Robert Linssen
Vivre simultanément aux niveaux de la matière et de l’esprit

Nombreux sont ceux qui croient en une incompatibilité entre la méditation et l’action, entre la vie spirituelle authentique et la vie pratique, entre une disponibilité aux ultimes profondeurs des niveaux spirituels et les exigences concrètes de la vie matérielle. Les enseignements les plus purs ont, depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours, insisté sur les aspects pratiques de l’Eveil intérieur.

(Revue Être Libre, Numéro 263, Avril-Juin 1975)

Nombreux sont ceux qui croient en une incompatibilité entre la méditation et l’action, entre la vie spirituelle authentique et la vie pratique, entre une disponibilité aux ultimes profondeurs des niveaux spirituels et les exigences concrètes de la vie matérielle.

Les enseignements les plus purs ont, depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours, insisté sur les aspects pratiques de l’Eveil intérieur.

Les 5 versets suivants, extraits de l’enseignement du Yogui Vashishta confirment de façon éclatante la nécessité et la possibilité d’une vie active, intense et simultanée sur les deux plans de l’existence.

Verset 2. « Intérieurement libre de tout désir… mais extérieurement actif en toutes directions, agis en te jouant dans le monde, ô Râghava ! »

Verset 3. « De noble conduite et plein de bienveillante tendresse, te conformant à l’extérieur aux conventions, mais, à l’intérieur libéré d’elles, agis en te jouant dans le monde, ô Râghava ! »

Verset 4. « Percevant l’évanescence de toutes les étapes et expériences de la vie, demeure résolument en l’état transcendant sublime et agis en te jouant dans le monde, ô Râghava ! »

Verset 5. « Sans nul attachement au fond de toi, mais agissant en apparence comme qui est attaché, point brûlé au dedans, mais au dehors plein d’ardeur, agis en te jouant dans le monde, ô Râghava ! »

Verset 6. « Extérieurement zèle, actif à l’extérieur mais, à l’intérieur paisible, travaille en te jouant dans le monde, ô Râghava ! »

Nous retrouvons le même climat résumé dans les enseignements du Bouddhisme Ch’an, origine première du Zen. Selon l’expression de l’écrivain Wei Wu Wei, le processus expérimental véritable de l’Eveil peut se définir comme un « art de vivre noumènalement parmi les phénomènes ».

Du même point de vue expérimental, la pleine connaissance de soi suggérée par Krishnamurti conduit à un mode de vie simple et spontané, où l’être humain qui n’est que le résultat du passé du « connu » vit d’instant en instant totalement branché sur l’Inconnu ou Intemporel.

Lorsque Krishnamurti et d’autres Eveillés enseignent que l’être humain n’est que le résultat du passé, qu’il n’est que mémoires et conditionnements, ils désignent par là l’ensemble de notre constitution psychosomatique : corps physique, émotions et pensées.

Pour la plupart d’entre nous, c’est à ces trois niveaux que se résume et se limite la totalité de ce que nous sommes. Il est normal que nous ayons de nous-mêmes, de la vie et du monde une conception aussi limitée par le fait que depuis plusieurs générations un tel sens des valeurs a toujours prédominé.

Depuis des millénaires cependant, les Eveillés de la Voie Abrupte, et tout récemment, à la fois Krishnamurti et les scientifiques d’avant garde (les Gnostiques de Princeton) enseignent l’existence d’une Réalité intemporelle, inconditionnée formant l’essence ultime des êtres et des choses.

En fait, selon l’expression des savants éminents du groupe de Princeton, cette Réalité ultime serait l’Endroit fondamental de l’univers, des êtres et des choses, dont l’apparence extérieure qui nous est familière n’est qu’un « envers », sorte de mirage dont l’incroyable épaisseur ne résulte que des interférences complexes entre des observateurs et des objets observés.

En fait, l’Univers, les êtres et les choses font partie d’une Totalité-Une, d’une sorte de Totum, englobant à la fois les apparences « de surface » qui nous sont familières et des niveaux infiniment plus profonds situés dans d’autres dimensions et faisant l’objet de processus totalement différents de ceux qui nous sont familiers.

Mais, depuis la toute dense matière physique qui nous est familière jusqu’aux ultimes confins de la pure essence, il n’existe aucune séparation. Tout se tient, tout est UN et les éléments apparemment séparés sont liés entre eux dans une interdépendance et par des interliaisons constantes.

C’est nous, qui influencés par nos conditionnements mentaux d’analyse, de comparaison, d’étiquetage, érigeons des cloisons arbitraires entre des niveaux physiques, des niveaux psychiques et des niveaux spirituels.

Quoique régis par des processus, non seulement différents mais complètement opposés, ces différents niveaux, opposés dans leurs mécanismes font partie d’une seule et même Réalité.

