Lorsque l’on s’y intéresse, la variété des pratiques spirituelles est un émerveillement, mais aussi parfois une cause de trouble, du moins tant qu’on ne se trouve pas suffisamment affermi dans sa propre expérience intérieure. Il y a quelques années, je me demandais souvent : « Mais telle pratique particulière de méditation, qui semble si importante dans une voie et qui n’a pas sa place dans une autre voie, me manque-t-elle ? » Et puis, j’ai fini par comprendre que pratiquer toutes les techniques ne s’avère pas nécessaire, selon une image bien connue, le même voyage peut se faire en utilisant différents moyens de locomotion, différents véhicules. Si nous voyageons en train, inutile d’emmener des bougies de rechange ou un bidon d’essence, et si nous voyageons en voiture, guère besoin d’horaires de chemin de fer.
Cette comparaison toute simple m’a un peu apaisé dans cette fringale d’expériences qui m’animait lors de mes voyages en Asie et de mes séjours dans des monastères en France.
Au premier abord, en effet, les méthodes sont très différentes. Par exemple le dhikr [1] soufi n’a d’équivalent nulle part, en dehors du taçawuf [2] musulman, et les formes de méditation tibétaines ne se retrouvent pas dans l’islam. Dans certaines voies, les chants et les offices jouent un rôle important : dans d’autres aucun. Et je m’e suis souvent demandé : « Existe-t-il quelques dénominateurs communs qu’on retrouverait dans toutes les voies spirituelles, toutes sans exception ? Existe-t-il des ressemblances profondes entre les voies religieuses faisant appel à une relation de la créature au Créateur, ou de l’homme à un Dieu personnel, comme le christianisme, le judaïsme ou l’islam, et les voies comme l’hindouisme des Upanishad ou le bouddhisme qui semblent presque athées ? »
Des années de recherche et d’observation m’ont amené à la conclusion qu’il y avait, en effet, deux dénominateurs absolument communs à toutes les voies.
Le premier de ces dénominateurs communs pourrait être désigné par différents noms qui tournent tous autour de la même réalité fondamentale. Le mot le plus souvent employé en anglais, la langue avec laquelle j’ai communiqué avec les maîtres indiens ou les maîtres tibétains, est le mot awareness. On pourrait peut-être le traduire en français par « vigilance », et sous ce terme j’entends tout ce qui est présence à soi-même, conscience de soi, veille, présence à soi-même et à l’infini.
Malgré la différence des formulations, dualistes ou non dualistes, l’essentiel demeure dans cette forme particulière de conscience qui consiste à être conscient avec acuité de ce que l’on est en train de faire, mais en plus conscience de la grande réalité profonde que nous appelons tao, atman ou brahman, nature de Bouddha ou bodhichitta, royaume des cieux ou vie éternelle, suivant le vocabulaire de la religion ou de la croyance qui est la nôtre.
Cette attitude d’effort, car c’est là tout d’abord un effort qui est de veille, de vigilance, de souvenir, de non-oubli, de recueillement, de conscience intense de son être et de ce que l’on dit, cette attitude de présence à soi-même tranche radicalement avec l’attitude ordinaire, qui est une attitude d’oubli dans laquelle nous nous laissons emporter, « identifier », comme l’exprime le livre Fragments d’un enseignement connu [3], et comme le disait, mais en anglais, mon propre maître Swami Prajnanpad. Il faut au contraire pratiquer le « rappel de soi », disions-nous dans les groupes Gurdjieff ; et Swami Prajnanpad exprimait cette attitude d’éveil à soi par le mot self-remembering. Notons que ce mot self-remembering, qui veut dire en effet se rappeler soi-même ou se souvenir de soi-même, est le contraire de dismember, démembrement.
