Yves Albert Dauge
Une nouvelle race de gnostiques

Un signe certain du bouillonnement accéléré de la pensée gnostique est la multiplication des « recherches unitaires », aspects d’une quête fondamentale de l’Unité qui postule la complémentarité-convergence de tous les éléments du Logos, ou du Verbe. « Si vous savez Le reconnaître pour l’Unique, alors vous savez tout; mais si vous ne savez pas Le reconnaitre pour l’Unique, toute votre science n’est qu’ignorance », proclamait Kabir au XVe siècle.

(Revue Epignosis.  No III, 1er Cahier. Février 1984)

Par le mot race, nous entendons à la fois famille spirituelle, communauté ontologique, et lignée — au  sens du gotra bouddhique (Voir Le Bouddhisme, Fayard, 1977, pp. 141 sq.).

Aujourd’hui à l’état disséminé ou embryonnaire, cette élite doit travailler sur elle-même et se développer de la manière qu’indiquait déjà Shri Aurobindo en 1948:

« Le but du Yoga [intégral] n’est pas de créer un surhomme individuel par-ci, par-là. Le but du Yoga est de faire descendre la Conscience supramentale sur terre, de l’y fixer, de créer une race nouvelle où le principe de cette Conscience supramentale gouverne la vie intérieure et extérieure, individuelle et collective ».

L’ambiance actuelle, sans contredit, exige des esprits capables de comprendre, d’assumer et de recréer le monde — et d’ailleurs favorise grandement leur apparition.

C’est une ambiance d’enchevêtrement et de drame.

En effet, l’abondance des stimulations intellectuelles, le brassage des cultures, l’interpénétration des doctrines, tout cet enchevêtrement d’idées et de disciplines oblige les meilleurs à dégager des lignes de force, à trier ces matériaux et à opérer les synthèses indispensables.

Le drame, c’est le vertige propre aux « fins de cycles », l’instabilité croissante, le désordre paroxystique des énergies: d’où l’urgence de saisir tous les fruits de ce temps et de profiter des hautes températures psycho-spirituelles ainsi produites pour des créations neuves et immédiates.

Un signe certain du bouillonnement accéléré de la pensée gnostique est la multiplication des « recherches unitaires », aspects d’une quête fondamentale de l’Unité qui postule la complémentarité-convergence de tous les éléments du Logos, ou du Verbe.

« Si vous savez Le reconnaître pour l’Unique, alors vous savez tout; mais si vous ne savez pas Le reconnaitre pour l’Unique, toute votre science n’est qu’ignorance », proclamait Kabir au XVe siècle.

A notre époque, Jean Charon et Robert Linssen veulent accorder la démarche scientifique, la sagesse et la mystique; Jean-G. Bardet pense retrouver la Connaissance totale grâce à la « Qabale hébréo-chrétienne »; Shri Bhâgavan Aryadeva et ses disciples nous livrent la clef de la « Symbologie universelle restituée » (La Clef, Tchou Éditeur, 1979, tome I); Raymond Abellio cherche à englober toutes les structures dans sa structure « absolue », et tous les savoirs dans une Énergétique essentielle [1] ; Jacques Ravatin et son équipe, travaillant sur les « émissions dues aux formes », parviennent à conjoindre physique mathématique, cabbale, études parapsychologiques et métaphysique; Jacques-Albert Cuttat s’efforce d’unir et de relativiser toutes les spiritualités dans la lumière christique (Voir Expérience chrétienne et spiritualité orientale, Desclée De Brouwer, 1967), etc.

Mais qu’est-ce donc que l’ésotérisme, fin commune à tous ces chercheurs?

C’est la « Gnose blanche » et la « Doctrine du Cœur », l’accès au « regard divin » et à l’ »art divin ».

La Gnose est fort ancienne: plus ancienne que notre histoire connue, que l’humanité, que notre univers même, elle est pour ainsi dire co-éternelle à Dieu et à tous les êtres émanés de Lui.

Cependant, selon les périodes, les milieux, les grands Instructeurs, les nécessités, elle peut revêtir diverses « couleurs »:

il y a la Gnose rouge, qui met l’accent sur la volonté et l’action;

la jaune, qui se concentre sur le développement de l’Intellect;

la verte, qui fait tout confluer vers l’Amour;

ou la bleue, qui est sacrifice de l’ego et ouverture sur l’Absolu…

Plus rare parce que plus difficile, la Gnose blanche, synthèse et plénitude de toutes les autres, représente la sagesse par excellence et cette « clef de la royauté » que le Christ a voulu rendre à ceux qui l’avaient perdue (Mt.13,19 et Lc.11,52).

