Le bouddhisme zen offre de prime abord un aspect si bizarre et si irrationnel, mais aussi si coloré et si attrayant que certains Occidentaux lui dénient au premier regard toute signification tandis que d’autres, séduits par ses apparences, le considèrent d’une manière toute frivole et superficielle. Ces deux attitudes sont également regrettables. En fait, ainsi que l’a montré le docteur Suzuki, le Zen est une forme essentielle du bouddhisme et le bouddhisme est l’une des expériences les plus importantes de l’histoire humaine, un fait dont nous, Occidentaux, n’avons probablement pas encore pleinement saisi la portée. Il faut rappeler ici combien récente est notre tentative de connaissance de l’Orient. Un siècle seulement nous sépare de Schopenhauer, le premier philosophe occidental qui ait essayé d’interpréter le message du bouddhisme, en se fondant sur de médiocres traductions qui expliquent ses erreurs. Depuis, les études orientales ont fait un grand pas, mais l’Occident reste influencé par un curieux et paradoxal « provincialisme » : cette civilisation qui a exploré tous les coins du globe s’est montrée étonnamment réticente à confronter ses propres préjugés avec la sagesse des peuples non occidentaux. Même aujourd’hui, alors que les journaux et la télévision ne cessent de proclamer que « le monde est un », nous sommes enclins à entendre seulement par là que toute la planète est soumise à la technologie et aux moyens de communication modernes, sans paraître nous aviser que le slogan en question pourrait bien impliquer aussi la nécessité d’un dialogue avec nos frères d’Orient.
Je considère quant à moi comme une chance extraordinaire d’avoir découvert (presque par hasard), il y a quelques années, les œuvres de D. T. Suzuki. J’insiste sur le mot « chance », parce que je ne suis pas un orientaliste professionnel, et mon intérêt pour les écrits de Suzuki tient essentiellement à ce qu’ils m’ont éclairé sur mes propres problèmes. J’y vois une preuve du fait que le message du Zen répond à un besoin pour les Occidentaux. Il existe aujourd’hui de nombreux ouvrages de valeur sur le bouddhisme, mais ce qui fait le caractère exceptionnel de l’œuvre de Suzuki (non seulement parmi les commentateurs du bouddhisme mais plus généralement parmi les auteurs religieux de ce temps), c’est qu’il part de l’idée que le bouddhisme est une doctrine vivante, dont l’origine remonte à l’illumination de Gautama il y a quelque 2500 ans, qui s’est développée et enrichie depuis et qui ne cesse d’être vivante et de s’enrichir. De là l’extraordinaire vitalité, l’extraordinaire fraîcheur de ses écrits, qui sont tels que si, après eux, on se reporte aux autres ouvrages consacrés au bouddhisme, ceux-ci paraissent lui emprunter une vie nouvelle. Suzuki s’est profondément imprégné de bouddhisme chinois, et l’esprit chinois, pratique et concret, fournit probablement aux Occidentaux une voie d’accès au bouddhisme plus aisée que l’imagination métaphysique profuse des Indiens. Comme dit le vieil axiome chinois, une image vaut un million de mots, et ce génie chinois du concret trouve peut-être sa plus haute illustration dans les anecdotes, les paradoxes et les poèmes des Maîtres du Zen. Les Occidentaux croient généralement que la pensée religieuse et philosophique de la Chine se réduit à deux noms, Lao-tseu et Confucius ; Suzuki nous montre que certaines des grandes figures du bouddhisme chinois furent au moins égales à ces deux-là. Et si ses œuvres se bornaient à cela, elles n’en seraient pas moins importantes, en nous révélant ce grand chapitre de l’histoire du bouddhisme, pratiquement ignorée jusqu’ici.
Mais ces vieux maîtres de l’Orient ont-ils autre chose à nous dire, à nous qui appartenons à l’Occident moderne ? Certes oui, et beaucoup selon moi — parce que nous n’avons pris conscience que récemment de certaines réalités de la vie, familières depuis des siècles aux Orientaux.
