Yvonne Nivarlet & R. Van Malder
Vivekananda

Comme l’avait prédit Ramakrishna, Vivekananda est un chef spirituel de l’humanité. Souvent les sages dont on parle, gardent quelque chose de mystérieux. Nous les voyons très hauts, lointains dans leur apogée. En suivre un dès sa jeunesse, c’est tracer à nous mêmes, un chemin possible.

(Revue Spiritualité. No 1. Décembre 1944)

« La puissance infinie est dans l’âme de l’homme,

que l’homme le sache ou non ;

pour la manifester il suffit d’en avoir conscience. »

Vivekananda.

Dans le cadre de nos recherches une figure s’impose : Vivekananda, ce champion passionné de la liberté de l’homme.

Sa puissante volonté éveilla, galvanisa les énergies : nous pourrions devenir libres et forts en le prenant comme modèle.

L’esquisse de son programme, nous la trouvons dans cette définition qu’il donne de la vie : « La vie, dit-il, c’est la tendance de l’être à se développer dans des circonstances qui tendent à l’écraser. » Il s’est développé et avec lui l’Inde entière dans des circonstances qui souvent furent écrasantes.

Ce fut un lutteur. Sa vie brève, il mourut à 39 ans — fut une magnifique réalisation dans tous les domaines. Je souhaiterais vous en parler avec ferveur, afin que vous veniez à lui. Vous verriez de quelles richesses il vous chargerait les bras avant de vous envoyer servir, car le service, le libre service est son mot d’ordre, lui dont l’adoration du Divin se fit toujours à travers l’homme. Ce service, dit-il, réconcilie le haut amour de Dieu et l’activité bienfaisante.

Il n’imposa jamais, qu’un seul dogme : « La divinité inscrite en chaque homme et son pouvoir d’évolution infinie. »

Il serait difficile dans le cadre d’un seul article de donner une synthèse suffisante d’une aussi grande figure.

Comme l’avait prédit Ramakrishna, Vivekananda est un chef spirituel de l’humanité. Souvent les sages dont on parle, gardent quelque chose de mystérieux. Nous les voyons très hauts, lointains dans leur apogée. En suivre un dès sa jeunesse, c’est tracer à nous mêmes, un chemin possible.

Vivekananda, de son nom de naissance Narendranath Dutt, naquit à Calcutta le 12 janvier 1863. Il est d’une grande famille aristocratique, guerrière. Toujours il gardera la marque de sa caste sa vie sera un combat.

A sa mère cultivée, belle, héroïque, il doit son port royal, et beaucoup de ses facultés intellectuelles : sa mémoire extraordinaire, sa pureté morale. De son père, grand seigneur qui affichait une totale indépendance d’esprit, il a l’intelligence, l’amour des arts, la compassion.

La vie de la famille est fastueuse. Pourtant, il a un grand père qui à 25 ans a tout quitté : famille, situation, fortune pour devenir Sannyasin. Son enfance et son adolescence sont celles d’un jeune prince artiste de la renaissance, jugera Romain Rolland. Tous les dons de l’esprit et du corps, il les a, et il les cultive avec bonheur. Il est beau, bâti en athlète. Il boxe, nage, rame, se passionne pour les chevaux. Il est le favori de la brillante jeunesse de Calcutta et l’arbitre des élégances. Il a une voix admirable dont les chants plus tard ravirent Ramakrishna. Il étudie la musique, écrit des mélodies, un essai sur la science et la philosophie de la musique indienne. A l’université, il se distingue par une vaste intelligence qui aborde avec la même ardeur les mathématiques, l’astronomie, la philosophie, les langues de l’Inde et de l’Occident. Il lit dans le texte les poètes, les philosophes, les historiens anglais et français.

(A suivre)

(Revue Spiritualité. No 2. 15 Janvier 1945)

Depuis l’enfance, comme la plupart des enfants hindous, il s’exerce à la méditation. Tout jeune, il pressent  son grand destin,  il veut en être digne et capable de le réaliser. Sa force spirituelle se bâtit sur une pureté absolue.