Dans un petit livre consacré à saint Benoît, les Dialogues de Grégoire le Grand, on trouve cette phrase : « Je peux dire de cet homme véritable [il s’agit de saint Benoît] qu’il habitait avec lui-même, toujours attentif à veiller sur soi, ne laissant pas distraire au-dehors le regard de son âme… » N’y a-t-il pas là, datant du VIe siècle, un magnifique témoignage sur cette vigilance si importante pour le moine zen, le moine tibétain, le yogi hindou, et tous ceux qui s’exercent à la conscience de soi, au recueillement, à la présence de l’infini en soi-même ?
Ainsi, en citant les dialogues de Grégoire consacrés à saint Benoît, d’un père dans une abbaye trappiste, je rejoins ce que nous, Occidentaux, avons découvert dans les voies orientales. Car que ce soit dans le yoga, le zen, le vedanta hindou de mon guru [4] ou d’autres, nous retrouvons la nécessité de ce non-oubli, de cette non-identification, de cette présence à soi-même et à cet absolu que l’on appelle Dieu.
L’on peut ici citer aussi une célèbre parole du Bouddha : « Ceux qui sont vigilants ont déjà la vie éternelle, et ceux qui ne sont pas vigilants sont déjà morts. » Les termes changent, mais rappelons-nous encore cette parole du Dieu de la Bible : « Si vous vous souvenez de moi, je me souviendrai de vous. »
Je crois donc vraiment pouvoir dire, sans prétendre amener une idée originale ou révolutionnaire, qu’il y a là un dénominateur commun à toutes les voies d’ascèse, qu’elles soient dualistes ou non dualistes, bouddhistes, hindoues, taoïstes, chrétiennes. Partout on retrouve l’évocation d’un état qui tranche radicalement avec cette attitude habituelle par laquelle on s’éparpille dans les objets extérieurs, on se laisse reprendre par les pensées parasites et les émotions, par laquelle notre clarté intérieure disparaît, s’engloutit dans les phantasmes. On disparaît alors même en tant qu’homme engagé sur la voie de l’esprit. Or il faut sans cesse essayer de ne pas se laisser reprendre, ne pas oublier son but, être dans cet état de veille, d’éveil à soi et au monde.
Dans toutes les traditions, l’on retrouve des témoignages qui vont dans ce sens. Mais, bien sûr, ce ne sont pas les témoignages qui vont nous transformer ; pas plus, comme disent les hindous, qu’un livre de recettes de cuisine ne peut nous nourrir. Ce qui peut nous transformer, par contre, c’est l’effort individuel, cet effort de tous et de chacun, un effort de vigilance au cœur d’une humanité qui vit dans ce que les bouddhistes appellent le sommeil, l’oubli du sens réel de la vie, l’oubli du but véritable d’une vie humaine, l’oubli de la réalité éternelle, et ce parce que nous sommes fascinés par les formes, les contradictions, l’attraction et la répulsion, à l’intérieur du multiple.
On peut vraiment considérer qu’il y a dans l’humanité les hommes qui ne veillent pas, qui vivent inattentifs, endormis, et ceux qui veillent, qui luttent pour être présents à eux-mêmes, pour se souvenir, pour prendre conscience de cette grande réalité qu’ils trouvent toujours au plus profond d’eux-mêmes (le royaume des cieux est au-dedans de nous, ainsi que le Christ l’a bien précisé). Et il est beau de penser que, comme quand le soleil se couche sur une partie du globe, il se lève sur une autre, il y a toujours un moine zen, ou un yogi hindou, ou un moine tibétain ou chrétien, en train de lutter pour ne pas « dormir », pour se souvenir de son but, pour être vigilant, pour être en état de veille ou de prière ; non seulement pour lui, mais même pour ceux qui ne veillent pas, puisqu’il existe une solidarité subtile entre tous les êtres humains, qu’ils soient engagés sur un chemin d’éveil ou qu’ils n’aient pas encore découvert le véritable but d’une existence humaine.
Et puis il m’a semblé, c’est même devenu peu à peu une certitude, qu’il existait un second dénominateur commun que l’on retrouve dans toutes les voies spirituelles, dans toutes les disciplines, bien que ce ne soit pas toujours compris par ceux qui vivent une spiritualité extérieure, exotérique.