Ce que nous appelons la tradition occidentale est le fruit de deux influences majeures, l’influence hébraïque et l’influence grecque. Toutes deux sont imprégnées d’un esprit profondément dualiste — c’est-à-dire qu’elles divisent la réalité en deux parties s’opposant l’une à l’autre. Pour les Hébreux, cette division est d’ordre à la fois religieux et moral. Dieu transcende le monde, est absolument distinct de lui, et dès lors il y a dualisme entre Dieu et la créature, la Loi morale et ses serviteurs faillibles, l’esprit et la chair. Les Grecs, eux, divisent la réalité sur le plan intellectuel. Platon (dont Whitehead a souligné que 2500 ans de philosophie occidentale ne sont qu’un long appendice) partage nettement en deux la réalité : il y a d’une part le monde de l’intelligence, d’autre part le monde des sens. La grande œuvre des Grecs a été de définir l’idéal rationaliste de l’homme, mais ce faisant, Platon et Aristote n’ont pas seulement fait de la raison la plus haute et la plus noble fonction humaine, ils sont allés jusqu’à faire d’elle le centre même de notre personnalité. Les Orientaux n’ont jamais succombé à cette erreur : en plaçant l’intuition au-dessus de la raison, ils ont donné à la personnalité un centre où s’abolit la contradiction conflictuelle entre la raison et l’irrationnel, l’intelligence et les sens, l’éthique et la nature. Nous autres Occidentaux, héritiers des dualismes en question, nous leur sommes soumis : aux Hébreux nous devons une conscience irrationnellement malheureuse, aux Grecs un rationalisme excessif, source de contradictions sans fin. De l’une et de l’autre, l’esprit moderne s’accommode de moins en moins.
La chrétienté, au moyen âge, vivait encore dans le monde rationnel de la pensée grecque. L’univers de saint Thomas d’Aquin est le même univers de carton que celui d’Aristote, étriqué et figé, où chaque chose occupe sa place logique dans la hiérarchie absolue de l’Être. Lorsque nous passons de ces univers humanisés à la pensée indienne, nous sommes d’abord frappés par la vision de vastes espaces, d’éternités sans fin, d’une succession d’univers en regard desquels l’homme apparaît minuscule et dérisoire. Nous nous avisons alors que ce sont là l’Espace et le Temps tels que les conçoit l’astronomie moderne, et la pensée indienne nous semble déjà moins étrangère. L’éminent théologien protestant Paul Tillich voit dans la prise de conscience de l’absurde, du manque de signification, l’expérience capitale de l’homme moderne : perdu dans l’immensité de l’univers, cet homme commence à se dire que sa propre existence et celle de l’univers lui-même sont dénuées de sens. Reprenant la formule célèbre de Nietzsche, Tillich constate que le Dieu des déistes est mort, et que l’homme occidental doit trouver un Dieu au-delà du déisme, celui que propose la théologie rationnelle n’étant plus acceptable. Du point de vue du catholique moyenâgeux (et il en subsiste encore de nombreux spécimens), les prémisses mêmes de la pensée bouddhiste sembleraient dénuées de sens ; elles aussi sont difficiles et rebutantes, mais elles sont beaucoup plus proches de l’esprit moderne.
Dans la science elle-même, notre rationalisme traditionnel est aujourd’hui sérieusement ébranlé. La physique et les mathématiques modernes sont devenues paradoxales, ont atteint un stade où la frontière entre raison et paradoxe est difficile à préciser. Il y a cent cinquante ans, Kant tenta de montrer que la raison avait des limites indépassables. On pouvait s’attendre que le positivisme occidental ne souscrirait à cette affirmation que lorsque la science en faisait la preuve. Or la science de notre siècle a rejoint Kant : presque dans le même temps, le physicien Heisenberg et le mathématicien Gödel ont montré ses limites à la raison humaine, le premier en nous laissant entrevoir une nature chaotique et irrationnelle, le second en ébranlant la conviction selon laquelle, depuis Pythagore, les mathématiques fondent en vérité les assertions les plus absolues du rationalisme. Il apparaît ainsi aujourd’hui que même dans sa science la plus précise, dans cette province où sa raison lui semblait omnipotente, l’homme ne peut dépasser ses limites essentielles : tout système mathématique qu’il construit est voué à l’imperfection. Les mathématiques sont pareilles à un navire au milieu de l’océan, dont les voies d’eau (c’est-à-dire les paradoxes) ont été provisoirement colmatées, mais sans que notre raison puisse garantir qu’il ne s’en produira pas d’autres ailleurs. Le fait que cette incertitude se manifeste dans un domaine qui, jusqu’ici, était en quelque sorte la citadelle de la raison marque un tournant dans la pensée occidentale. L’étape suivante pourrait être la reconnaissance de la nature essentiellement paradoxale de la raison elle-même.