Il avait 17 ans, et préparait son premier examen à l’Université, en novembre 1880, lorsqu’il rencontra Ramakrishna pour la première fois, avec l’infaillibilité qui lui faisait juger les hommes d’un seul regard élut Narendra dès cette première rencontre, et il invita le jeune homme à venir le voir à Dakshineswar. Dès ce jour commence cette lutte extraordinaire entre les deux hommes : chez Narendra : méfiance, injustice, méchanceté même. Ramakrishna — qui sait qui voit — amour, patience, et exceptionnellement, utilisation de certains pouvoirs, car la proie est royale et justifie pour sa capture des moyens d’exception. Toutefois, le jeune homme ne fut l’objet d’aucune pression. L’ultime décision fut prise par celui-ci de « l’intérieur » dans un choc violent.

Pendant 5 ans, tout en continuant à vivre chez ses parents, Narendra viendra plusieurs jours chaque semaine chez Ramakrishna. Il poursuit ses études à Calcutta. Ramakrishna qui voyait loin a choisi la plupart de ses disciples parmi des universitaires. Il aurait voulu tout de suite donner à Narandra une place privilégiée parmi ses disciples. Mais celui-ci était dur à conquérir. Il ne voulait être le disciple de personne. Il sentait la puissance de Ramakrishna mais sa raison se rebiffait. Il critiquait, niait, doutait. Il n’acceptait rien qu’il n’eut éprouvé par lui-même. Sa poursuite de la vérité se faisait âpre, véhémente. Ramakrishna en était ravi. Le jeune homme lui fit confiance et par grands bonds il passa de sa critique négative à la compréhension. Sans ostentation Ramakrishna donnait â ses disciples les plus lumineux des enseignements. Il avait atteint ce sommet de foi et d’amour où se conciliaient l’enseignement de Cankara et celui de Ramanuja.

Plus tard, le jeune Narendra, devenu « Vivekananda », penchera pour la pure école de l’Advaita, l’« Un sans second ».

Il manquait au jeune Narendra, la nécessité de prendre position vis-à-vis de sa vie. Brusquement le drame s’abat sur lui. Et c’est l’ordinaire voie de Dieu pour prendre possession du cœur humain. Narendra sortira grandi aux mesures du futur géant, fondateur de la Ramakrishna Mission et fondateur de l’Évangile Universel. En 1884, le père prodigue meurt d’une crise cardiaque, plongeant la famille dans la ruine, Du jour au lendemain une nuée de créanciers : la misère s’installe dans la maison. Narendra connaîtra l’abandon des amis, la torture des privations qu’il ne peut épargner à sa mère et ses frères. Il cherche vainement du travail. Il erre, harassé, jeun.  Sa mère aigrie par l’excès de malheur lui dira un matin qu’il priait : « Sot ! taisez vous ; vous vous enrouez depuis l’enfance à louer Dieu et qu’est ce qu’il fait pour vous ? »

Une révolte le dresse contre le ciel et pendant plusieurs mois il vécut sa « saison en enfer ». Tous le croyaient perdu. Seul Ramakrishna lui gardait sa confiance. Plus tard il dira : « Ramakrishna fût la seule personne qui ait cru en moi, sans vaciller. Même ma mère et mes frères n’en furent point capables. Sa confiance inébranlable me lia à lui pour jamais. Lui seul savait aimer… » Un soir, trempé de pluie, affamé, il s’affaisse sur la route brisé par la fièvre. Au moment où sombraient ses dernières résistances, la Révélation tant souhaitée l’éblouit.

Il ne sera pas l’homme des demi-mesures. Cette réalité qu’il étreint, il la veut à jamais. Sa résolution est prise. Comme son grand-père, il renoncera au monde pour devenir Sannyasin.

Le jour est fixé pour l’accomplissement du vœu de Sannyasin. Or, ce jour là, à l’improviste, Ramakrishna descend à Calcutta. Il a vu les intentions de Narendra. Il lui dit « Je sais que vous ne pouvez pas rester dans le monde. Mais, par amour pour moi, demeurez y aussi longtemps que je vivrai. » Narendra promit. Pourtant le sort des siens le tourmente. Il demande à Ramakrishna de prier la Mère pour eux. Et à son tour il pria : « Mère, je n’ai besoin de rien que de connaître et de croire. » N’est-ce pas là l’ultime abandon ? Quelle compréhension de la vraie richesse ! Qui de nous ne l’a goûté, ce repos béni, quand émergeant d’une lutte intérieure, nous faisons le bilan. « Je n’ai besoin de rien que de connaître et de croire ! » Alors s’ouvre pour Narendra l’ère de la foi ardente, de l’exaltation et de la recherche grandissantes. Il va de l’avant, il fonce.