Elle nous porte à la cime de la Montagne sacrée, d’où la vue embrasse la totalité de l’être, dans l’axe même de la descente et de la montée des énergies créatrices.

Quant à la Doctrine du Cœur, enseignement de tous les Avatars et de tous les Bodhisattvas, elle convient exactement à notre époque par son dynamisme transfigurateur: c’est la Gnose intériorisée, élaborée, et opérative.

Djâmi affirmait: « Tout est là, dans le Cœur. Là, vous trouverez tout ». Le Cœur est en nous, en chacun d’entre nous, le fondement de l’Âme et de l’Esprit, le noyau indestructible de notre conscience et de notre volonté, le foyer de l’Intellect et de l’Amour, le « lieu de Dieu » et du Feu artiste, en un mot le principe-germe de notre divinité.

C’est par la science et le labeur du Cœur que s’accomplit le vrai gnostique — qui n’est autre que le vrai mystique —, dans la périlleuse aventure de la quête ésotérique: il comprend que tout est à l’intérieur de lui-même, en une virtualité qui ne demande qu’à s’actualiser (« Le Royaume est au-dedans de vous », assure le Jésus des Évangiles de Luc et de Thomas), et que la totale ouverture de l’œil du Cœur » le place royalement au cœur de l’Etre et des êtres.

Ainsi parvient-on à l’acuité et à la félicité du « regard divin » (expression d’Angelus Silesius), par lequel « on voit le Soi en tout et tout dans le Soi » (A.K. Coomaraswamy).

« Celui qui Me voit partout », dit Krishna, « et voit toutes choses en Moi, celui-là Je ne l’abandonne jamais, et jamais il ne M’abandonne » (Gitâ VI, 30).

Ainsi accède-t-on à l’efficacité souveraine de l’ »art divin », multiforme et un, qui a pour fin la propre déification de l’artifex, le salut universel et la transfiguration du monde: « Si tu as le Créateur en toi », écrit Angelus Silesius, « tout court après toi, homme, ange, soleil et lune, air, feu, terre et ruisseau » (Pèlerin chérubinique, V, 110).

On pourrait donc, en somme, donner cette définition de l’ésotérisme authentique: « C’est l’art de débusquer Dieu, où qu’Il se trouve, grâce au regard omnitransperçant; et c’est l’art de déployer Dieu, en soi et autour de soi, grâce à la force omnitransmutante ».

Certes, tous ces thèmes sont anciens. Ce qui est nouveau, ce qui doit être nouveau, c’est la synthèse des disciplines, la précision du but et des moyens, l’intensité du travail, et la solidarité d’un grand nombre d’esprits passionnés par une quête identique.

Précision des moyens, avons-nous dit. A notre sens, l’outil majeur du gnostique d’aujourd’hui ne peut être que l’Intellect-Amour opératif, « faculté » inhérente au Cœur et clef de la « puissance royale divine », de cette basileia qui constitue le leitmotiv des Évangiles.

Analysons aussi clairement que possible cette précieuse faculté, qu’il importe de saisir dans sa complexité comme dans son unité.

L’Intellect n’est pas l’intelligence, qui relève de la psyché, du « mental diviseur »: c’est une capacité cognitive supérieure apparentée au Noûs de la philosophie et de l’hermétisme antiques, à l’intuition des mystiques, au surmental d’Aurobindo, à la prajnâ du bouddhisme.

C’est par lui que l’être se rattache au Logos (« Les hommes éveillés », dit Héraclite, « ont un monde unique et commun, alors que chaque dormeur se détourne dans son monde particulier »), ou qu’il perçoit la simplicité de Dieu (cf. l’ »intellectmoine » d’Évagre le Pontique) (Petite Philocalie de la prière du Cœur, Seuil, 1968, pp. 24-25).

Il faut donc passer au-delà du mental: « La Grande Intelligence englobe, la petite intelligence discrimine » (Tchouang-tseu); et Rûmi conseille (Mathnavi) : « Vends l’intelligence et achète l’émerveillement en Dieu ».