Cette étape, certains philosophes modernes l’ont déjà franchie. Un ami de Martin Heidegger, le philosophe le plus original et le plus influent de l’Europe d’aujourd’hui, me disait que, lui rendant un jour visite, il le trouva plongé dans la lecture d’un livre de Suzuki.
— Si je comprends bien la pensée de Suzuki, dit Heidegger à son visiteur, voilà ce que j’ai essayé de dire dans tout ce que j’ai écrit.
Cette réflexion traduisait peut-être l’enthousiasme légèrement exagéré d’un homme découvrant dans le livre d’un autre certaines de ses pensées : la philosophie de Heidegger est, par son accent et ses sources, profondément occidentale et elle contient beaucoup de choses qui ne sont pas dans le Zen — mais il y a aussi plus de choses encore dans le Zen qui ne sont pas dans la philosophie de Heidegger. Pourtant, en dépit de leurs sources très différentes, il y a entre celle-ci et celui-là des correspondances assez troublantes. Car, après tout, le message ultime de Heidegger n’est-il pas que la philosophie occidentale est une vaste erreur, le résultat d’une dichotomie intellectuelle qui a coupé l’homme de son unité avec l’Être lui-même comme de son Être propre ? Cette erreur commence (chez Platon) avec la localisation de la vérité dans l’intelligence. Le monde de la nature en devient un monde d’objets dressés contre l’esprit et qu’il appartient à la science et à la technique de régir. Vingt-cinq siècles de métaphysique occidentale ont conduit de l’intellectualisme platonicien à la Volonté de Puissance nietzschéenne ; concurremment, l’homme est devenu en fait le maître technologique de la planète, mais la conquête de la nature l’a éloigné davantage encore de l’Être lui-même, de son Être propre, le livrant à une volonté de puissance toujours plus grande et toujours plus exigeante. La devise qu’il a adoptée à l’égard de l’Être est en somme « Diviser pour régner » — ce qui est fort loin du conseil de la sagesse. Heidegger nous dit obstinément que l’Occident traditionnel est arrivé au terme d’un cycle. On peut en déduire que lui-même a déjà dépassé cette tradition. Est-ce pour rejoindre la tradition de l’Orient ? Il me semble en tout cas qu’il se soit sensiblement rapproché du Zen.
Parallèlement à cette évolution des modes de pensée occidentaux en matière de science et de philosophie, notre art moderne semble marqué par de très nouveaux modes de sentir. Le moins qu’on puisse dire à ce sujet est que cet art moderne représente, aux yeux des esprits conservateurs, un objet de scandale, une rupture avec la tradition et les canons rationnels de l’art d’Occident, désormais incapables de nourrir les esprits créateurs. Le moule s’est brisé, sous l’effet d’une pression intérieure. Notre peinture s’est libérée de l’espace tri-dimensionnel, royaume classique de l’homme occidental ; elle s’est détachée de l’objet, image suprême de l’extraversion de l’homme occidental ; elle est devenue subjective, contrairement à tous les principes de la vie occidentale. Tout cela exprime-t-il seulement un malaise et une révolte — ou fait-il voir l’annonce de l’avènement d’un esprit différent ? Dans le passé, les nouveaux styles picturaux ont souvent eu ce caractère prophétique. En littérature, bien sûr, l’écrivain peut s’exprimer en clair là-dessus, et un D. H. Lawrence ne s’est pas privé de condamner le rationalisme exsangue de l’Occident. Il est significatif que ses sermons contre l’intellectualisme et le fossé qu’il creuse entre l’homme et la nature nous fassent penser à la doctrine du « non mental » formulée par le bouddhisme zen dix siècles avant lui. Pourtant, à la différence de Lawrence, les Maîtres du Zen ont développé cette doctrine sans tomber dans le primitivisme et le culte du sang. Mais il faut dire en faveur de Lawrence que sa culture ne lui était en la matière d’aucun secours et qu’il dut se contenter de tâtonner, tout seul, dans l’obscurité.