Mais les derniers jours de Ramakrishna sont comptés. Il recommande ses disciples au jeune homme. « Je laisse ces jeunes gens sous votre garde. Attachez vous à exercer leur spiritualité. » Trois jours avant sa mort, seul avec Narendra, Ramakrishna entre en extase et y entraîne son fils spirituel. « Aujourd’hui, dira Ramakrishna, je t’ai tout donné. Par ce pouvoir tu feras un bien immense au monde. »

Le Maître est parti. Dans la douleur, Narendra se révèle. Les autres, tacitement acceptent sa direction. Il les secoue, les arrachant au culte du souvenir. Il les engage dans l’étude, la confrontation des grands penseurs du monde. Et ceci sera la caractéristique de l’ordre qui prend naissance : la vaste culture et l’activité énorme de ses moines, qui plus tard, sillonneront le monde pour aider à la réalisation de la synthèse de la spiritualité de l’Orient avec la pensée de l’Occident. (A suivre)

(Revue Spiritualité. No 3. 15 Février 1945)

Le premier monastère, le math de Baranagore, qui a pu être acheté d’argent donné par des disciples laïques de Ramakrishna, groupa les moines durant quelques années dans la culture intensive de leurs possibilités spirituelles, pour les préparer à la mission que leur avait confiée leur maître.

Pendant cinq ans, Vivekananda organise, dirige, enseigne, s’instruit lui-même par des voyages dans différentes villes ou vivent d’autres sages. Il lutte en lui-même contre l’appel de la vie errante. Il pressent que sa voie se fixera dans l’épreuve d’un voyage anonyme à travers l’Inde. Ramakrishna lui a dit que ses paroles soulèveraient un jour le monde. Mais, il n’a que 28 ans, et ne discerne pas encore par quel processus il pourrait entreprendre la mission à laquelle il se sent obscurément destiné.

Le mouvement intellectuel et social de l’Occident ne lui est pas étranger. Il entre en contact avec les idées larges des jeunes démocraties d’Europe et d’Amérique, et c’est dès ce moment que nous le voyons s’acheminer vers cette synthèse — qu’il sera un des premiers à réaliser — la fusion des sciences modernes et de la philosophie advaîtiste. Il dépassera les plus forts dans la grande lignée des bâtisseurs de l’Unité.

C’est dans la méditation et un long pèlerinage au contact des humbles, des misérables de son pays, que son rôle lui apparaîtra clairement. Pendant deux ans, il va en Sannyasin, en moine errant se faisant le serviteur de tous. Deux mots formeront sa devise : Liberté et service. C’est en entrant en un contact vivant avec la misère tragique du peuple indien qu’il a vu « Dieu se débattre dans l’humanité ». Broyé par la souffrance dont il est le témoin, il clamera « Le seul Dieu en qui je crois,, c’est la somme totale de toutes les âmes, et par-dessus tout, mon Dieu, les méchants, mon Dieu les misérables, mon Dieu les pauvres de toutes les races ».

Rappelant le mot de Ramakrishna lui-même : « La religion n’est pas pour les ventres vides » il imposera le long de sa route, le sens de l’urgence d’aider l’Inde à se relever. Il est reçu par des princes, comme Sannyasin anonyme, mais le savoir et la majesté qui rayonnent de sa personne en font un hôte recherché. Aux riches qu’il approche il fixera le devoir de nourrir les pauvres, et de les relever.

Il a de grands projets. Il lui faudrait de l’aide. Il pense â l’Occident ou l’assistance est organisée. On lui dit « Partez, votre pensée sera mieux comprise là-bas qu’ici, Prenez l’Occident d’assaut, puis revenez… »

L’itinéraire de son pèlerinage le conduit en 1893 à Madras.

