(Revue Aurores. No 41 Mars 1984)
Jean Richer soulève ici un point précis de l’article d’Ananda Coomaraswamy pour ce qui concerne l’interprétation du fameux «E» de Delphes par Plutarque. Cette mise au point de spécialiste, qui fait état de recherches relativement récentes, est remarquable; elle n’est néanmoins pas de nature à remettre en question le sens même de l’article de Coomaraswamy qui s’appuie par ailleurs sur des textes et anecdotes traditionnelles et qui porte sur la connaissance de soi. De quelle connaissance s’agit-il? A ce propos, l’auteur cite Platon: «Connais-toi toi-même» n’est pas un « conseil » mais le salut de Dieu à celui qui pénètre dans son temple «dans un autre langage que celui des hommes» et «très énigmatiquement» (…) Et cette «question» reste posée pour chacun en toute éternité.
Il est bien connu que Plutarque, qui fut l’un des derniers prêtres de Delphes, nous a transmis dans ses écrits, heureusement conservés, un certain nombre de secrets ésotériques. Mais il se trouve que, sur le problème de l’énigmatique E delphique, il était particulièrement ignorant. Dans son traité Sur l’E de Delphes, il n’en propose pas moins de sept interprétations différentes, toutes aussi peu vraisemblables les unes que les autres, à grand renfort d’étymologies fantaisistes.
L’interprétation retenue par Ananda Coomaraswamy dans l’étude La porte du soleil, sur ce site, dérive de Plutarque et fait du fameux E une référence au Soleil et une abréviation de «Ei» («tu es»). Le passage principal à cet égard est à la fin du Traité (XXI) : «Les deux formules «Tu es» et «Connais-toi toi-même», si elles semblent d’abord s’opposer quelque peu, paraissent ensuite se compléter en un certain sens. La première, en effet, prononcée avec crainte et respect, proclame l’existence éternelle du dieu, tandis que la seconde est pour les mortels un rappel de leur nature et de leur fragilité.»
Il s’agit là de spéculations tardives, qui ne peuvent en rien éclairer le sens réel de la lettre énigmatique.
UNE REFERENCE A LA TERRE
En effet, l’histoire de la succession des cultes à Delphes est bien connue; elle est rappelée par le personnage de la Pythie dans le Prologue des Euménides d’Eschyle: la Terre d’abord, identifiée à Thémis, puis Phoébé (La Lune), qui offre le site de Pythô à Phoibos-Apollon en don de joyeuse naissance. (Selon cette tradition, Apollon vient de Délos). La mise à mort du serpent Python représente, symboliquement, le transfert au dieu solaire de l’oracle de GA ou GE, la Terre, même si, par la suite, on a un peu perdu de vue l’identité du Serpent et de la Terre. Étant donné l’ancienneté de l’E delphique, (telle que son sens était déjà perdu à l’époque classique), il est certain qu’il ne peut se référer qu’à la Terre. Très tôt le site de Delphes fut conçu comme celui d’une hiérogamie, de l’union sacrée du féminin-terrestre et d’un Apollon identifié à Hélios.
Les auteurs qui se sont intéressés au problème de l’E de Delphes sont en général d’accord sur deux points:
1. L’extrême ancienneté —non datable en fait— de ce signe.
2. Le fait que, d’une manière ou d’une autre, il désigne la Terre, dont le culte, Delphes précéda celui d’Apollon.
Les deux plus récentes interprétations venues à notre connaissance sont extrêmement décevantes. K. Barman et L.A. Losada, dans un article «The mysterious E at Delphi, a solution» inséré dans le Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik (Bonn, 17, 1975) proposent de voir dans E la forme «condensée» de ΓE. Ils écrivent donc le nom de la Terre ΓE , alors que la forme correcte est ΓH ; et ils déclarent même que si l’on superpose les deux lettres: le Γ disparaît!. Mais peut-on légitimement supposer un système de «ligature» dans lequel, deux caractères se trouvant ainsi fondus l’un dans l’autre le premier terme disparaîtrait (l’inverse serait à la rigueur concevable, un mot supposé EΓ devenant E (pensons au EI de Plutarque). Or il s’agit d’une écriture se lisant de gauche à droite.
L’hypothèse plus récente de A. Trevor Hodge, formulée dans une note insérée dans The American Journal of Archaeology, (janvier 1981, p. 83-84), est plus simpliste encore: l’auteur suppose qu’il existait une inscription mobile sur un panneau: ΓE (encore mis à tort pour ΓH ) et que la première lettre étant tombée «accidentellement» on n’a pas songé à la remplacer, ne conservant que la seconde. Les deux articles cités partent donc l’un comme l’autre d’une orthographe incorrecte du nom de ΓH. Par ailleurs, ils font vraiment bon marché du conservatisme religieux des prêtres, attachés à des traditions dont ils ne connaissent plus la signification exacte, fait dont l’histoire des religions apporte des centaines d’exemples.
