Krishnamurti
Dans la compréhension d'un problème se trouve sa solution

Le titre est de 3e Millénaire Question : Quelles qu’en soient les raisons, je suis né avec un certain tempérament et une certaine conformation psychologique. Cette conformation devient le facteur principal de ma vie: elle me domine absolument. Ma liberté, dans ce cadre, est très limitée, la plupart de mes réactions et de mes impulsions […]

Le titre est de 3e Millénaire

Question : Quelles qu’en soient les raisons, je suis né avec un certain tempérament et une certaine conformation psychologique. Cette conformation devient le facteur principal de ma vie: elle me domine absolument. Ma liberté, dans ce cadre, est très limitée, la plupart de mes réactions et de mes impulsions étant rigidement prédéterminées. M’est-il possible de briser cette tyrannie qui s impose à moi dès ma naissance?

Krishnamurti : En d’autres termes: je suis prisonnier d’une préfabrication, d’un prototype, social, héréditaire, idéologique, conditionné par mon milieu, par mes parents ou par la société qui m’entoure. Je suis retenu dans les cadres de ce modèle et la question est : comment puis-je briser cela? Je suis le résultat de mon père et de ma mère, biologiquement, physiquement. Je suis le résultat des croyances de mes parents, de leurs habitudes, de leurs craintes, qui ont créé la société autour de moi. Mes parents, à leur tour, étaient le résultat de leurs parents, avec leur milieu social, physique, physiologique, et ainsi de suite en remontant indéfiniment, en dehors du temps, sans commencement. Chaque personne est prisonnière d’une forme particulière d’existence. Je suis le résultat de tout le passé, non du mien seulement, mais de tout le passé de l’humanité. Je suis, en fin de compte, le fils de mon père. Je suis le résultat du passé, modifié en conjonction avec le présent. N’introduisons pas ici la question de la réincarnation, qui n’est qu’une théorie. Contentons-nous d’examiner ce qui est. Mon existence est le résultat de mon passé, mon passé étant le résultat de l’existence de mon père. Je suis le produit du temps, je suis le passé qui traverse le présent pour devenir le futur. Je suis le résultat de l’hier qui est l’aujourd’hui devenant le demain.

Puis-je sortir de ce processus du temps? C’est-à-dire puis-je rompre avec ce prototype que mon père et moi-même avons créé? Je ne suis pas différent de mon père : je suis mon père modifié. C’est cela, exactement, qui est. Mais si je commence à traduire ce qui est ; si, par exemple, j’introduis l’idée que je suis une âme, une entité spirituelle, alors je pénètre dans un tout autre domaine, qui n’est pas notre objet en ce moment (nous pourrons le discuter lorsque nous chercherons à voir ce qu’est l’âme, ce qu’est la continuité, ce qu’est la réincarnation). Notre problème, pour l’instant, est : puis-je, moi qui suis conditionné – par la gauche ou par la droite, cela n’a aucune importance – puis-je sortir de ce conditionnement?

Qu’est-ce que c’est, ce qui vous conditionne? Qu’est-ce que c’est, ce qui limite la pensée? Qu’est-ce que c’est, ce qui fabrique le prototype à l’intérieur duquel vous êtes prisonnier? Si je cesse de penser, alors il n’y a pas de prototype: car je suis le penseur, nos pensées sont le produit d’hier, je réagis à toute nouvelle provocation selon un modèle de l’hier ou de la minute qui vient de s’écouler ; et puis-je – moi dont le processus de pensée est le produit de l’hier – cesser de penser en termes du passé? Je ne fais qu’expliquer le problème autrement et vous trouverez vous-mêmes la réponse dans un instant. Ma pensée est conditionnée, parce que toute réponse émanant d’un état conditionné crée un surcroît de conditionnement ; toute action émanant d’un état conditionné est une action conditionnée, et, par conséquent, confère une continuité à l’état de conditionnement. Donc, pour en sortir, il faut qu’il y ait affranchissement de cet état de condition, ce qui veut dire affranchissement du processus de pensée – ce qui ne veut pas dire que je propose cela comme moyen d’évasion. La plupart des personnes, en fait, essaient de fuir, parce que la vie est trop urgente, trop forte, trop exigeante pour eux. Je ne vous propose pas une telle évasion ; je vous demande simplement de voir la vérité du problème. Pouvez-vous être libéré du processus de pensée? Peut-il y avoir une complète révolution dans l’acte de penser – non selon le vieux moule, qui est la continuation du vieux avec des valeurs modifiées – mais une complète transformation, une démolition totale de ce qui est? Puisque je suis le produit de l’hier, la liberté ne se situe évidemment pas au même niveau, qui ne serait que la continuation de l’hier. Donc, je ne puis en sortir que lorsqu’il y a cessation du penser.