Dans des réunions fameuses il exposera publiquement sa volonté de mission en Occident. Il dénonce les dévots qui s’enlisent dans des prières stériles. Il montre les pièges de l’égoïsme dans la recherche du salut personnel, soulève ses auditeurs d’enthousiasme en leur montrant la grandeur, du dévouement au salut public. Il insiste sur la puissance de résurrection des forces spirituelles de l’Inde et de leur influence sur le monde. « La, foi », dit-il, « doit devenir dynamique ».

C’est en 1893 que doit s’ouvrir à Chicago, le Parlement des religions. C’est l’occasion ,de prendre contact avec l’étranger. Maharajahs, banquiers, ministres lui offrent l’argent du voyage. Il le refuse et se contentera du produit des collectes recueillies dans le peuple, puisque dit-il, c’est pour le peuple et les pauvres qu’il part. Son ami, le Maharajah de Khetri, lui offre une somptueuse robe de soie rouge et ce large turban ocre qui lui donneront grande allure au Parlement, et aussi ce nom de Vivekananda qu’il gardera à jamais. Il s’embarque fin mai 1893 à Bombay pour un voyage dont la préparation matérielle avait été fort négligée. Sur le bateau, en Amérique, il grelottera dans ses soies naturelles. Il n’est accrédité d’aucun groupe officiel. La date des inscriptions est passée. Le congrès ne s’ouvrira qu’en septembre et l’argent lui manquera pour atteindre cette date.

Dans ces circonstances qui auraient pu devenir tragiques, Vivekananda fait des rencontres providentielles qui l’amenèrent recommandé au président du comité du conseil ou il fut annoncé comme représentant de l’hindouisme.

Le 11 septembre, le parlement des Religions s’ouvre à Chicago. Plusieurs sectes hindoues y sont représentées. Vivekananda ne représente aucun groupe particulier, mais se réclame de l’Inde entière.

Quant à la fin de la première journée du Congrès, il prendra la parole, son improvisation fulgurante suscitera un enthousiasme indescriptible dans une foule de milliers de spectateurs. A cette masse de races et de croyances mélangées, il apportait la promesse d’apaisement d’une religion universelle, sans credo exclusif : « Acceptez-vous, comprenez-vous les uns les autres ». Pendant le Congrès, il fit 12 grands discours. L’espoir de le voir parler attirait et retenait la foule. Les journaux de l’époque le présentaient comme la plus grande figure du Parlement. Dans son dernier  discours il ose conclure « Le Parlement des Religions a prouvé que la sainteté, la pureté, la charité ne sont la possession exclusive d’aucune église du monde, et que chaque foi a produit des hommes, des femmes qui sont de sublimes exemples pour l’humanité. »

Sur la bannière de chaque religion il sera bientôt écrit en dépit de la résistance « Entraide et non combat. Pénétration mutuelle  et non destruction. » Ces pensées fortes et justes dépassent les limites du Parlement. L’opinion est gagnée. Vivekananda est l’homme du jour. On se le dispute. Mais cette gloire montante fait des jaloux, porte ombrage à certains de ces missionnaires d’Amérique qui s’imaginaient que l’Inde attendait leur message de spiritualité.

Un an après le Congrès de Chicago un manifeste signé des représentants de toutes les classes de l’Inde et des noms les plus illustres fut envoyé aux États-Unis pour les remercier de l’accueil fait à Vivekananda et célébrer sa gloire. Après le Congrès, s’organisa une tournée de conférences dans toutes les grandes villes d’Amérique. On s’y écrase. Mais beaucoup d’auditeurs sont loin de le comprendre comme il l’aurait désiré. Pourtant l’argent afflue. Il l’envoie aux disciples de Madras qui éditent un journal de propagande et fondent les premières œuvres d’assistance.