Prenons un autre exemple littéraire, où il n’est question ni de prêche ni de thèse. L’œuvre la plus importante de la prose anglaise de ce siècle est probablement Ulysse de James Joyce. Or ce livre est si profondément « oriental » que le grand psychologue C. G. Jung y voyait la « Bible » nouvelle dont avaient besoin les peuples blancs. Joyce a réduit en miettes l’esthétique classique qui prétendait faire de la Beauté une catégorie à part de la réalité, à jamais séparée des catégories opposées, la Laideur ou le Sordide. Ulysse, comme l’esprit oriental, réunit ces contraires : la lumière et l’obscurité, le beau et le laid, le sublime et le banal. Le principe spirituel de cette œuvre est une acceptation de la vie qu’aucun dualisme (moral ou esthétique) ne saurait envisager.
Tous ces exemples que j’ai cités — en matière de science, de philosophie, d’art — pourraient être encore multipliés. Ils constituent finalement un ensemble de « coïncidences » si impressionnant qu’il nous oblige à réfléchir. Lorsque des événements suivent un cours aussi parallèle, lorsqu’ils se produisent en si grand nombre, en même temps et dans des domaines aussi divers, il devient malaisé de les considérer comme de simples « coïncidences » sans signification, et il faut bien y voir des symptômes révélateurs. Ce sont en l’occurrence des symptômes du fait que l’Occident commence à prendre conscience de la réalité de ce qu’il considérait comme son « contraire ». Dans ce nouveau climat, l’intérêt qu’il porte à une chose telle que le bouddhisme zen ne saurait plus être considéré comme un caprice ou comme le goût de l’exotisme, car il s’agit cette fois du pain quotidien de l’esprit.
Ce qui est grave dans l’évolution dont nous avons parlé, c’est qu’elle concerne les parties les plus hautes et les plus profondes de notre culture, mais que, dans les zones intermédiaires, les choses suivent un cours inchangé. En dépit des découvertes de ses artistes, de ses philosophes et de ses savants, l’Occident — dans sa vie quotidienne, extérieure, en tout cas — est toujours aussi « occidental », sinon plus. On accumule les inventions pratiques, le mode de vie américain ou russe envahit le globe, les techniques de la vie quotidienne deviennent plus astucieuses et plus faciles chaque année. Tout cela ne fait qu’accuser les contradictions dont souffre l’homme occidental — et à présent que sa technologie lui permet de disposer de la bombe H, il a même acquis le pouvoir de se détruire et de faire sauter la planète…
Le simple bon sens semblerait dès lors lui conseiller de tourner un peu ses regards vers l’intérieur.
Les considérations qui précèdent n’ont rien à voir avec le Zen lui-même. Ou plutôt — pour dire les choses de la manière abrupte qu’affectionne le Zen — c’est le Zen qui n’a rien à voir avec elles. Elles traitent des abstractions complexes de l’intelligence (la philosophie, la culture, la science et le reste) alors que ce que le Zen cherche pardessus tout, ce sont les choses concrètes et simples qui se trouvent au-delà des complexités enchevêtrées de l’intellectualisme. Le Zen est le concret lui-même. Le Zen évite les abstractions, ou ne s’en sert que pour les dépasser. Même lorsque le Zen prend parti contre l’abstraction, il le fait concrètement : lorsque le Grand Maître Tokusan connaît l’illumination, il ne se contente pas de dénoncer sagement la misère de la pensée conceptuelle, mais il brûle ses livres et déclare : « Toute notre connaissance des abstractions de la philosophie n’a pas plus d’importance qu’un cheveu dans l’immensité du ciel. » Que le lecteur occidental médite un instant cette image… Et lorsqu’un autre Maître du Zen constate la difficulté de répondre à l’une des questions du Zen (ce qui équivaut à résoudre l’énigme de l’existence elle-même), il ne se contente pas de souligner cette difficulté, mais il dit : « C’est un peu comme si un moustique essayait de piquer un taureau de fer. » La force de cette image tient à ce qu’elle exprime une signification qui va au-delà de la simple conceptualisation.