Quant à l’Amour, il n’a rien à voir avec la passion (psychique) du même nom: c’est une énergie unitive supérieure liée à la Sephirah Hesed (la Bonté, la Grâce); figuré dans le Nouveau Testament par l’Agapé, il forme aussi l’essence du Bhaktiyoga et du soufisme du Sud (Voir notre recueil Un Ange debout sur le soleil, poème XII, p. 33).

Enseigné par le Christ, cher à Ibn ‘Arabi (« L’Amour seul est ma croyance; et quelque direction que prennent ses chameaux, l’Amour reste ma croyance et ma foi »), caractéristique du bodhisattva (c’est la « compassion », karunâ), l’Amour, par son pouvoir de pénétration et d’attraction, « opère comme un dissolvant-unissant universel » (J.-G. Bardet) pour tout réintégrer dans l’Un (Dieu, Amour et Un ont, en hébreu, le même nombre: 13).

Or, Intellect et Amour ne constituent qu’une seule et même faculté, une puissance unique et indivisible. L’Intellect véritable est également Amour, comme l’affirme R. Linssen, et l’Amour ne peut exister sans la Connaissance, ainsi que le répète, après Clément d’Alexandrie et Rûmi, le lama Anagarika Govinda.

Le bouddhisme mahayânique a exalté l’unité de la sapience et de la compassion; Râmakrishna ne conçoit pas le jnâna sans la bhakti; l' »œil du Cœur », selon Fr. Schuon, est destiné à devenir omniscient et omniaimant à la fois.

De Maître Eckhart: « Debout donc, âme noble! Chausse tes souliers de saut, qui sont l’intellect et l’amour, et bondis par-dessus ton entendement, et saute dans le cœur de Dieu… », tandis qu’Angelus Silesius révèle: « Qui aime sans sentir et sait sans connaissance, on dit avec raison qu’il est plus Dieu qu’homme » (Pèlerin chérub., II, 59) (Les expressions « sans sentir » et « sans connaissance » indiquent ici qu’on est passé par-delà la psyché).

Dans les faits, cependant, il y a le plus souvent divorce ou déséquilibre entre ces deux fonctions du Cœur (cf. ces « hérésies » que représentent le gnosticisme et le quiétisme). Aussi faut-il affirmer avec d’autant plus de force que « gnose » et « mystique » sont une.

Et la clef de cette unité est à chercher en deux vertus qui sont assez rares: la grandeur d’âme (noblesse, ouverture, dévouement), si bien évoquée par Maître Eckhart et Henry Corbin, et la capacité d’émerveillement, que le christianisme originel et le soufisme ont parfaitement mise en lumière (Voir notre Virgile, maître de sagesse, Archè, 1984, pp. 167-169).

Cet Intellect-Amour, authentiquement un, est opératif: il est le foyer d’une intense créativité, porte des fruits multiples dans toute la sphère du réel, et transforme sans fin le monde.

Ces deux maitres pour nous complémentaires, le Bouddha, qui entreprit de purifier l’homme sur le plan affectif par la clarté de l’Intellect, et le Christ, qui entreprit de purifier en l’homme le plan mental par la force de l’Amour, ont déclenché de puissants processus de transmutation, l’un par le « Triple Joyau », l’autre  par les « Ondes de Feu » — qui d’ailleurs convergent vers le même but.

Intellect, Amour, Créativité: trois « fonctions », une seule réalité, un seul instrument. Si l’on se réfère, par exemple, à la triade égyptienne Amon – Râ – Ptah (Schwaller de Lubicz), à l’Hermès « Tris-mégiste », au triple mârga de l’hindouisme (Jnâna-, Bhakti- et Karma-mârga; voir Râmakrishna et Aurobindo), à la première hiérarchie angélique (Séraphins, Chérubins, Trônes), ou à la parole de Jésus: « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie » (Jn. 14,6), l’importance et l’universalité d’un tel instrument spirituel s’avèrent incontestables.

Ajoutons qu’à l’Intellect-Amour opératif correspond ce qu’on peut appeler l’art cabirique, qui n’est autre que la « théurgie du Feu » [2]. En effet, les Cabires méditerranéens, ou « Grands Dieux » de l’antiquité, étaient trois: Axieros (l’Intellect, le Logos), Axiokersa (la Sympathie universelle) et Axiokersos (la Loi créatrice-transformatrice), et ils patronnaient les trois « arts nobles » qui sont: la philosophie, la musique-poésie, et l’alchimie. Un seul art, en fait.