Ce deuxième dénominateur commun consiste en une attitude radicalement nouvelle, par rapport à cette donnée massive de notre existence, une attitude qui considère ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas, ce qui nous rend heureux et ce qui nous rend malheureux. Cela est directement lié à une notion qui joue un rôle fondamental en psychologie, celle des émotions. Ce qui nous plaît, ce qui nous convient, fait s’élever en nous un certain type d’émotions, et ce qui nous déplait, ce que nous refusons, lève en nous un autre type d’émotions.
Ce double mouvement d’attraction et de répulsion est magnifiquement décrit dans toute la tradition du vedanta hindou, mais, en vérité, on le retrouve dans toute la littérature ascétique et mystique, quelle que soit son origine. Et si son corollaire peut être exprimé de manière très différente, il s’agit bien du même comportement qu’en langage dualiste chrétien on définira ainsi : soumission complète à la volonté divine, conformité de notre volonté avec la volonté naturelle du cours des événements, abandon à la providence ; c’est-à-dire que, au lieu de vivre en centrant notre existence sur ce que nous aimons et sur la distinction entre ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas, au lieu d’être uniquement attiré par ce que nous aimons en repoussant ce que nous n’aimons pas, et, autrement dit, d’être mené par le désir d’éprouver des émotions heureuses et le refus d’éprouver des émotions douloureuses, nous devons lâcher prise intérieurement et voir partout la volonté divine. Ceci, à condition (et là se situe l’attitude véritablement mystique) de voir partout cette volonté, et non pas de voir de temps en temps la volonté divine et, de temps en temps, la volonté du mal. Parce que sinon, dans ces conditions-là, le mental, facteur de divisions, garde tous ses droits : ce que nous aimons, nous le considérons comme volonté de Dieu à l’œuvre dans le monde, et ce que nous n’aimons pas, nous le considérons comme Satan à l’œuvre dans le monde. Ne rien vouloir d’autre que ce qui nous arrive, et, ensuite, sur les fondements de cette acceptation, ou adhésion, agir.
Dans un langage non dualiste, comme celui du vedanta hindou ou du bouddhisme ou de certaines sagesses de l’Antiquité, l’aspect psychologique est plus immédiatement manifeste et marque tout simplement une attitude nouvelle par rapport à nos émotions : ne plus vivre menés par nos émotions, par la différence entre ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas, entre ce que nous ressentons comme heureux et ce que nous ressentons comme malheureux, donc ne plus vivre menés par l’attraction et la répulsion.
Il y a la une attitude radicalement différente du comportement égocentrique qui meut ordinairement les hommes, une attitude qui nous conduit vers l’effacement des limites de l’ego, vers une conscience élargie, peut-être une conscience universelle ; non seulement dans le mouvement de la méditation sans forme, mais aussi quand nous revenons à la conscience de la multiplicité et que nous nous réinsérons dans ce monde changeant, évanescent, relatif. Et il faut rappeler ici cette parole citée dans toute l’Asie : « La Voie consiste en ceci : cesser d’opposer ce que vous aimez et ce que vous n’aimez pas. » C’est facile à lire, c’est plus difficile à entendre et à pratiquer quotidiennement. On peut être d’accord avec cette parole, mais constater qu’existent en nous des mouvements très puissants que chaque tradition a désignés par un vocabulaire technique (ainsi pour le vedanta hindou, on emploie les mots sanskrits vasana et samskara) ; ces mouvements de l’ego nous ramènent à opposer ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas, c’est-à-dire à nous couper du monde relatif tel qu’il est et à nous situer dans notre monde de goût, de dégoût, de refus ou de préférence. Ou bien, au contraire, privilégier une attitude définie comme vision égale, égalité d’âme, équanimité ou soumission à la volonté divine, termes qui en réalité et fondamentalement, situent une attitude qui est la même.
