Ceci était éprouvé comme un Eveil soudain hors du rêve d’une vie ordinaire… c’était la fin d’un rêve. C’était une réalité brillant de sa propre lumière, purifiant toutes les ombres de l’esprit… C’était la révélation de l’évidence parfaite… C’était un moment lucide dans l’histoire d’une vie confuse. »
Les imperfections inhérentes à notre traduction ne pourront pas empêcher le lecteur d’être frappé par l’authenticité de cette expérience. Nous y retrouvons confirmées les données les plus fondamentales de l’enseignement Zen.
Commentant celui-ci, Harding nous suggère « d’entendre sans oreille le Silence caché au delà de tous les sons et de voir sans yeux l’Invisible qui est au delà de la vue ». Ce sens nouveau nous est donné par la faculté d’omnipénétrabilité dont nous avons parlé plus haut. La révélation de l’Amour véritable peut nous y aider.
Qu’attendons-nous pour nous éveiller ? N’attendons plus ! Vivons dans le Présent.