Ainsi le Cœur, en tant que source de connaissance, d’amour et d’énergie, est-il, pour cette nouvelle race spirituelle dont nous parlons, le fondement de son être et de son action.

Il permet de transcender l’espace et le temps, la psyché, l’ego, les dualités, de tout relier et de tout comprendre, de maîtriser, de suractiver et d’accomplir, en un même mouvement royal.

En bref, il lui donne la possibilité d’être coopératrice et contemporaine du Verbe.

Mais quel doit être le portrait du vrai gnostique? Comment établir son profil, déterminer ses qualités propres, caractériser son activité?

Bien des modèles, des archétypes, nous viennent à l’esprit: l’ »Homme divin » de la tradition antique, l’ »Homme véritable » et l’ »Homme transcendant » du taoïsme; l’image du bodhisattva élaborée par le Mahayana, le Monakhos (l’être « un et seul »; du christianisme originel, le Moine véritable ou flamboyant selon la Philocalie, l' »Homme Parfait », qui est « le cœur de l’univers », décrit par Ibn ‘Arabi, Rûmi, ou Jili, l’Isochrist de la spéculation orthodoxe, l »‘Homme noble » selon Maître Eckhart, Jacob Boehme, Angelus Silesius, etc. (Cf. notre Virgile, maître de sagesse, p. 37).

Or, tous ces archétypes vont se fondre présentement en un seul, qui les récapitule et les intègre tous en fonction de cette quête fondamentale de l’Unité qui marque notre époque.

Le vrai gnostique, par le labeur du Cœur, de l’Âme et de l’Esprit, doit se révéler comme un JE — ou plutôt un JE-SUIS — accompli, comme un médiateur entre le Divin et l’humain, l’un de ces Veilleurs qui sont « les yeux par lesquels Dieu regarde encore le monde » [3]. Clef: passage par-delà la psyché, le mental, l’ego.

Son activité, mais aussi sa seule présence, doivent irradier une lumière transmutatrice, don inépuisable de celui qui s’est définitivement relié à l’Être. Citons ici un très beau texte de R. Linssen qui définit admirablement l’idéal à atteindre (Essais sur le Bouddhisme en général et sur le Zen en particulier, La Colombe, 1960, pp. 275-6) :

« L’homme de ‘vue juste’ ne pratique aucun rite, ni ne prie. Il EST, tout simplement, et cela seul suffit. Cela seul suffit car un tel homme est authentiquement le ‘sel de la terre’, par la richesse d’amour, la lucidité et l’harmonie qu’il rayonne d’instant en instant. Un tel homme ne prie plus. Il ne demande rien. Il donne, simplement, spontanément ».

Nous avons, d’hommes de ce type, le besoin le plus urgent. Car, dit le Message Retrouvé, « il y a trop de littérateurs des mystères de l’Unique, et pas assez de saints illuminés, pas assez de sages opératifs » (Louis Cattiaux, Le Message Retrouvé. Bruxelles, 1978, XXIII, 24).

Proposons une définition qui, sans être exhaustive, soit claire et utile: le vrai gnostique est essentiellement un être obéissant, flamboyant, et surconscient; l’énergie qu’il déploie est à la fois pérégrinante et transfigurante.

OBÉISSANT, c’est-à-dire capable de répondre à l’appel du Divin, à l’ »Impératif créateur » (perçu dans le silence); capable d’orienter sa volonté sur le Oui absolu (Aum, ou Amen), de devenir un pur miroir de la Majesté et de la Beauté suprêmes, de laisser agir Dieu en lui et circuler Ses énergies à travers lui; capable de tout utiliser pour le bien, d’adhérer à la Loi de manière à se faire maître de la Loi, et ainsi d’acquérir la puissance du « Libre Esprit ».

FLAMBOYANT, c’est-à-dire connaisseur du Feu sacré qui est l’Âme du Monde et qui unit le Cœur à la Déité; adepte de la voie fulgurante ou « Sentier direct » qui, par l’ »Alliance du Feu » entre l’ascèse ardente et l’Amour infini, alchimise la personne tout entière; et manifestation de l’éternel « Homme de Lumière » qui est aussi le Fils unique de Dieu (Cf., dans 3e Millénaire 12, notre étude « Le Feu, ou l’unicité de l’Énergie »).