Donc,
— présence à soi-même, vigilance, non-oubli du but de l’existence humaine et non-oubli de la grande réalité que nous trouvons au cœur de nous-mêmes ; et d’autre part :
— transformation de notre approche de la vie, dépassement du monde personnel des refus, dépassement de l’opposition entre ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas, de manière que la perception individuelle s’efface pour une vision qui dépasse l’ego, qui n’est plus égocentrique mais « cosmocentrique », dans laquelle la division de ce que nous aimons et de ce que nous n’aimons pas n’est plus le moteur de nos existences.
En cessant cette opposition, en acceptant une nouvelle attitude par rapport à ce jeu de l’attraction et de la répulsion, des émotions heureuses et des émotions malheureuses, nous rendons possible une découverte fondamentale, la découverte d’une paix, d’une sérénité, qui n’est plus dépendante du flux des circonstances.
Dans un monastère zen, tout est fait pour favoriser cette vigilance. Combien de gestes qui, du point de vue de l’Occidental moderne, sont tout à fait inutiles et représentent une perte de temps, sont en fait profondément utiles pour faire grandir en nous cette conscience de soi, cette présence à soi-même et ce non-oubli.
Et si l’on se tourne vers ces enseignements, quels qu’ils soient, à condition qu’ils ne soient pas uniquement livresques, mais vécus, on nous demande un comportement tout à fait inhabituel ; et c’est ce double comportement, si nouveau par rapport au monde profane, cette vigilance, d’une part, et ce dépassement de la dualité des émotions contradictoires, d’autre part, que peu à peu on découvre et met en œuvre dans notre vie quotidienne ! Je ne crois pas qu’on puisse m’apporter un démenti, en me montrant qu’il existe une voie de recherche intérieure dans laquelle ces deux dénominateurs communs ne se trouvent pas.
Tout est là pour aider à cette présence à soi-même, pour éveiller ce non-oubli, Tout est là pour nous aider à dépasser cet emprisonnement dans les limites de notre fonctionnement individuel : l’opposition de ce que nous aimons et de ce que nous n’aimons pas. Par exemple, la répétition de syllabes sonores qui forment un mantra, qu’il soit hindou ou tibétain, ou par le moyen de la prière du cœur de l’hésychasme orthodoxe [5], répétition qui est une aide puissante pour concentrer son attention dans le non-oubli de la grande réalité, ou la posture de zazen.
Dans les Carnets du pèlerin russe [6], on voit très bien comment ce pèlerin pouvait à la fois répéter sans cesse la prière du cœur (« Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi, pauvre pécheur ») et, en même temps, participer à l’existence, rencontrer les uns et les autres, parler. Et le pèlerin dit que c’est par la répétition de ce vrai « mantra » chrétien qu’assez vite il a entendu le langage de la création. Il en est de même pour Swami Ramdas [7] en Inde, qui errait sur les routes en répétant sa formule sacrée.
Ce n’était point le « Jésus, ayez pitié » du starets mais la sentence aussi célèbre : « Sri Ram, Jai Ram, Jai Jai Ram » que Ramdas fit ensuite, pour la rendre plus puissante et efficace encore, précéder de la plus sacrée de toutes les syllabes : OM. La voie était ouverte devant lui. Il n’avait plus qu’à, répéter sans cesse ce mantra — c’est ce qu’on appelle en Inde la pratique du japa —, à « prendre » sans cesse le nom de Ram (Ramnam).
Bien qu’il ait aussi pratiqué à certaines périodes les exercices respiratoires (pranayama) du raja yoga, Ramdas affirme que le seul japa a suffi à le conduire à Dieu et à la libération, car le consentement unanime et la considération des autres sages le reconnaissent comme un authentique jivan mukta, un libéré vivant.
Voici comment lui-même explique le sens de ce mantra : OM signifie (est le signe de) la Vérité impersonnelle, le Dieu absolu suprême [8], la Déité ou le Nirguna Brahman, et Brahman sans attributs. Il est dit, dans les Écritures, que le Brahman se révéla à l’origine comme son et que le son principal fut OM. Le son est le premier mouvement de l’immobile.