Nous ne faisons que regarder le problème, nous ne sommes pas à la recherche d’une réponse ; car la réponse est dans le problème, elle n’est pas étrangère à lui. Si vous comprenez le problème, la réponse est là ; tandis que vous cherchez une réponse et ne la trouvez pas, vous êtes dans l’embarras. Vous êtes en train d’attendre que je vous dise ce qu’il faut faire pour sortir du moule. Je ne vous dirai pas comment on en sort ; si je vous disais comment faire, cela n’aurait aucun sens, car alors vous ne suivriez pas le problème. Vous attendez que je vous dise ce qu’il faut faire, de sorte que vous voilà intrigués. Je ne vous dirai pas ce qu’il faut faire, parce que, si vous comprenez le problème, le problème cesse. Lorsque vous voyez un serpent et savez qu’il est venimeux, il n’y a pas de problème, n’est-ce pas? Vous savez quoi faire – vous ne le touchez pas, vous vous en allez, ou vous faites autre chose. De même, vous devez comprendre ce problème complètement – et c’est ce que vous ne faites pas. Je le fais pour vous, et vous ne faites que m’écouter. Nous devons comprendre le problème, et non pas demander comment on le résout. Lorsque vous comprenez le problème, le problème lui-même révèle la réponse. C’est comme un écolier qui, passant un examen, ne lit pas le problème soigneusement, mais veut la réponse et, par conséquent, échoue. Mais s’il lit le problème très lentement, très soigneusement, le considérant sous tous ses angles, il trouvera la réponse – ou plutôt la réponse sera là.

De même, vous examinez ce problème avec le désir d’une réponse. Je ne pense pas que vous voyez la beauté de la chose. Probablement vous êtes fatigués, messieurs.

Une voix : Non !

Krishnamurti : Oui, vous êtes fatigués. Je vous dirai pourquoi. Probablement ceci est très neuf pour vous ; cela doit l’être ; c’est une approche entièrement neuve ; alors vous êtes un peu intrigués, et lorsque vous êtes embarrassés ou désemparés, l’esprit vagabonde. Je puis continuer, c’est ma tâche ( It is my job.) ; mais je ne fais pas que parler, car ce dont je parle, je l’ai fait. Tandis que vous, messieurs, si vous me permettez de le dire, vous n’étudiez pas le problème. Je l’ai exposé de différentes façons, mais vous refusez de le suivre. Je ne fais qu’indiquer ce qui est, qui est le problème. Mais étudier ce qui est ne vous intéresse pas. Vous attendez que se fasse voir le résultat, tandis que le résultat ne m’intéresse pas. Je veux comprendre la chose telle qu’elle est – et, par conséquent, j’ai trouvé la réponse.

Donc, permettez-moi de vous demander encore une fois de suivre le problème lui-même et de ne pas chercher une réponse. Je vous prie de voir l’importance de ceci: chercher une réponse, une solution, c’est ne pas comprendre le problème ; et si vous ne comprenez pas le problème, il n’y a pas de réponse à ce problème. Le problème est ici et vous cherchez une réponse là-bas – ce qui veut dire que vous trouverez une réponse avantageuse, qui satisfera. Mais si vous examinez le problème très soigneusement, très intelligemment, vous verrez la beauté de la chose, et le résultat est merveilleux.

