Carlo Suarès
La maturation d'un moi : L'éducation créatrice

Selon la loi de contradiction qui régit le moi, l’amour et l’intellect ont des fonctions qui s’op­posent à leurs propres mouvements. L’amour donne à l’individu l’impression d’un mouvement centrifuge : le moi a l’impression de se donner, de s’abandonner ; mais s’il se laisse en effet emporter par le cours de ses sentiments et de ses passions, s’il accepte d’y éteindre le sentiment de soi, ce n’est que parce qu’il espère y trouver (par l’union avec l’objet de son amour) une permanence dont il ne se sent pas assez assuré. L’amour est une recherche de permanence, qui s’effectue au détriment du désir qu’a le moi de se percevoir ; l’amour cherche, par tous les moyens, à utiliser le monde extérieur pour construire cette perma­nence intérieure. Loin d’être centrifuge, c’est donc un mouvement centripète, mais qui donne l’illu­sion d’être centrifuge, parce que la notion qu’a le moi de sa propre réalité s’y trouve obscurcie. Dans le monde à rebours qu’est celui du moi, c’est donc bien en perdant le sentiment de sa réalité, donc en sortant de lui-même, que le moi rentre en lui-même, et s’affermit dans sa propre permanence intérieure.

(Extrait de La comédie Psychologique. Édition Corti 1932)

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Les chemins à rebours : les conformismes

Nous avons vu que le développement naturel d’un moi serait une perception de plus en plus nette de son antinomie, jusqu’au point où celle-ci se sentirait irréductible. Donc ce n’est pas le moi, (l’antinomie), qui peut se développer, mais le sen­timent que l’on a d’être cette antinomie. Le moi souffre de son isolement, et à cause de cette souf­france, il est poussé à se composer une cuirasse d’associations permanentes, que d’ailleurs la so­ciété s’efforce de lui imposer ; mais cette cuirasse l’enferme dans une autre souffrance encore plus profonde.

En effet, il a apaisé sa solitude dans une foi, dans des conformismes et des congrégations. Il a cru, en agissant ainsi, travailler à « anéantir » le moi [1]. I1 ne pensait pas si bien dire. L’obéissance, la suppression des désirs, la piété, etc… ont en effet détruit le moi. Elles ont détruit le germe vivant qui devait éclater en brisant la coque du moi. Ainsi l’homme s’est stérilisé. Au bénéfice de quoi ? D’une coque, qu’il a appelée son âme. Loin d’avoir égaré son « âme » à tout jamais, afin de trouver la connaissance, il a étouffé la vie en lui, qui l’aurait amené à perdre le sentiment de sa solitude, non pas en « unissant » le sujet qui se sentait isolé (dit âme), à une abstraction (dite Dieu), mais en supprimant la cause et le sujet de l’isolement, le moi. Il a cru se réaliser en se défaisant du senti­ment de soi, trouver la plénitude en s’anéantis­sant. Il a détruit ainsi sa seule possibilité de par­venir à son accomplissement. On ne parvient pas à l’aboutissement du moi en se défaisant du moi, mais en le mettant à nu. Le mettre à nu c’est cher­cher la direction qui lui est unique, selon laquelle l’antinomie, qui est sa propre force d’éclatement, parviendra à son point d’explosion. C’est la non-obéissance, la non-croyance, la non-piété, etc… qui détruiront la coque du moi, dite « âme » ou « es­prit », et qui libéreront le dynamisme de la Réalité.

(Il est évident que tout conformisme, intellec­tuel ou émotionnel, fût-il complètement athée, agit exactement dans le même sens – morales établies, traditions, sentiments nationaux, etc…, etc… indéfiniment, ainsi que nous le verrons dans la Comédie Morale).