SRI signifie le Pouvoir divin ou la Shakti, la Divine Mère inséparable de Dieu, dont elle est un aspect, et par la volonté et le pouvoir de qui tout l’Univers est actif.
RAM est le Dieu personnel, le Dieu qui est à la fois vérité et pouvoir, le Saguna Brahman (le Brahman qualifié ou avec attributs).
JAI RAM, victoire à Dieu, victoire à Lui, victoire à Lui en nous-mêmes. Et il explique : « Quand Ramdas chantait le nom de Dieu, Lui demandant d’être victorieux sur toutes les forces des ténèbres en lui et victorieux de l’ego, il implorait, il suppliait Dieu nuit et jour, et pour finir Dieu remporta la victoire. »
Pareil au pèlerin russe, mû par le seul amour de Dieu, la bhakti, se rappelant Dieu sans cesse grâce à la constante répétition de son nom, ne mangeant que si on lui donnait à manger, ayant entièrement remis son sort entre les mains de Ram, Ramdas parcourut les sentiers de l’Inde, des glaces de l’Himalaya aux grands lieux de pèlerinage, se trouvant conduit de temple en temple, de saint en saint et de sage en sage.
Ce petit homme tout simple, que nous entourions comme une vaste famille passe la veillée auprès de l’aïeul, a probablement connu plus d’aventures que tous les membres du Club des explorateurs réunis. Il a vécu dans les jungles parmi les tigres et les serpents, dans les grottes parmi les scorpions, dans les villes parmi les hommes.
Tous ceux qui venaient à lui étaient Ram, son Bien-Aimé, sous des masques divers. Mais ni l’âge ni la maladie n’avaient diminué son rayonnement, sa joie, son humour, la percutante précision de ses réponses. À quatre-vingt-deux ans, il paraissait, avant tout, jeune, hors du temps. Il nous avait tous fait rire, d’ailleurs, un jour, en nous racontant pourquoi il avait refusé de laisser mettre sa photo sur un calendrier mural. Parlant de lui, comme toujours, à la troisième personne, il nous avait dit : « Ramdas business being to take people beyond time, he does not think that it is such a good idea to print his face on a calendar. » (Le « business » de Ramdas étant de faire passer les autres au-delà du temps, il ne pensait pas que ce soit une si bonne idée d’imprimer sa photo sur un calendrier.) Non seulement sa joie demeurait, mais il manifestait parfois une force et une puissance proprement stupéfiantes dans un corps si fragile, une force de lion que son sourire perpétuel avait cachée, peut-être, à bien des visiteurs. Son pouvoir de transpercer la carapace des égoïsmes, d’aller jusqu’au centre de ceux qui l’approchaient, quels que puissent être l’apparente fermeture de leur cœur et le refus de leur intellect, était plus manifeste que jamais.
Donc, on voit que la concentration dans ce mantra, loin de couper celui qui le répète de la réalité extérieure à lui, lui permet, au contraire, d’accéder à une véritable communion, puisqu’il entend ce langage de la Création et qu’il voit que tout, sans exception, tout chante la gloire de Dieu.
Peut-être que certains, ayant gardé de mauvais souvenirs religieux de leur enfance, sont encore gênés par le langage religieux ; mais, même si la forme de recherche dans laquelle on se sent à l’aise est très différente, on s’aperçoit pourtant qu’on y trouve inévitablement des pratiques, des techniques autres que le mantra ou la prière perpétuelle, qui favorisent la vigilance ou le non-oubli. Ainsi, la pratique d’une respiration juste dans le zen.
La phrase du Christ « Que ta volonté soit faite ! » a manifestement le même sens, dans des termes différents, que la célèbre formule zen : « La Voie consiste en ceci : cesser d’opposer ce que vous aimez et ce que vous n’aimez pas. » Opposer ce que j’aime et ce que je n’aime pas consiste en effet à rester dans mon monde, soumis à ma propre volonté. Dépasser cette opposition revient à accepter de voir la volonté de Dieu partout, de faire confiance à un au-delà de soi-même.
