D.E. Harding
Vision

Une tranquillité singulière, une sorte anormale d’alerte légèreté ou d’impotence me submergea. La raison, l’imagination, toute agitation mentale s’évanouirent. Pour une fois les mots manquèrent. Le passé et l’avenir avaient disparu. J’oubliai qui j’étais, ce que j’étais, mon nom, ma nature humaine, animale, tout ce que je pouvais appeler mien. C’était comme si à cet instant je venais de naître, refait à neuf, sans pensée, innocent de tout souvenir. Seul existait le Maintenant, ce moment présent et ce qu’il contenait clairement.

(Revue Être. No 1. 1974. 2e Année)

Nous reproduisons ici le premier chapitre de Vivre sans tête (traduction de la revue Être, le livre fut publié par la suite par le courrier du livre) où M. D.E. Harding expose en détail la méthode qu’il préconise pour réaliser un constant état d’éveil « dé-cérébralisé » dont, il y a de nombreuses années, une expérience tombée du ciel (out of the blue) dans l’Himalaya lui a révélé la possibilité et la félicité. Il nous livre ainsi le résultat d’une quête intérieure menée avec rigueur dans une complète indépendance doctrinale et que recoupent notamment les témoignages des maîtres du Zen. Le récit de cette expérience, objet du présent article, offre une frappante similitude avec ce que rapporte Paul Brunton, dans Un ermite de l’Himalaya, sur ce qui advint en 1904 à un célèbre compatriote de l’auteur : « Lorsque l’armée britannique, commandée par le colonel Younghusband, parvint à atteindre Lhassa… il arriva quelque chose de curieux à son chef. Le lendemain de l’événement, me raconta celui-ci, il obéit à une puissante impulsion intérieure en gravissant seul la hauteur rocheuse qui domine Lhassa. Après avoir monté pendant un certain temps, il s’assit sur une grosse pierre pour se reposer, et connut alors la plus extraordinaire expérience spirituelle de sa vie. Tout son être fut comme transporté dans une sorte d’extase mystique. Une sérénité infinie pénétra toute son âme. Cette expérience n’avait absolument rien de personnel, tous ses désirs s’étaient anéantis dans la paix merveilleuse qui l’avait envahi. Il redescendit avec un souvenir gravé à jamais dans sa mémoire. » (Cité par A. de Riencourt dans le Toit du monde; Paris, 1955). R.A.

Le meilleur jour de ma vie — le jour de ma re-naissance pour ainsi dire — fut celui où je découvris que je n’avais pas de tête. Ceci n’est pas un jeu de mots, une boutade pour attirer l’attention à tout prix. Je l’entends tout à fait sérieusement : je n’ai pas de tête.

Il y a de cela dix-huit années quand, âgé de trente ans, je fis cette    découverte. Bien que celle-ci survînt tout à fait inopinément ce fut en réponse à une recherche pressante; j’avais été absorbé pendant plusieurs mois par la question : qu’est-ce que je suis ? Le fait que je me trouvais alors en train de parcourir l’Himalaya y fut probablement pour peu de chose bien qu’on raconte que dans cette région des états d’âme inhabituels arrivent plus facilement. Quoi qu’il en soit, un jour très clair et paisible et, de la crête où je me tenais, une vue embrassant les vallées dans une brume bleuâtre et la plus haute rangée de montagnes du monde, avec les monts Kanjenjuna et Everest dominés par des sommets neigeux, faisaient un site digne de la vision la plus grandiose. Ce qui arriva était absurdement simple, sans rien de spectaculaire. Je m’arrêtai de penser. Une tranquillité singulière, une sorte anormale d’alerte légèreté ou d’impotence me submergea. La raison, l’imagination, toute agitation mentale s’évanouirent. Pour une fois les mots manquèrent. Le passé et l’avenir avaient disparu. J’oubliai qui j’étais, ce que j’étais, mon nom, ma nature humaine, animale, tout ce que je pouvais appeler mien. C’était comme si à cet instant je venais de naître, refait à neuf, sans pensée, innocent de tout souvenir. Seul existait le Maintenant, ce moment présent et ce qu’il contenait clairement. Voir suffisait. Et ce que je voyais était les pans d’un pantalon khakhi aboutissant en bas à une paire de bottines brunes, des manches khakhi aboutissant de part et d’autres à une paire de mains rougeaudes, et un plastron khakhi aboutissant en haut à — absolument rien. Certainement pas à une tête.

Il ne me fallut guère de temps pour constater que ce rien, ce trou où aurait dû se trouver une tête, n’était pas une vacuité ordinaire, un pur néant. Il était au contraire très rempli. C’était un vide vaste, vastement plein, un néant qui offrait de la place pour toute chose — de la place pour de l’herbe, des arbres, de lointaines montagnes avec des ombres et tout au-dessus d’elles des sommets neigeux comme une enfilade de nuages angulaires traversant le ciel. J’avais perdu une tête et gagné un monde.

C’était, et littéralement, à couper le souffle. Il me sembla d’ailleurs que j’avais cessé de respirer, absorbé dans ce Donné. Il y avait cette scène superbe, brillant intensément dans l’air transparent, solitaire et sans soutien, mystérieusement suspendue dans le vide, et (ceci était le vrai miracle, la merveille et le délice) totalement exempte de « moi », sans la souillure de quelque observateur. Sa présence totale était ma totale absence, corps et âme. Plus léger que l’air, plus translucide qu’une vitre, entièrement délivré de moi-même, je n’étais nulle part à la ronde.

Toutefois, en dépit de la magique et surnaturelle qualité de cette vision, ce n’était pas un rêve, une révélation ésotérique. Bien au contraire : ce fut ressenti comme un réveil soudain du sommeil de la vie habituelle, comme la fin d’un rêve. C’était une réalité lumineuse par elle-même et pour une fois lavée de toute pensée obscurcissante. C’était la révélation enfin de ce qui était parfaitement évident. C’était un monment lucide dans la confuse histoire d’une vie. Et avait cessé la méconnaissance de quelque chose que (depuis la prime enfance de quelque façon) j’avais toujours manqué de voir parce que trop affairé ou trop habile. C’était une attention nue, irréfléchie, à ce qui tout le temps m’avait fixé en face — ma complète absence de face. En résumé, tout était parfaitement simple, ordinaire, direct, par delà les raisonnements, la pensée et les mots. Et il ne me vint aucune question, aucune référence à ce qui était au-delà de l’expérience même, seulement la paix, une calme joie, et la sensation d’avoir déposé un insupportable fardeau.

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Couvre ta poitrine avec le néant et affuble ta tête avec le manteau de la non-existence.

Attar

Abandonnez-vous entièrement… Même si la tête doit être donnée, pourquoi s’en désoler ?

Kabir

Décapite-toi. Dissous ton corps entier dans la vision, deviens vision, vision, vision.

Jalal ed-Din Roumi

Mon âme a été emportée et ma tête aussi, sans que je puisse l’empêcher.

Sainte Thérèse d’Avila

« A présent je vous donne un clair avertissement » s’écria la Reine en tapant le sol du pied : « Vous-même ou votre tête doit disparaître, et cela sans délai ».

Alice au pays des merveilles

Supposez qu’un homme survienne soudainement et tranche votre tête avec un sabre.

Hui – Chung

J’ai vu ma tête (devenue légèrement chauve) apportée sur un plateau.

T.S. Eliot

(Le chant d’amour de J. Alfred Prufrock)