Ainsi le problème est celui-ci: ma pensée est conditionnée, elle est fixée à une forme préétablie ; et à chaque provocation – qui est toujours neuve – ma pensée ne peut répondre que selon son conditionnement, transformant le neuf en un vieux modifié. Donc, ma pensée ne peut jamais être libre. Ma pensée, qui est le produit de l’hier, ne peut répondre qu’en des termes d’hier ; et lorsqu’elle demande: « Comment puis-je aller au-delà? », elle pose une question fausse. Car, lorsque la pensée cherche à aller au-delà de son propre conditionnement, elle se prolonge elle-même, sous une forme modifiée. Par conséquent, il y a une fausseté dans cette question. Il n’y a de liberté que lorsqu’il n’y a pas de conditionnement ; mais pour que la liberté soit, la pensée doit être pleinement avertie de sa condition et ne doit pas essayer de devenir une chose autre que ce qu’elle est. Si la pensée dit: « je dois me libérer de mon conditionnement », elle ne le peut jamais ; parce que, quoi qu’elle fasse, c’est toujours sa propre trame, continuée ou modifiée. Tout ce que la pensée peut faire, c’est cesser d’être. Certes, l’instant où la pensée est active, elle est conditionnée: c’est une continuité modifiée par une réaction conditionnée. Sur cette voie, il n’existe aucune façon de sortir du conditionnement. Il n’y a, par conséquent, qu’une voie – qui est verticale, qui est droite – c’est que la pensée doit cesser. Mais la pensée peut-elle cesser? Qu’est-ce que c’est que penser? Qu’entendons-nous par penser? Nous appelons penser la réponse-réaction de la mémoire. J’essaye de rendre la chose très simple. Je ne veux pas la compliquer, car le problème lui-même est bien complexe. Penser est la réaction-réponse de la mémoire ; et qu’est-ce que c’est que la mémoire? La mémoire est le résidu de l’expérience. C’est-à-dire que lorsqu’il y a une provocation, la pensée d’hier, qui est mémoire, réagit à cette provocation et, par conséquent, la provocation n’est pas pleinement comprise, mais est interprétée à travers l’écran d’hier. Ce qui n’est pas compris laisse une marque, que nous appelons mémoire. N’avez-vous pas remarqué que lorsque vous avez compris quelque chose, lorsque vous avez complété une conversation, lorsque c’est fini, cela ne laisse pas de marque? Ce n’est qu’un acte incomplet, verbal ou physique, qui laisse une marque. La réaction de cette marque, qui est la mémoire, est ce que l’on appelle penser. Mais peut-il exister un état dans lequel il n’y a pas d’hier, c’est-à-dire, peut-il exister un état où il n’y a pas de Temps, pas de pensée qui soit le produit d’hier? La pensée conditionnée, qui cherche à se modifier ou à se changer, ne fait que prolonger l’état conditionné. C’est assez évident. Penser est la réponse-réaction de la mémoire, ce qui est évident aussi. Et la mémoire est le produit d’une imparfaite compréhension de l’expérience, des provocations. L’imparfaite compréhension de l’expérience est la cause de la mémoire. Lorsque vous faites quelque chose avec tout votre être intégré, cela ne laisse aucun résidu de mémoire ; mais lorsque le résidu répond, cette réaction, nous l’appelons penser. Une telle pensée est conditionnée, et ce conditionnement peut parvenir à une fin, mais seulement lorsque l’acte est complet. Cela veut dire que vous abordez tout à neuf.

Comment pouvez-vous aborder à neuf chaque chose? Comment pouvez-vous aborder à neuf la vie, l’existence, dans le sens « en dehors du Temps »? C’est une nouvelle question, n’est-ce pas? C’est la question qui surgit de votre question. Et lorsque je vous pose cette question, quelle est votre réaction? Si votre réaction est neuve aussi, c’est que vous êtes passivement lucide, sur le qui-vive, en observation. Cet état est intemporel. Dans cet état, où vous abordez tout avec une vivacité passive, avec lucidité, il n’y a pas de Temps ; il y a une expérience directe, la provocation est directement comprise ; par conséquent, on est libéré de la pensée. Et cette liberté est éternelle, elle est maintenant, pas demain.

Bombay, le 18 janvier 1948