En ce sens, un célèbre swami hindhou du XIXe siècle, le swami Mantiwa, avait osé dire : « La prière « que ta volonté soit faite, et non la mienne » ne décrit pas la vérité ultime. La vérité ultime, c’est ma volonté est faite ; parce que ma volonté, maintenant, est entièrement confondue avec celle de Dieu, et que, dans toute évolution qui se produit, je vois ma volonté. »
Mon propre guru, un maître du vedanta, m’avait dit : « Vous devenez semblable à un auteur-acteur qui joue un rôle dans une pièce dont il a écrit tous les rôles. » C’est là une autre manière d’exprimer cette fusion de notre volonté avec la volonté divine. Quoi qu’il se passe, nous sommes des acteurs conscients, en osmose avec le jeu de la vie.
Je lisais récemment un petit livre catholique, exprimé en un langage un peu démodé. C’est l’histoire d’un chrétien des premiers siècles qui avait été insulté par ceux qui n’appartenaient pas à sa secte. Au bout de deux heures d’injures, on lui dit : « Et ton Dieu est bien incapable de faire un miracle ! » Il répond alors : « Il vient d’en faire un sous vos yeux, ça fait deux heures que vous m’insultez, et je n’ai pas ressenti la moindre émotion. »
Nous pouvons facilement passer d’une parole d’un guru bengali à une parole taoïste, d’une parole traditionnelle du zen à la parole d’un chrétien des premiers siècles ou d’un moine catholique du XXe siècle, si nous reconnaissons que, dans l’essence même de la Voie, on trouve ces deux dénominateurs communs : vigilance et détachement. Il est bien entendu que je n’ai parlé ici ni de doctrines, ni de dogmes, ni de théologie, mais uniquement de ce que, en Inde, nous appelons sadhana, et que je traduis, à tort ou à raison, par ascèse ; la Voie, do, celle de l’éveil à soi et au monde, au-delà des apparences. Une réalisation effective qui nous fait accéder, ici même, à une vérité absolue.
Vérité qui ne peut être prouvée que par l’expérience personnelle. La vraie question reste : « Est-ce que je veux vraiment atteindre cet éveil intérieur ? » Car cette transformation intérieure est un travail énorme, qui nécessite autant d’efforts que pour devenir un virtuose du piano ou de n’importe quel art ou profession.
Faire un quart d’heure, une heure ou six heures de piano par jour ? Les maîtres tibétains qui m’ont vraiment impressionné ont tous fait trois fois la célèbre retraite-réclusion totale de trois ans trois mois… Presque dix ans de leur vie ont donc été consacrés à des exercices d’ascèse, de purification, de transformation de soi. Bien sûr, il n’est pas question de cela pour tout un chacun. Mais il s’agit par contre de trouver une forme de voie, une forme d’ascèse, qui fasse de toute notre existence la matière même de notre transformation, de façon à se sentir chaque jour en cours d’exercice, en cours de travail sur soi. On peut obtenir quelques résultats tangibles rapidement ; en quelques semaines, certains se transforment de manière radicale, prennent confiance en eux-mêmes, apprennent à regarder la vie en face, se tiennent droits. Mais cette première étape doit être suivie d’un long travail de purification qui nécessite du temps et de l’énergie. On a l’impression d’ailleurs que le chemin se fait par étapes, il y a une lente progression puis, sous l’effet d’un quelconque catalyseur, le résultat apparaît acquis. Et il faut alors se mettre en route vers un nouveau palier de la connaissance. Sur ce chemin-là, tout ce qu’on a entendu dire ou lu, toutes les paroles des sages s’avèrent vraies, peu à peu vérifiées par sa propre expérience. Et l’on débouche sur l’immense simplicité de la vérité : vous êtes amour, vous êtes liberté, vous êtes sagesse, mais vous l’aviez oublié.