Mais il doit faire des mises au point véhémentes ; démentir son association à des sectes religieuses qui voudraient bénéficier de sa puissance, interdire l’emploi de son nom à des fins de propagande et de réclames ahurissantes. Son intransigeance morale, son intrépide loyauté lui attirent des collaborateurs de choix. C’est parmi ceux-ci qu’il forma ses premiers disciples d’Occident, En l’automne 1895 et deux fois en 1896 il fit des séjours de quelques mois en Angleterre. Son succès fut immédiat. Ceci nous laisse imaginer la grandeur de son prestige détruisant les préjugés contre l’homme de couleur qui sont fortement enracinés en Angleterre. Il s’attendait à voir dans les Anglais, les ennemis traditionnels de son pays. Rapidement son opinion se modifia. Loyalement, il reconnu la qualité de la race. Plus tard, il dira « Tant que nous pouvons secouer la domination étrangère, restons soumis à l’Angleterre ».

Par une collaboration loyale avec elle, il espère réaliser l’unité spirituelle de l’Inde. En face de ses auditoires anglais dont il sent la culture et le sérieux, Vivekananda sera mis en confiance.

Londres lui donnera ses amitiés les plus belles. Miss Noble, qui sera S. Nivedita, son secrétaire Goodwin, le ménage Servier qui le suivront en Orient et se dévoueront corps et âme à son œuvre.

Physiquement il est épuisé et l’Inde l’appelle. Fin 1896, il s’embarque d’Italie. Il a répandu les lumières du Védantisme dans des milliers de cœurs. Il a tracé lumineusement le chemin qui permet d’accéder à une Réalité éternelle de profondeur dont chaque homme est le dépositaire. Celui qui le suit dans la logique sévère de son enseignement va droit à la Lumière, et l’Unité dont le Vedanta s’est fait l’éloquent interprète.

Lorsque son bateau toucha quai à Colombo, une clameur formidable s’éleva de la foule. Les rues étaient jonchées de fleurs, l’encens brillait au seuil des maisons, des rajahs, des étudiants s’attelaient à sa voiture dans des cortèges somptueux. C’est en triomphateur que Vivekananda refit la traversée de l’Inde, remontant l’itinéraire de son pèlerinage de Sannyasin. Dans les campagnes, les gens se couchaient par centaines sur les voies ferrées pour arrêter son train et le voir. Il répond à cet accueil par d’éclatants et pathétiques discours qui font tressaillir l’Inde entière. (A suivre)

(Revue Spiritualité. No 4. 15 Mars 1945)

C’est .à Madras qui l’attend dans la fièvre depuis plusieurs semaines qu’il réserve son plus grand effort. La vie publique est suspendue. Des adresses de bienvenue lui sont remises dans toutes les langues de l’Inde. Il y en a d’Angleterre, d’Amérique, signées de William James, des autorités universitaires de Cambridge, de Harvard, Brooklyn. C’est à Madras qu’il donna son « Message à l’Inde » et exposa son « plan de campagne ».

« Chaque nation, comme chaque individu, dit-il, a dans sa vie un thème unique, qui est la note fondamentale autour de laquelle viennent se grouper toutes les autres notes de l’harmonie. Si elle le rejette, elle rejette le principal de sa vitalité propre, elle meurt. Dans l’Inde la vie religieuse forme la tonique de tout accord. Les réformes politiques et sociales doivent toujours s’y effectuer en fonction de la vitalité religieuse. Le ferment qui fera lever l’Inde c’est sa foi séculaire dans l’Atman, dans la grande âme universelle. Cette foi doit se concrétiser dans les actes. Ce que le monde entier d’aujourd’hui attend, c’est la grandiose idée de l’unité spirituelle de l’Univers, l’infinie unité de l’âme qui fait que les hommes ne se savant pas seulement frères, mais UN ! Ayez foi en vous et chevauchez cette foi ! Ce qu’il faut, ce sont des hommes forts, des volontés gigantesques. » Ce message pris dans son sens national fut le choc initial qui réveilla l’Inde de sa torpeur.

Petit à petit les foyers d’assistance s’établissaient, et la Ramakrishna Mission dont il portait le projet dans son cœur depuis si longtemps, prenait son essor.

Le 1er mai 1897, tous les disciples monastiques et laïques de Ramakrishna furent convoqués à Calcutta.

On y vota les statuts de l’association parmi lesquels figure le devoir « d’établir la fraternité entre les adeptes des différentes religions, sachant que toutes sont autant de formes diverses d’une seule Religion éternelle ».