Le monde physique est régi par les lois de la mécanique classique, par des lois de causes à effets, par le déterminisme, par le temps, par l’habitude, la répétition, le « devenir », l’avoir, le verbe « grandir », « avoir et avoir plus ». Les mêmes caractéristiques se trouvent, quoique diminuées aux niveaux psychiques.

Tandis qu’au niveau de l’essence profonde, comme déjà aux niveaux les plus profonds de l’essence matérielle, nous tendons vers l’indéterminisme, vers la liberté, vers la création, vers l’intemporalité et l’affranchissement des conditionnements résultant de la loi de causalité, du temps. Il n’y a plus habitude, ni répétition mais création.

Et chaque être humain, chaque chose, depuis le grain de sable jusqu’aux étoiles, participent à tous les niveaux de sa constitution.

L’obéissance à la Nature profonde des choses, évoquée par les Maîtres chinois du Ch’an implique, pour l’être humain pleinement éveillé et réalisé, une disponibilité parfaite aux possibilités contenues dans les trois niveaux : physiques, psychiques et spirituels.

Mais l’immense majorité des êtres humains est littéralement bloquée, véritablement paralysée par une sorte d’asphyxie psychologique provenant de son impossibilité de puiser son « oxygène » intérieur. Cet « oxygène » intérieur se trouve évidemment au niveau le plus réel et le plus fondamental, source et base essentielle des êtres et des choses : l’Endroit de l’Univers (selon les Gnostiques de Princeton) l’Inconnu ou l’Intemporel selon Krishnamurti, le Non-Mental ou Mental Cosmique selon le Zen, le seul et grand « Sujet » Cosmique ou le Noumène du Ch’an Taoïsme etc. etc.

L’obstacle masquant à nos yeux la lumière intérieure et nous rendant incapable de recevoir l’« oxygène » psychologique et spirituel est formé par tout un réseau de résistances psychiques.

Ce réseau de résistances psychiques est l’objet d’un cycle fermé d’autoreproduction et d’autorégulation, dont les origines remontent dans la nuit des temps. Rien ne sert d’en situer l’apparition selon les données chronologiques qui sont chères et familières à notre intellect, et ce, pour des raisons évidentes que nous expliquerons prochainement.

Toujours est-il que dans son actualité, ce réseau de résistances existe, il est même pour l’immense majorité du genre humain la réalité la plus évidente, la plus actuelle, la plus opérante, à tel point que l’ego, le fameux mirage de l’égo a fini par revêtir des caractères de solidité et d’épaisseur tels, que la plupart sont totalement incapables de se délivrer du rêve, à la fois individuel et collectif dans lequel ils sont emprisonnés.

« Le mental est le destructeur du Réel » nous disent tous les textes de l’Inde antique, « la pensée est le fabricant de problèmes » nous dit Krishnamurti.

La clé de la délivrance et de l’Eveil intérieur réside dans la réalisation d’un fonctionnement mental harmonieux, délivré de toute tension, affranchi de l’emprise considérable des mémoires du passé. Telle est l’exigence du dépouillement du « Vieil homme » évoqué dans les Ecritures chrétiennes et de la « simplicité d’esprit ».

Le drame ou la difficulté, pour l’être humain, réside dans le fait que la pensée, qui n’est qu’un instrument, qu’une fonction inscrite dans une hiérarchie de fonctions plus vastes, s’est prise pour une entité. Nous revenons une fois de plus au mirage de « l’ego » et de sa genèse artificielle.

La prise de conscience de l’emprise du « connu » et des mémoires du passé sur la pensée est parmi les éléments libérateurs du mirage de l’ego.

La prise de conscience du caractère absolument néfaste et inutile de toute activité volitionnelle, de tout acte de volonté émanant de ce mirage est également un élément fondamental de sa libération ou dissolution.

Une comparaison mécanique un peu simpliste pourrait illustrer la situation actuelle de conditionnement de l’esprit humain et le processus de sa mutation nécessaire, en formulant cependant certaines réserves, car toutes les comparaisons ne sont jamais que des schémas intellectuels.

Selon cette comparaison, la mécanique mentale humaine ne « tourne pas rond », elle est branchée sur une mauvaise vitesse, ses motivations sont absolument fausses, illusoires, aberrantes, prises aux pièges de valeurs fausses de temps, de possessivités, de devenirs, d’avidités sans fin, nourries par les énormes complexes de mémoires dont la puissance de suggestion est considérable et presque irrésistible.

Cependant, malgré les tensions conflictuelles innombrables dans lesquelles tous les êtres humains sont empêtrés en vertu de ce vice de fonctionnement de la mécanique mentale, agie par de fausses motivations, il se passe quelque chose ailleurs. Ailleurs, oui, et en même temps, mais en profondeur, très en profondeur, à un tout autre niveau, dans d’autres dimensions, au cœur même de chacun de nous.