Dans ce processus de non-identification à son propre rôle (ce qui ne l’empêche pas de le jouer, et activement), il faut avoir l’attitude de l’acteur qui endosse un nouveau costume : on habite le rôle (l’ego), ce n’est pas le rôle qui nous habite. Mais le chemin est très personnel. Lorsque je rencontre, disons, un individu nommé Jean-Paul, même si je lui conseille d’employer tel ou tel mode d’agir ou technique tirés du contexte zen ou du contexte soufi ou hindou, ou chrétien… je lui précise aussi que son chemin ne s’appelle pas raja yoga, ou bhakti yoga, ou hatha yoga, mais Jean-Paul yoga. Le chemin se confond avec l’existence.
Deuxième point : une fois admis qu’il existe une réalité intérieure qui peut être découverte, et qu’on veut la découvrir à l’intérieur de n’importe quelle circonstance du possible, une fois admis qu’on est prêt à travailler la vigilance, l’éveil à soi et au monde, et déclencher le processus intérieur d’une nouvelle attitude à avoir face à nos émotions, je demande que chacun découvre quelle est sa plus grande faiblesse. Car aucun être humain n’est plus grand que sa plus grande faiblesse. Dans quel domaine êtes-vous une nullité ?
Dans quel domaine êtes-vous faibles, influençables ? Dans quel domaine l’existence a-t-elle plein pouvoir sur vous ? Dans le domaine affectif, sexuel, social, monétaire ou autre ? C’est cela qui doit être vu d’abord. Et se dire ensuite : je ne rêverais pas de sagesse tant que je n’aurais pas conquis mon autonomie, tant que je ne me raconterais pas d’histoires dans ce domaine-là. Car on ne peut espérer se libérer en gardant une grande vulnérabilité, une faille à l’intérieur de soi.
Cela est difficile, car dans ce secteur-là, la peur et le désir demeurent tout-puissants. On ne peut croire être libre en gardant en soi une grande dépendance à l’égard de quoi que ce soit. Dépendance qui se trouve d’ailleurs presque toujours interprétée en termes d’infantilisme. Un adulte, avec un sexe d’adulte et un cerveau d’adulte, se conduit, dans le domaine de sa faiblesse propre, comme un enfant. Donc il faut, en chacun, mettre cela à jour, afin de le combattre. Car cette vulnérabilité imprègne non seulement l’existence mais toute la vie spirituelle. Et l’on voit très facilement les motifs cachés tout-puissants qui peuvent imbiber une quête spirituelle et la rendent fausse. Il faut donc découvrir le mensonge qu’on se fait à soi-même. C’est le b a ba du chemin vers la vérité. Et lorsque l’illusion dans laquelle on vit est détruite, ce moment qui pourrait paraître cruel, difficile, et l’est à bien des égards, débouche sur une parfaite paix. Car l’on se réconcilie alors avec soi-même, on crée l’harmonie en soi et on est, alors seulement, capable de s’ouvrir vraiment à une nouvelle réalité et découvrir sa liberté à l’intérieur de sa fatalité personnelle.
Ceci est la première purification. Essentielle.
(L’orient Intérieur. Collectif. Autrement 1985)
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1 Dhikr : littéralement veut dire « mémoration de Dieu ». C’est un exercice que pratiquent les soufis toutes les semaines. C’est une méditation active où ils se balancent en respirant très fortement.
2 Taçawuf : dénomination du soufisme, voie ésotérique de l’islam.
3 D’Ouspensky, qui narre son initiation avec G.I. Gurdjieff, éd. Stock.
4 Rappelons que ce mot, qui peut s’écrire aussi « gourou » signifie : celui qui dissipe l’obscurité.
5 Prière du cœur de l’hésychasme : tradition chrétienne orientale qui pratique la prière comme un mantra. Le terme vient de hêsukia, qui veut dire tranquillité, quiétude. Mantra : répétition d’une formule sacrée qui opère un vide mental.
6 Éditions du Seuil.
7 Voir ses Carnets de pèlerinage, aux éditions Albin Michel. Voir aussi le récit de la rencontre de Arnaud Desjardins avec Swami Ramdas dans Ashrams, éditions Albin Michel.
8 Godhead.