Je ne pourrais citer ici toute l’activité de la Ramakrishna Mission : monastères, ashrams, écoles, journaux, foyers d’assistance, hôpitaux se multipliaient. L’élan était donné : la vie des humbles s’améliorait, les esprits se fortifiaient et ses moines selon les vœux de son cœur étaient des hymnes vivants au travail.

Cependant la maladie ne lui laisse que de courts répits.

Il va, conscient, vers sa fin. Et voici le jour du grand départ, le 4 juillet 1902. Le soir était venu. Sept heures. La cloche du couvent sonna le culte. Il rentra dans sa chambre, contempla le Gange, et renvoya le novice qui était auprès de lui, priant qu’on ne le dérangeât plus dans sa méditation. Quarante-cinq minutes après, il rappela ses moines, fit ouvrir toutes les fenêtres, s’étendit tranquillement sur le plancher, et resta immobile, couché sur le côté gauche. On crut qu’il méditait. Au bout d’une heure, il se retourna, eut une respiration profonde un silence de quelques secondes — les prunelles révulsées, le regard en dedans, un second souffle profond… Et ce fût le silence éternel. Telle est la sérénité du départ du grand advaïste ! Il est parti mais son rayonnement persiste.

« Si vous prenez invariablement le rôle de celui qui donne, si tout ce que vous donnez est un cadeau pur et simple, disait-il, sans aucun espoir de récompense, alors votre travail ne comportera pour vous aucun attachement, ne vous liera plus. »

Vivekananda nous a montré que l’advaïtisme est l’idée la plus évoluée de Dieu, celle qui illuminera tout le nouveau cycle, car elle fait table rase des préjugés, superstitions innombrables qui limitent, rétrécissent, retardent l’être.

N’adaptons pas notre idéal à notre vie, mais que notre vie entière soit tendue vers notre idéal. Aidons nos frères à se tenir debout, sans tuteur, tout seuls devant l’Éternel ! La puissance infinie est dans l’âme de l’homme, que l’homme le sache ou non, disait Vivekananda.

Pour la manifester, il suffit d’en avoir conscience. Lentement, ce géant infini s’éveille, brise ses limites. A mesure qu’il a conscience de soi, ses chaînes se brisent les unes après les autres, ses liens se rompent, et le jour viendra où pleinement conscient de son pouvoir et de sa sagesse infinie, le Dieu intérieur nous aidera à nous tenir debout. Puissions-nous tous aider à hâter cette réalisation glorieuse.

***

Vivekananda ou la liberté et l’unité humaine par R. VAN MALDER

(Revue Spiritualité. No 81-82-83. Février-Avril 1952)

Tandis que, les guerres fratricides continuent d’opposer les peuples de l’Europe à ceux de l’Asie, deux groupes se forment peu à peu dans le camp des deux adversaires en présence. D’une part, les partisans de la guerre, marchands de canons, colonialistes et nationalistes de tout genre, suivis par l’immense troupeau anonyme, d’autre part, l’élite de ceux qui ont dépassé les conceptions désuètes et illusoires et qui mènent le combat pour l’unité et l’affranchissement des hommes. Dans cette lignée de penseurs et d’hommes d’action d’un esprit universel, Vivekananda a été l’un des plus courageux, des plus lucides et des plus intègres.

Vivekananda naquit à Calcutta le 12-1-1863. Sa mère, très cultivée, et son père, qui avait le goût du faste, lui donnèrent une éducation brillante, favorisant l’éclosion des dons exceptionnels qui allaient se manifester avec un égal bonheur dans les arts, les sciences exactes et la musique. Ces dispositions de l’esprit forment avec celles du caractère un équilibre qui donne au message de Vivekananda une indiscutable valeur.

Suivant de près les courants d’opinion de son époque, Vivekananda devint rapidement un membre actif du Brahmosamaj ou Association Unitarienne. Plus tard, il fit la connaissance de Ramakrishna, le mystique indou dont il allait devenir le disciple, et le continuateur, fondant notamment la Ramakrishna Mission et diffusant en Europe et en Amérique son enseignement. Devant la nature hypersensible de celui que l’on a appelé le « fou de Dieu », Vivekananda a toujours su garder sa lucidité et son indépendance d’esprit. Se méfiant des larmes et des formes féminines de la dévotion, Vivekananda refusait de croire ce qu’il n’avait pas expérimenté. Mais peu à peu, il passa, comme dit Romain Rolland, « de l’ironie négatrice à l’illumination ».

