Raymond Ruyer
L'immortalité électronique

Jean Charon retombe dans un « réductionnisme » micro-matérialiste, transposé, et rebaptisé « spiritualiste ». Il retombe dans le système pseudo-spiritualiste d’Anaxagore, et dans ses « atomes qualitatifs », déjà réfuté par Socrate. Comme Anaxagore il proclame : « Comment le grain de blé pourrait-il sortir de la terre si la terre ne contenait déjà des atomes-grains de blé ? … Comment le sang des animaux pourrait-il se former si le blé — et par conséquent la terre nourricière — ne contenait pas des atomes de sang ? Comment du non-cheveu le cheveu proviendrait-il ?

(Revue Question De. No 34. Janvier-Février 1980)

Jean E. Charon, dans un nouveau livre : « Mort, voici ta défaite » (Albin Michel) reprend les idées originales et surprenantes de son ouvrage précédent : « l’Esprit, cet inconnu », en leur donnant cette fois comme centre la question de l’immortalité personnelle. Tout notre « esprit » est dans nos électrons, ces électrons sont immortels, donc notre esprit est immortel.

Rappelons un apologue de Samuël Butler (Carnets. Gallimard, 1936). Lorsque, dans la grande maison royale de Crésus, une fille de cuisine meurt, Crésus ne s’en aperçoit même pas : le chef de cuisine la remplace aisément. Si le chef meurt, Crésus risque d’en souffrir davantage. Il mange plus mal, pendant quelques jours, le temps, pour le ministre de la Bouche du roi, de trouver un autre bon chef.

Les choses se passent tout autrement si c’est Crésus, le roi, qui meurt. La fille de cuisine trouve aisément à se caser ailleurs. Le chef a plus de peine à trouver une autre maison, suffisamment riche. Quant au ministre de la Bouche, il risque fort de perdre définitivement sa place — s’il n’est pas trucidé par le successeur du roi, comme complice d’un tyran exécré. Les biologistes admettent que toutes les cellules d’un organisme complexe sont, actuellement, des « filles de cuisine », et que certaines (les cellules germinales), peuvent survivre indéfiniment, non en se recasant ailleurs, mais en reconstituant une nouvelle maison-roi, chef et ministre compris, parce que toute cellule possède virtuellement une mémoire complète de l’espèce.

La thèse de Jean Charon, physicien, est qu’il ne faut pas s’arrêter à la cellule et à ses mémoires clichées dans les chromosomes, mais qu’il faut aller jusqu’à l’électron. Chaque électron est une sorte de « goutte » fermée, hors de notre espace, rattachée à notre espace par un point sans dimension. Dans cette goutte, les informations entrent mais ne sortent pas et se conservent indéfiniment. Le temps s’arrête. L’électron n’oublie rien, il sait tout des Vies et des Esprits auxquels il a participé depuis le commencement du monde. Sa mémoire est immortelle comme lui-même. Il n’a pas besoin des chromosomes, et c’est lui, au contraire, qui sait reconstituer d’abord les chromosomes, puis les cellules et l’être multicellulaire. Il est l’Esprit, il est notre esprit. Notre « Je » conscient est la musique d’un orchestre spirituel composé d’électrons musiciens, dont chacun connaît toute la partition. Ou encore, c’est l’équipage d’un navire, dont la compétence maritime résulte de la compétence des marins qui le forment. Nous sommes donc immortels, puisque nous sommes nos électrons pensant et se souvenant.

A vue superficielle, nos électrons constituants paraissent n’exécuter dans notre organisme actuel que des tâches encore plus humbles que celles de la plupart des cellules de notre corps. Ces cellules sont, ou des galériens (cellules musculaires) ou des facteurs de poste (nerfs), ou des « portefaix » ; ou des « laborantines », ou des « filles de cuisine ». Mais, en dépit de ces monotones travaux, les cellules sont omniscientes, et le font bien voir quand elles reconstituent éventuellement des structures organiques vertigineusement compliquées. Pour J. Charon, ce sont les électrons de ces cellules qui sont omniscients : ils constituent et reconstituent, et les cellules et les organismes multicellulaires.

J. Charon a toute la précision intrépide des physiciens contemporains, qui n’hésitent pas devant l’invraisemblable et considèrent au contraire l’invraisemblable comme un bon signe de vérité.

Sans l’électron, le temps se boucle sur lui-même ; il a tous les attributs de l’esprit : la réflexion, la connaissance, l’action, l’amour. C’est une sorte de table de billard, d’où les billes (dans l’électron, les photons virtuels) ne sortent pas, mais « connaissent » les joueurs extérieurs qui les informent ; les billes « réfléchissent » en se réfléchissant entre elles ; elles agissent à leur tour sur les joueurs, par communication-échange « sympathique » et intuitive.

Des « bio-sociologues », aujourd’hui, considèrent que les hommes sont essentiellement porteurs de leurs chromosomes, envers lesquels ils ont des devoirs. L’histoire des hommes, et des vivants en général, est essentiellement une « météorologie génétique » [1]. Jean Charon va plus loin. L’histoire de l’évolution est essentiellement une « météorologie électronique ».