C’est ce caractère concret de l’expression, cette extraordinaire profusion d’images et d’exemples, qui font le prix du Zen pour l’Occidental nourri d’une culture trop abstraite. Mais il aurait tort d’imaginer qu’il s’agit là seulement de procédés littéraires ou de figures de style. Le langage du Zen ne fait qu’un avec son objet. Le Zen s’exprime concrètement parce qu’il s’intéresse aux faits et non aux théories, aux réalités et non à ces pâles substituts de la réalité que sont nos concepts. Le mot « fait » suggère peut-être à l’esprit occidental une chose purement quantitative ou statistique, c’est-à-dire encore une chose abstraite et sans vie. Pour le Zen, les faits sont choses vivantes et concrètes et, à cet égard, il pourrait être défini comme un radicalisme intuitif (pour autant qu’une définition de ce genre ait une raison d’être). Il ne s’agit pas d’une simple philosophie de l’intuition, comme celle de Bergson — encore que le Zen s’accorde avec Bergson pour dire que l’intelligence conceptuelle est incapable d’atteindre la réalité — mais d’une intuition en acte. Le Zen considère que la pensée et la sensation tiennent leur « être » même de l’intuition, qui est leur mode de vie essentiel ; nous ne voyons avec nos yeux que dans la mesure où nous voyons aussi (fût-ce à notre insu) avec notre « troisième œil », l’œil de l’intuition. Dès lors, tous les faits sensoriels ont une valeur pour le Zen, pour autant qu’ils servent à éveiller le troisième œil, et nous trouvons dans la littérature zen des exemples d’illumination dont les plus extraordinaires se rattachent aux objets les plus humbles. Finalement tout langage sert à montrer : nous usons du langage pour désigner ce qui est au-delà du langage, pour atteindre au concret au-delà des concepts. Le moine demande au Maître : « Comment puis-je m’engager sur la Voie ? » et le Maître, lui montrant le torrent qui coule, répond : « Entends-tu le bruit de ce torrent ? Là est la porte… » Le Maître et le moine marchent dans la montagne, et le Maître demande : « Sens-tu l’odeur du laurier ? » — « Oui », dit le moine. — « Dans ce cas, je n’ai rien à t’apprendre », dit le Maître.
Lorsqu’il donne ainsi au faux vivant la prépondérance sur l’idée abstraite, le Zen est fidèle à l’enseignement essentiel du Bouddha. Bouddha se souciait peu des philosophes : il y en avait déjà, dit-on, soixante-trois écoles de son temps et il avait eu l’occasion, en observant leurs querelles, de se rendre compte à quel point l’esprit humain peut se laisser emprisonner dans le labyrinthe de l’intellectualisme. Aussi bien le Zen n’est-il pas une philosophie — il est bon d’en avertir le lecteur occidental — bien qu’il soit nourri de la haute philosophie du bouddhisme mahayaniste. En effet, bien que Bouddha ait commencé par s’opposer aux philosophes, le bouddhisme, au cours de son histoire, donna naissance à l’une des philosophies les plus profondes qui existent. Il n’y a pas là contradiction avec la pensée originelle de son fondateur, car la philosophie bouddhiste a un tout autre objet que la philosophie occidentale : le bouddhisme voit dans la philosophie uniquement un moyen pour libérer le philosophe de la prison conceptuelle ; c’est en quelque sorte une philosophie de la non-philosophie, une philosophie tendant à la négation de la philosophie. Pour Platon, la philosophie est une discipline qui nous conduit du monde inférieur au monde supérieur, du monde des sens au monde des idées ; pour le bouddhiste, la philosophie devrait nous conduire au-delà du monde de l’intellect, c’est-à-dire en fait nous ramener dans le monde réel en nous faisant retrouver son indivisible totalité. Telle est la conception que le Zen se fait, au départ, de la philosophie — mais il va plus loin que sa simple formulation et en fait un usage pratique et concret.