Là, à l’insu même de l’être humain torturé « en surface », bien au delà de ses cellules, bien au delà des atomes, des électrons qui les constituent, bien au delà de ce qui a été « produit » par les jeux de causes à effets multiples, se trouve l’Endroit fondamental, l’Intemporel, le jaillissement toujours renouvelé de la Présence unique qui nourrit et soutient toutes choses.

A ce niveau, se trouve le « moteur » ultime des êtres, des choses depuis l’infiniment petit jusqu’à l’infiniment grand. Chaque être humain le porte en lui. Non seulement il le porte en lui mais il peut s’y rendre disponible pour finalement découvrir que c’est à ce niveau et à ce niveau seulement que réside son être vrai et l’être vrai de tous les êtres et de toutes les choses.

La comparaison un peu simpliste à laquelle nous faisions allusion est la suivante.

En fait, actuellement l’immense majorité du genre humain fonctionne en « mauvaise vitesse ». Il s’agirait de « changer de vitesse ». Afin de nous brancher sur la vitesse profonde au niveau de laquelle cessent toutes les motivations artificielles de l’ego.

Chacun sait que pour changer de vitesse il faut passer par le « point mort ». Il faut « débrayer »…

Le « point mort » pour l’être humain est la réalisation du silence mental. Mais précision importante ici : non le silence mental imposé par la volonté. Ainsi que l’exprimait Krishnamurti en septembre 1974 à Brockwood « un silence « voulu » (par le « moi ») est l’essence même du bruit ».

Le silence véritable provient de la découverte des énergies qui entretiennent l’agitation mentale et celle de tout le caractère artificiel des tensions entre le soi-disant sujet observateur et ses pensées.

Dès l’instant où le silence mental véritable (dégagé de toute tension de l’ego) est réalisé, il y a « point mort » et tout l’être humain, dans sa constitution psychosomatique (corps, émotion, pensée) reçoit instantanément l’impulsion créatrice de la « vitesse » fondamentale, qui, dés lors, révèle son caractère de priorité essentielle. Aux yeux des anciens maîtres chinois, rien n’est plus naturel et plus simple : Ils désignaient volontiers cette réalisation par l’expression très simple et émouvante :  « Retourner chez soi »…

Parmi les importantes différences de notre comparaison et la réalité expérimentale il faut remarquer ceci.

Lorsque l’automobiliste change de vitesse, et qu’il passe de la troisième (en supposant qu’elle est « mauvaise ») et se met au point mort en débrayant pour se mettre en quatrième ou « prise directe », il ne fonctionne plus qu’en prise directe. Il ne peut fonctionner simultanément au niveau de la troisième et de la quatrième, par le fait que ces vitesses sont produites par des matériaux et des mécanismes fonctionnant dans une dimension identique et formés de rouages d’une même densité matérielle.

Le fonctionnement de l’une empêche inévitablement celui de l’autre.

Il en va tout autrement dans le « fonctionnement » de l’être humain au moment de l’Eveil intérieur.

Le vice de fonctionnement mental symbolisant la « mauvaise vitesse » étant corrigé par la méditation correcte, le silence mental authentique qui en résulte permet la réalisation d’une disponibilité à une « autre vitesse » mais celle-ci se situe à un niveau et dans des dimensions totalement différentes.

Les impulsions créatrices émanant de ce niveau fondamental (la vitesse correcte dans notre comparaison) peuvent se manifester au niveau du mental (émotions et pensées) qui, dès lors, ne fonctionnent plus pour « compte propre » (se croyant un égo, une entité) mais recevront leurs inspirations et leurs motivations fondamentales de l’essence suprême des choses et se manifesteront jusqu’au niveau des réalités concrètes, corporelles et matérielles.

C’est grâce au fait que l’Inconnu ou Intemporel des profondeurs, se situe à un autre niveau et dans une autre dimension que les apparences de « surface » (corps, psychisme) qu’un fonctionnement parallèle et simultané peut être réalisé.

Ainsi l’homme « Eveillé » peut, tout en vivant dans le monde du « connu », de l’habitude, des « conventions », être totalement libéré de l’emprise du « connu » tout en le manipulant comme un « jeu » cependant qu’il est fondamentalement et simultanément dans l’Inconnu, naturellement et sans effort, car là se situe sa seule véritable « demeure », son seul véritable « être ».

Nous comprenons maintenant ce que les maîtres du Ch’an, tel Wei Wu Wei enseignent lorsqu’ils nous suggèrent de « vivre noumènalement parmi les phénomènes »…

Nous comprenons mieux maintenant la profondeur du verset du Yogui Vashishta :
« Sans nul attachement au fond de toi, mais agissant en apparence comme qui est attaché, point brûlé au dedans, mais au dehors plein d’ardeur, agis, en te jouant dans le monde, ô Râghava ! »