Devenons conscients de notre immortalité, soyons dociles à l’esprit de nos électrons, esprit qui, encore une fois, ne fait qu’un avec notre esprit.

L’esprit, substance inconnue

Jean Charon propose une morale et une politique à base de connaissance, de réflexion, d’action et d’amour. Éliminons les côtés encore hasardeux de la météorologie électronique pour tout fondre dans l’harmonie des Sphères à partir de l’harmonisation des « microsphères », des électrons. Alors régnera le beau temps perpétuel. Tout cela parait bien surprenant. Mais c’est la physique contemporaine qui est surprenante.

Jean Charon veut bien reconnaître la parenté de sa thèse avec celles des gnostiques de Princeton. Et en effet, il s’accorde avec les nouveaux gnostiques pour l’essentiel.

A. L’Esprit est primordial. L’esprit est l’étoffe de tout. L’esprit n’est pas une propriété de la matière. C’est la matière qui est apparence et manifestation d’esprit. Cela pense » dans l’univers. « Cela pense » dans la rose. « Cela pense » dans toutes les molécules et particules, comme dans tous les organismes. Cependant, J. Charon n’est pas aussi ferme sur ce point que les Princetoniens, et il semble croire aussi qu’il y a une matière (les particules lourdes) à côté de l’esprit (les particules légères, les électrons).

B. J. Charon s’accorde aussi avec la gnose de Princeton en ce qu’il ne part pas d’une gnose initiatique, ou de « textes » sacrés. Il ne veut partir que de la science expérimentale. Cependant, il rejoint les gnoses initiatiques, malgré son point de départ scientifique. Il note les concordances de sa thèse avec le yin et le yang chinois, avec la Lumière du rédacteur biblique (du Yahviste plutôt que de l’Eloïste), avec les « Éons » de la gnose antique, qu’il assimile à ses « électrons les plus informés et les plus intelligents ».

Il y a cependant deux grandes différences entre la gnose de Princeton et la gnose électronique de J. Charon.

1. Les nouveaux gnostiques américains croient à un Univers d’esprits, mais non à une Société d’esprits. Toute société proprement dite est à base de dialogue possible entre tous les sociétaires. Or, les gnostiques de Princeton admettent que l’univers, s’il est tout entier d’étoffe spirituelle, constitue cependant, avec cette « étoffe » même, un bâti, à soubassement superposés. Les constituants du bâti comme tel sont incapables d’entrer en dialogue avec les consciences proprement dites, édifiées sur le bâti sous-jacent. Nous pouvons « dialoguer » avec un chien, mais non avec un arbre ou un rocher, encore moins avec une molécule ou un électron. Les êtres fondamentaux ne font pas société avec nous. Ils restent dans les soubassements de l’univers, forçats, galériens interchangeables, comme matériel — nous ne disons pas comme matière — des organismes supérieurs.

2. D’autre part, J. Charon confond information et mémoire. Il reprend la confusion de la génétique moléculaire, et l’aggrave par cette transposition en « génétique électronique ». Les généticiens dogmatiques croient que la mémoire des formes et des comportements organiques est contenue entièrement dans les molécules d’A.D.N., énorme réservoir d’informations.

Mais si l’information est dans l’espace, la mémoire est en deçà de l’espace. En tout cas, elle n’est pas tout entière dans les « mémoires » — le mot, ici, n’est qu’une métaphore — secondes et auxiliaires faites d’empreintes spatiales sur des matériaux divers : disques, photographies, rubans de magnétophone, ou matérialisées soit par l’ordre spatial des composants moléculaires dans les molécules d’A.D.N., soit par l’ordre infra-spatial des photons dans les électrons de J. Charon — car le « sous-espace » de ses électrons — micro-trous noirs — est encore un espace.

La mémoire est « constituante et reconstituante des structures », elle n’est pas fonctionnement de traces ou de structures spatiales, ou de sous-structures, quasi spatiales, à l’intérieur de l’électron.

L’univers à l’instant zéro

Mais d’où viennent, où sont alors les mémoires supérieures des organismes complexes ? Elles subsistent hors de l’espace, elles se complètent et se perfectionnent par leur abouchement avec le domaine non spatial des Sens et des Thèmes.

Les cellules de nos fibres musculaires sont les galériens de notre corps. Les cellules motrices d’un acrobate ne sont pas des acrobates. Quand un violoniste exécute un arpège savant, il n’emprunte pas sa science aux cellules de son aire motrice, encore moins aux électrons de ces cellules. Le schéma moteur du coup d’archet, parti d’une mémoire trans-spatiale, s’empare de toute son aire motrice pour dominer les commandes de sa main gauche, qui fait les notes, et de sa main droite qui meut l’archet. Et le thème musical est encore plus en deçà des cellules et des électrons cérébraux.