Entretemps les circonstances avaient changé pour Vivekananda. Sa famille ruinée, il connut les misères de la chasse aux emplois et l’on vit alors Vivekananda parcourir les routes de l’Inde en mendiant et en criant sa révolte contre Dieu.

En 1893, la roue de la fortune avait à nouveau tourné et il représentait l’Inde au Parlement des Religions de Chicago, qui à l’époque essayait de jeter les bases d’une nouvelle fraternité humaine. Passant par l’Angleterre, il y fit outre ses conférences, une ample moisson de disciples et repartit plein d’admiration envers ceux qu’il avait considéré uniquement comme les oppresseurs de son peuple. Il parcourut également la Hollande, l’Allemagne, se reposa en Suisse et passa la Noël à Rome.

En 1899, il fit un second voyage en France, en Italie, aux U.S.A., en Grande-Bretagne, en Grèce, en Turquie, aux Balkans et en Égypte. A son retour l’Inde l’acclamait comme un héros national.

Entre ces deux tournées de conférences et d’études, se situe le message de Madras, appel enflammé au réveil de l’Inde. Le travail de Ram Mohun Roy, de Tagore, de Ramakrishna a porté ses fruits…  A travers Vivekananda, il sera transmis à Ghandi et Nehru. Trois ans après la mort de Vivekananda, en 1905, le Bengale se révolte. On sait à présent où cette révolte a abouti. L’Inde est actuellement un pays libre et contrairement aux jeunes nations récemment indépendantes, son réveil s’accomplit pacifiquement et sans esprit de supériorité à l’égard de l’étranger. Grâce à Nehru, l’Inde est devenue un facteur d’équilibre et de paix dans le monde.

Comme on le voit Vivekananda n’était pas un rêveur. L’homme complet, disait-il, est celui qui associe en sa vie un immense idéalisme et un parfait sens pratique. Il en était lui-même la vivante illustration. En 1897, il fondait à Belur (Calcutta) la Ramakrishna Mission. Bientôt les centres sociaux et les écoles se succédèrent. Dans celles-ci Vivekananda œuvrait à la création d’un homme nouveau, traçant ainsi la voie aux peuples européens plus préoccupés de systèmes politiques et de problèmes théoriques que de la transformation de l’individu.

Dans le domaine religieux, Vivekananda a effectué un véritable travail d’assainissement. Les changements essentiels sont le remplacement de l’idée du salut individuel par l’idée de service et la condamnation de la vie extatique, de l’inactivité et de la sentimentalité bigote. Toutes les formes loyales de connaissance étaient admises, mais il condamnait avec énergie l’intolérance, les idées étroites et agressives de la religion, de même que les doctrines, temples et rituels secondaires. Au lieu d’opposer les hommes, la religion future les rapprocherait. Elle engloberait tout ce qui est grand et bon et aurait un champ infini de développement. De cette religion d’amour, purifiée, élargie et libérée de la peur et des mythes, dépendait, selon Vivekananda, le salut de l’Europe et du monde.

Au risque de détruire la superstition générale confondue avec la religion, Vivekananda a préconisé d’autre part, l’application à cette dernière des méthodes scientifiques. Pour lui, la science et la religion seraient deux tentatives parallèles pour la conquête de la liberté. Ainsi pour sortir de la servitude, la science serait la foi moderne de l’Occident.

Par sa lutte contre l’esclavage, des autorités, par sa conception de l’unité humaine, par sa réhabilitation de l’homme et son sens de la grandeur, Vivekananda reste, malgré ses erreurs, un des précurseurs de la pensée actuelle, qui recaptant les énergies pour un travail d’autofécondation et élargissant par l’oubli du moi le champ de notre conscience, réalise le but suprême : la manifestation dans l’univers de la plus haute nature de l’homme.

R. VAN MALDER

Bibliographie :

« Vivekananda », par Romain Rolland;

« Les Yogas Pratiques », par Vivekananda.