Cette passion du fait vivant explique, chez les Maîtres du Zen, cette qualité qui semble particulièrement insolite à l’Occidental : leur suprême sens du concret. « Qu’est-ce que le Tao (la Voie, la vérité) ? » demande le disciple. « Ton esprit de chaque jour », répond le Maître — et il développe ainsi sa pensée : « Quand j’ai faim, je mange ; quand je suis fatigué, je dors. » Surpris, le disciple interroge encore : « N’est-ce pas là ce que chacun fait ? » — « Non, réplique le Maître : la plupart des êtres ne sont jamais pleinement présents dans ce qu’ils font lorsqu’ils mangent, ils ont l’esprit préoccupé par mille autres choses ; lorsqu’ils dorment, ils ne dorment pas vraiment. L’homme vraiment accompli se reconnaît à ce qu’il n’a plus l’esprit divisé. » Ce positivisme du Zen s’exprime encore dans un autre propos apparemment paradoxal : « Avant que tu n’aies étudié le Zen, les montagnes sont des montagnes et les rivières des rivières ; pendant que tu l’étudies, les montagnes ne sont plus des montagnes ni les rivières des rivières ; mais une fois que tu as connu l’Illumination, les montagnes sont à nouveau des montagnes et les rivières des rivières. » Le récit de leurs luttes acharnées pour atteindre à l’Illumination nous enseigne que cet état d’esprit des Maîtres du Zen n’est pas chose aisée à acquérir : ce sont en fait des personnages intrépides qui ont franchi les montagnes et les rivières, les torrents et les abîmes de l’esprit, pour revenir seuls et tout entiers aux choses les plus banales de la vie quotidienne. L’exemple le plus proche de cette aventure que nous propose l’Occident est, à mon sens, l’admirable parallèle kierkegaardien entre le Chevalier de la Résignation et le Chevalier de la Foi : le premier, angoissé et romantique aspirant à l’infini mais sans cesse mal à l’aise dans le fini, tandis que le Chevalier de la Foi est si solidement installé dans l’existence que, vu de l’extérieur, il semble aussi prosaïque et terre à terre qu’un percepteur d’impôts. Mais à cet idéal d’un rapport concret et immédiat avec la réalité ordinaire était une chose à laquelle le pauvre Kierkegaard, qui mena sa vie durant une lutte fiévreuse contre le pouvoir dévorant et envahissant de son intelligence, ne put qu’aspirer sans jamais l’atteindre.
Dans cette recherche d’un rapport direct avec la réalité, aussi bien que dans sa notion d’une illumination (satori) allant au-delà de la raison, le Zen pourrait apparaître comme une forme de mysticisme au sens que l’Occident donne à ce terme. Dans ses essais sur l’expérience religieuse, William James (qui ignorait tout du Zen) définit le mystique comme un homme qui perce le voile du monde naturel ou sensoriel afin de connaître l’union directe avec une plus haute réalité. Cette formule vaut pour la plupart des grands mystiques de l’Occident, depuis Plotin, mais elle ne vaut pas pour le Zen, qui rejetterait cette sorte de mysticisme dualiste, divisant la réalité en un monde inférieur et un monde supérieur. Pour le Zen, les deux ne font qu’un, et dans les exemples d’illumination que nous rapporte Suzuki il n’est nulle part question d’obscurcissement de la conscience, des états de transe ou de semi-hallucinations dont nous parlent les mystiques occidentaux. Alors même qu’il semble se rapprocher le plus du mysticisme, le Zen reste suprêmement « réaliste ». De même, il ne faudrait pas le confondre avec une sorte de panthéisme, même si dans les textes zen il est volontiers question de la présence de la nature-du-Bouddha en toutes choses, dans le racloir à poussière ou dans le cyprès du jardin. Le panthéisme implique une division entre un Dieu qui pénètre la nature et la nature elle-même en tant qu’enveloppe extérieure de Dieu : le Zen récuse aussi ce dualisme-là.
Ni philosophie au sens occidental du terme, ni mysticisme, ni panthéisme, ni théisme, le Zen risque dès lors d’apparaître comme une chose si subtile et si complexe qu’elle pourrait bien être dépourvue de toute valeur pratique. C’est tout le contraire — et le plus grand tribut payé en notre temps à cette valeur pratique du Zen l’a été non point par des philosophes ou des artistes, mais par deux éminents praticiens de la psychiatrie, C. G. Jung et Karen Horney, qui se sont passionnément intéressés au Zen pour ses vertus thérapeutiques. Avant sa mort, Karen Horney s’est rendue au Japon pour étudier la vie d’un monastère zen. Ce qui a attiré Jung dans le Zen, c’est sa poursuite de l’unité psychologique. Karen Horney y a vu pour sa part la recherche de l’accomplissement de soi en dehors de toute « idéalisation » du moi (« Nous sommes sauvés tels que nous sommes », dit un Maître du Zen) et sans attachement résigné à des éléments extérieurs tels que famille, groupe social ou église (après son illumination, le disciple frappe au visage le Maître Obaku, dit : « Après tout, il n’y a pas grand-chose dans le bouddhisme d’Obaku », et le maître en est satisfait, car le disciple montre ainsi qu’il est capable de se tenir debout tout seul). Assurément les Maîtres du Zen, lorsque nous lisons ce que Suzuki écrit sur eux, nous donnent l’impression de puissantes personnalités, taillées d’un seul bloc. Et ce qui paraît le plus incroyable à l’Occidental, c’est que cette conquête de l’individualité exigée du disciple soit le fait d’une religion ! Les religions occidentales en ont toujours demandé moins, beaucoup moins aux croyants : une obéissance filiale, une profonde docilité, s’ils veulent être sauvés… La raison en est que ces religions ont toujours aussi mis l’accent sur des objets de vénération extérieurs à l’individu : un Dieu transcendantal, la Loi mosaïque, l’Église, la personnalité divine de Jésus. On imagine difficilement une religion occidentale inspirant un propos tel que celui-ci, adressé par un Maître du Zen à ses moines : « Quand vous prononcez le nom de Bouddha, rincez-vous la bouche ! » Le Zen est individualiste, et à ce point iconoclaste et antinomique dans son individualisme qu’il peut sembler sacrilège à beaucoup d’Occidentaux — mais c’est seulement parce qu’il souhaite mettre l’individu à nu, le dépouiller de tous ses oripeaux pour le rendre à lui-même. À la limite il lui refuse même de s’appuyer sur l’image de Bouddha. Et voilà précisément l’aspect du bouddhisme zen par lequel il s’oppose le plus aux religions de l’Occident et qui requiert le plus notre attention, car l’évolution de notre histoire, alors que le monde des images religieuses médiévales s’éloigne toujours davantage de nous et que nous sommes prisonniers d’une société de plus en plus sécularisée, a dépouillé l’homme occidental de tout point d’appui. Devant ses yeux effrayés s’ouvre ce que le bouddhisme appelle le Grand Vide — mais s’il ne se laisse pas dominer par la peur, ce Vide peut à son tour s’ouvrir sur toutes sortes de miracles, et le ciel et la terre, à nouveau réconciliés, engendrer sans effort toutes leurs antiques merveilles.
Mais il est une dernière question à laquelle je voudrais répondre avant de conclure, car j’imagine que le lecteur se la pose comme je me la suis posée moi-même : le bouddhisme n’est-il pas voué à rester à jamais, pour l’homme occidental, une forme étrangère, une chose définitivement inassimilable ? Les conditions qui font de nous ce que nous sommes et de notre vie ce qu’elle est ne sont-elles pas telles que le Zen ne puisse jamais être « vécu » ici ? La question ne saurait être éludée : le Zen lui-même nous l’interdit, car pour lui ce n’est pas la vérité abstraite, la vérité des livres qui compte, mais justement la vérité vécue. Et elle m’obsède à ce point, cette question, que je lui vois presque prendre la forme de quelque Maître du Zen armé de son bâton, menaçant de m’en assener trente coups et me pressant de répondre : « Parle, vite ! » Essayons donc brièvement : je suis d’accord avec Suzuki lorsqu’il tient que le Zen est le fait vivant de toutes les religions d’Orient et d’Occident — ou, un peu plus, que le Zen touche à la réalité vivante de toutes ces religions. Pour le lecteur de ce livre, il ne s’agit sans doute pas de devenir bouddhiste, mais cela ne diminue pas l’importance que le Zen peut avoir pour lui — car, si limitée que soit son influence sur l’Occidental, elle portera ses fruits et, ensuite, il ne sera plus jamais tout à fait le même. Ainsi que le dit admirablement le Maître Hoyen : « Lorsque tu recueilles de l’eau dans tes mains, la lune s’y reflète ; lorsque tu as touché des fleurs, leur parfum pénètre ta robe »…
(Extrait de l’anthologie : Le monde du zen par Nancy Wilson Ross, Stock 1968)
William Christopher Barrett (1913-1992) était professeur de philosophie à l’Université de New York de 1950 à 1979. Il a été rédacteur en chef de Partisan Review et, plus tard, critique littéraire au magazine The Atlantic Monthly. Il était bien connu pour avoir écrit des ouvrages philosophiques pour les non-experts, comme l’Homme irrationnel toujours en impression.
Comme beaucoup d’intellectuels de sa génération, Barrett a flirté avec le marxisme pour ensuite se consacrer à l’écriture d‘introductions lisibles sur les écoles philosophiques européennes, notamment l’existentialisme .
Barrett comptait parmi ses amis le poète Delmore Schwartz. Il connaissait de nombreuses autres figures littéraires de l’époque, dont Edmund Wilson , Philip Rahv et Albert Camus . Il a été profondément influencé par les philosophies de Friedrich Nietzsche, Søren Kierkegaard et Martin Heidegger et a été l’éditeur du classique de DT Suzuki sur le bouddhisme zen…