De même pour une idée neuve qui nous frappe. Elle s’empare de toute une aire cérébrale et se modifie d’elle-même selon des possibilités internes vues comme en transparence à travers la figure de l’idée apparue. Les électrons cérébraux d’un mathématicien ne sont pas mathématiciens ; ceux d’un poète ne sont pas poètes. Ses cellules cérébrales non plus, d’ailleurs, mais elles sont l’appareil où descend et s’incarne d’abord l’idée.

De même, dans la formation embryonnaire, les gènes et leurs molécules d’A.D.N. sont un outillage pour la fabrication des enzymes, mais ils n’expliquent pas l’apparition des formes. Ils ne les contiennent pas (et encore moins, leurs électrons). Les macro-formes procèdent des thèmes et des mélodies mnémoniques s’emparant d’une aire embryonnaire quand les thèmes sont appelés, évoqués par un inducteur chimique formé lui-même au bon moment.

Une information s’imprimant physiquement n’est pas une perception ; une information stockée n’est pas une mémoire.

Jean Charon est finalement obligé, quand il aborde « La naissance de l’univers » (Chap. VI, p. 113), ou l’« Univers à l’instant zéro », et bien qu’il parle des « électrons qui ouvrent la danse de l’aventure spirituelle du monde », de faire partir la Société d’esprits d’un bâti d’univers conçu comme un ensemble, de faire partir les inventions et mémoires des électrons d’une invention primordiale, au-delà, ou plutôt en deçà, des électrons, et la lumière même d’une Lumière non spatiale.

Alors, pourquoi s’abstenir de faire appel à cette Source — le temps et les « élémentaires » une fois créés — pour comprendre l’apparition continuée des idées et des formes organiques ?

Jean Charon retombe dans un « réductionnisme » micro-matérialiste, transposé, et rebaptisé « spiritualiste ». Il retombe dans le système pseudo-spiritualiste d’Anaxagore, et dans ses « atomes qualitatifs », déjà réfuté par Socrate. Comme Anaxagore il proclame : « Comment le grain de blé pourrait-il sortir de la terre si la terre ne contenait déjà des atomes-grains de blé ? … Comment le sang des animaux pourrait-il se former si le blé — et par conséquent la terre nourricière — ne contenait pas des atomes de sang ? Comment du non-cheveu le cheveu proviendrait-il ? Pour J. Charon comme pour le penseur présocratique. Les atomes d’esprit sont tout l’Esprit. L’immortalité « charonienne » est déjà contenue implicitement dans le système d’Anaxagore. J. Charon répondrait que les « atomes d’esprit » sont, eux, capables d’apprendre. Mais « le remplir d’informations », est-ce vraiment « apprendre » ?

Retour à l’origine

Dans sa morale et sa politique, Jean Charon maintient la même identification — ou la même confusion — entre Univers d’esprits et Société d’esprits omniscients, dont chacun est une micro-encyclopédie, universelle.

Alors que les gnostiques de Princeton dévaluent, à notre avis très justement, le pédantisme du savoir-information et de l’instruction-pour-tous, comme solution à tous les problèmes sociaux, Jean Charon croit à l’enseignement universitaire au sens fort, c’est-à-dire à l’Université pour tous les marmots, de même que pour tous les « marmots » particulaires du monde physique — comme s’il n’y avait pas d’autres moyens pour tous les êtres de participer à l’Univers que de s’ennuyer et de se démoraliser sur des bancs d’école devant des chaires professorales, et comme s’il n’y avait pas d’autre immortalité, pour chacun, que de reproduire ce qu’il a appris.

Jean Charon corrige, il est vrai, ce fétichisme de l’instruction en reconnaissant que l’éducation actuelle est « un peu stérilisante », en ce qu’elle propose des « significations toute faites » (p. 224). Il fait donc appel à l’amour, « découverte réciproque de significations complémentaires ». Mais il s’agit, toujours selon lui, dans cet amour, « d’échanges réciproques d’informations » (p. 243). Même les « pouvoirs mal connus de l’esprit » télépathie, action à distance, médiumnité, sont toujours rattachables aux pouvoirs élémentaires des particules et à leurs informations.

L’homme est poussière. Mais ne craignons pas, nous dit J. Charon, de retourner à la poussière, car chaque particule de poussière atomique contient tout l’homme.

Maigre immortalité, noire et dorée… disait Paul Valéry.

Maigre immortalité, trou noir électronique… peut-on dire au physicien qui se voudrait spiritualiste.

Je préfère, comme les nouveaux gnostiques de Princeton, que la mort individuelle soit le retour à la grande source impersonnelle des idées et des formes et j’accepte joyeusement que ce retour anéantisse mes souvenirs, ou plutôt mes informations « scolaires », toute ma « scolarité » de civilisé, et même toutes mes informations biologiques de vertébré simien.


[1] Cf. R. Ruyer : les Cent prochains siècles (Fayard, 1977), et Wilson : l’Humaine nature (Stock, 1979).