UN ATTRIBUT D’APOLLON SOUS L’ASPECT D’UN E
Nous citerons à présent le résumé que, dans la préface de son édition du traité de Plutarque (p. 17-18) Robert Flacelière donnait d’un article de W.N. Bates publié dans The American Journal of Archaeology en 1925 (p. 239-245) : «Selon lui l’E serait originairement un caractère minoen, qui apparaît notamment sur une gemme crétoise du Musée Métropolitain de New York; ce caractère était peut-être le symbole de la divinité; il fut probablement importé de Crète à Delphes (cf. L’Hymne homérique à Apollon pythien et les nombreux indices de l’influence minoenne sur le sanctuaire pythique), en même temps que l’omphalos comme attribut de la grande déesse. Quand Apollon devint le maître de l’oracle (qui appartenait probablement à la Terre), il s’attribua le symbole sacré de la déesse ainsi que l’omphalos comme faisant partie de la propriété du sanctuaire. Plus tard, on identifia ce symbole — qui se trouve gravé sur l’omphalos antique retrouvé à Delphes, ainsi que le nom de la Terre (F. Courby, Fouilles de Delphes II, La Terrasse du temple, fig. des p. 73 et 76) à la lettre E à laquelle il ressemblait. Ainsi le caractère minoen, sous l’aspect d’un E, devint un attribut d’Apollon et, comme tel, fut vénéré à Delphes pendant toute l’Antiquité, etc.» [1]
A l’époque où W.N. Bates formulait son hypothèse, le linéaire B n’était pas encore déchiffré. Il nous semble qu’il est possible à présent de la reprendre de manière à parvenir à une solution qui mette bien le signe E, envisagé seul, en relation directe avec le sens de Terre.
Rappelons d’abord à notre tour que l’Hymne homérique à Apollon reflète une tradition qui établissait une filiation entre Cnossos et la fondation de l’oracle de Delphes. Même si un cataclysme a pu marquer une coupure, sur le site de Delphes on a trouvé en abondance de la céramique mycénienne, vases et statuettes, en particulier. (Un vase mycénien, conservé au Musée de Delphes porte un décor typique: le poulpe renvoie en effet au signe zodiacal du Cancer et donc au solstice d’été) [2]. On admet à l’heure actuelle qu’à la suite d’une catastrophe naturelle ou d’une grande invasion, le sens du syllabaire créto-mycénien a été entièrement perdu. Cependant, nous croyons que l’E delphique représentait la transposition dont le sens exact avait été oublié, d’un signe syllabique du Linéaire B.
Il avait survécu, parce qu’il était conservé dans le sanctuaire même. L’importance qu’on lui attachait est prouvée par certaines monnaies de Delphes d’époque romaine montrant la façade du temple sans les colonnes centrales; celles-ci sont alors remplacées par la figuration de l’E. Nous avions pensé d’abord au signe 54 qui, si on le fait pivoter de 90o devient et qui transcrit le son WA. Mais il semble que, phonétiquement, le passage de WA à GA soit peu vraisemblable, en grec archaïque.
La solution que nous proposons est de voir dans le fameux E une déformation simple du signe 01 Pour y parvenir il suffit de supposer une transcription intermédiaire, du type faite par un scribe ne connaissant que les alphabets phénicien et grec. Or ce signe se lit DA.
Si on se reporte à la première série des Mémoires de Philologie mycénienne de M. Michel Lejeune (C.N.R.S., 1958) on y trouve (p. 192) que Da se réfère à «des surfaces de terre cultivée» et aussi à une «mesure agraire». Nous rejoignons par là l’hypothèse de Kretschmer, citée par P. Chantraine dans l’article «Déméter» de son Dictionnaire étymologique de la langue grecque, qui proposait de voir en δα un ancien nom de la terre. Da-mater (en dorien) ou Dé-Méter ne serait que la forme qualifiée du nom: la Terre-Mère [3].
Certaines scholies aux tragédies d’Eschyle (mentionnées par P. Chantraine à l’article «δα») glosent l’interjection δα par γα qui apparaît, en particulier, chez Eschyle, et y voient donc une invocation de la Terre, par le chœur ou par un personnage. Si on se reporte, par exemple, à Agamemnon, (vers 1072) on relève que Cassandre y invoque Dâ et Apollon, c’est-à-dire, précisément les dieux de Delphes.
Pour nous résumer: L’E de Delphes doit se lire Dâ et transcrit un des noms de la Terre.
Disons, en terminant, qu’on ne peut exclure a priori un lien possible de Dâ au sens de «terre», avec un radical indo-européen (sanscrit dà, latin do) signifiant «donner». En effet, il se pourrait que la Terre-Mère, qui engendre les créatures humaines, animales et végétales ait été envisagée comme le grande «Donatrice».
Jean Richer
[1] Si on se reporte à la reproduction de l’omphalos trouvé dans la terrasse du temple d’Apollon, on y lit bien ΓΑΣ (forme du génitif), mais on constate que le prétendu E est en réalité un signe peut-être un signe hiéroglyphique, qu’il faudrait interpréter. Quant au signe autrefois relevé par W.N. Bates sur la gemme de New York c’est, semble-t-il, le signe 25 du linéaire B, correspondant à A. (Initiale d’Apollon ?).
[2] Voir notre Géographie sacrée du monde grec, Ed. La Maisnie, Guy Trédaniel; tableaux p. 10 ou 162.
[3] Le Dictionnaire Grec-Français de A. Bailly donne les exemples suivants d’emploi du vocatif (la locution la plus fréquente étant: φεν δα hélàs! Terre: Euripide, Phéniciennes, 1296; Aristophane Lysistrata, 198; Eschyle, Euménides, 874 et Prométhée, 568.
Emploi à l’accusatif δαν dans Théocrite, 4, 17 et 7, 39.
La traduction par «Zeus» proposée par Ahrens nous semble bien peu probable.