SURCONSCIENT, parce que, visant à transcender tout ce qui est limité et conditionné, et principalement à passer par-delà les dualités, il possède le secret de l’outil dialectique complet — à six pôles, selon R.Abellio — qui lui permet d’accéder au « maitre point ontologique », à la perception supérieure, au « regard divin », à la sérénité tout-accomplissante du Logos (cf. le Christ Pantocrator de Cefalu).

Triple victoire: du Vouloir (obéissant), de l’Amour (flamboyant), de l’Intellect (surconscient), qui abolit le mal — en  tant que rupture énergétique et séparation ontologique — par l’insertion de la personne dans le circuit des Forces divines et la communauté des Je divins, et qui se déploie alors librement en énergie incommensurable.

Tonalité du bhakta: « O Seigneur de liberté, donne-nous l’intelligence suprême qui est l’obéissance à ta sainte volonté, afin que ta création nous soit soumise par l’amour que nous avons pour elle, comme nous te sommes soumis par l’amour que tu as pour nous » (Message Retrouvé, XL, 2).

Tonalité du jnânin:

« Guerriers, guerriers, nous appelons-nous nous-mêmes. De quelle façon, Maître, sommes-nous des guerriers?

— Nous combattons, ô disciples, c’est pourquoi nous sommes appelés guerriers.

— Pourquoi combattons-nous, Maitre?

— Pour la vertu élevée, pour le haut dévouement, pour la sublime sagesse; c’est pourquoi nous sommes appelés guerriers » (Anguttara Nikaya) (Cité par A. David, Le modernisme bouddhiste et le bouddhisme du Bouddha, Alcan, 1911, p. 261).

L’énergie déployée peut être qualifiée d’abord de PÉRÉGRINANTE, car, dynamisme pur, elle est incessante circulation des courants salvateurs dans la surabondance du don. Le gnostique est le voyageur perpétuel, le « Pèlerin chérubinique » toujours en route vers Dieu et vers les hommes, vivant à la fois au-dessus de tout et au-dedans de tout, de manière à « faire passer » avec lui, par-delà le monde phénoménal, autant d’êtres que possible. « Libre à l’égard de tous, je me suis fait l’esclave de tous, afin d’en gagner le plus grand nombre », dit, en son style propre, saint Paul (Première Épitre aux Corinthiens IX, 19).

Cette même énergie est aussi TRANSFIGURANTE, c’est-à-dire totale efficacité, constante unification du réel grâce à une créativité illimitée. Le travail du gnostique consiste à intensifier l’action de la Lumière, à mûrir la déification de l’homme, à préparer la transmutation de son milieu (« une terre nouvelle, un ciel nouveau »), — à parachever la nature (= arts de l’Esprit), à produire des chefs-d’œuvre de sagesse, de beauté et de puissance (= arts du Verbe), à tout accomplir dans la Paix et l’Unité (= arts du Fils).

Ce travail, c’est à proprement parler la théurgie, l’art du Feu sacré. Et ce déploiement recréateur et réintégrateur du cosmos, c’est l’impérialité artiste (Sur cette notion, voir notre Virgile, maître de sagesse, p. 24).

Voilà comment cette race spirituelle, qui s’élabore sous nos yeux — et, souhaitons-le, en nous-mêmes —, après avoir gravi la Montagne sainte, doit en redescendre pour donner tout ce qu’elle y a reçu, et plus encore, ainsi que le montre l’icône type de la Transfiguration (Cf. celle de Théophane le Grec, fin du XIVe siècle, Galerie Tretiakov à Moscou ; dans Paul Evdokimov, L’art de l’icône. Théologie de la beauté, Desclée De Brouwer 1972, p. 251).


[1] On peut se reporter à notre essai: « La voie héroïque et gnostique vers le Soi », paru dans le Cahier de l’Herne n° 36 consacré à ce philosophe.

[2] Les mystères cabiriques se rattachaient à la doctrine du Feu artiste, doctrine fondamentale dans les civilisations traditionnelles. Voir notre article « L’âme du Monde dans l’Énéide » (Cahiers de l’Université Saint Jean de Jérusalem 6, 1980, pp. 203-224), et René Alleau, Aspects de l’Alchimie traditionnelle (Paris, Edit. de Minuit, 1953), pp. 52 sq.

[3] Expression de Rûzbehan de Shiraz citée par H. Corbin dans son article « Pour une nouvelle chevalerie » (Question de 1, 1973, pp. 101-114), en conclusion.