Les voies qui parviennent à leur opposé

Le moi ne semble pas avoir d’autre alterna­tive : chercher à sortir de son isolement en se per­dant à lui-même, c’est-à-dire se stériliser dans des « unions », ou se laisser conduire, par le sentiment qu’il a d’être soi, dans la voie de la solitude, qui le libérera parce qu’elle le fera éclater. Dans le premier cas, le moi peut se cristalliser, jusqu’à sa mort, dans son personnage, ou perdre l’équilibre et s’écrouler sans plus pouvoir se recomposer. Dans le second cas, il est à chaque pas tenté de recomposer le personnage en exploitant ce que nous avons appelé sa fissure. Si le personnage, extrêmement réduit, parvient, à sa dernière extré­mité, à rassembler ses forces pour s’accrocher comme un parasite au souffle vivant qui voudrait l’emporter, il trouve ce qu’il appelle l’union (mys­tique ou métaphysique). Ce piège est fatal. Il n’y a pas d’union possible entre le moi et la vérité. La conscience de soi, qui en se développant se détruit elle-même, a renoncé, au dernier moment, à consu­mer ce dernier reste du moi. Quand il ne resterait de ce moi que la dimension d’une tête d’épingle, la victoire est à lui. Alors, semblable à une gangrène, son équilibre statique se développe et s’installe parmi les hommes, irrésistiblement insidieux et puissant, sous une forme religieuse. Parce qu’il a vu l’éternité, parce qu’il la connaît, parce qu’il a appris à s’en servir, il connaît les mots de vérité, et sait les présenter d’une façon sublime. Il dit, lui aussi, que le moi doit disparaître et mourir dans le bon sol. Mais il pense aux fruits que ce moi portera. S’il accepte de mourir, c’est à cause d’un futur, quelque subtil qu’il soit. Son essence disparaîtra dans le grand Tout, mais ce Tout est conscient d’être lui-même, donc personnage. Lui, attribut, disparaîtra dans la substance universelle, mais cette substance possède une infinité d’attri­buts, donc de personnages. Le moi ne sera plus là, mais il aura rejoint le grand Soi, donc un person­nage. Naturellement, il n’accepte pas ces critiques. Il les connaît, et y a déjà répondu. Il a inventé des « Personnes » divines qui ne sont personne, des « Soi » qui ne sont pas des « moi », des Infinis, infiniment infinis. Il est imbattable. Le plus simple est alors d’examiner la façon dont vit ce moi. Il vit dans son personnage, égoïste, cruel, enfermé dans ses préjugés, dans sa classe, sa caste, sa race, dans tout l’univers inconscient de ses semblables réunis en troupeaux, il a d’innombrables désirs, d’autant plus sales qu’ils n’osent pas apparaître. Il est l’associé de tous les exploiteurs. Il est jugé. L’indignité d’un seul prêtre est la condamnation de toute la religion.

Il n’y a qu’une voie

Il n’y a rien de commun entre tout ce fatras – qu’il soit idéaliste, spiritualiste, métaphysique, philosophique, magique, théologique, mystique, etc… – et la vérité. Il est inutile qu’un moi vraiment désireux de trouver la vérité perde un seul jour de sa vie dans ces voies stériles. Il n’y a pas d’approximations en ce qui concerne la vérité. Une voie qui ne mène pas à elle directement et à coup sûr, est simplement fausse. La seule voie véritable est celle qui relie le personnage qui dit « je suis moi » à la capacité que doit réacquérir l’individu de résonner à l’instant présent, quand le moi aura disparu. Cette voie est semblable au lit que se creuse un torrent pour s’écouler vers la mer. Cette voie est son propre but. Le personnage avec tout son passé, doit s’écouler en elle. En elle, le temps subjectif que s’imagine parcourir le personnage, c’est-à-dire la façon dont il accumule son passé, se brise et fond comme la glace au soleil, et se réab­sorbe soi-même jusqu’à rattraper le présent [2].

La destruction du temps subjectif

Après que le moi, et le temps subjectif, ont ainsi fondu, la conscience se trouve libérée de l’as­sociation même qui l’avait individualisée : l’asso­ciation conscience-temps. Le moi est fait de la ma­tière dont est fait le temps, comme un personnage de rêve est fait de la matière même du rêve. Le temps subjectif, voila ce qu’est le moi. Le moi est l’accumulation de tous les désirs de permanence, rattachés les uns aux autres par une chaîne, qui est la durée. La cause qui crée le temps individuel n’est pas l’existence du temps objectif, mais le désir qu’éprouvent les associations dont est fait le moi de se ré-évoquer à chaque instant, pour se perce­voir. Lorsqu’un fou se croit un cheval, Napoléon ou une théière, ce ne sont pas ces objets qui sont res­ponsables de ces associations mais le désir qu’il a de s’associer à eux. La sous-conscience est une association du sous-homme et du temps, qui de­vient un rêve : la notion de durée. La notion de durée n’a pas plus de rapport avec le temps réel que le sentiment qu’a un fou d’être Napoléon n’a de rapport avec Napoléon. Se retrouver en-dehors du temps veut dire se retrouver en dehors de l’envoûtement temps-moi. Détruire le temps ne veut pas dire arrêter le soleil, mais briser l’association de la conscience et du temps, qui est la sous-cons­cience. Le moi s’efforce très souvent de se disso­cier du temps-durée, parce qu’il voudrait dominer la durée, afin de s’assurer une permanence. Ses métaphysiques, ses religions, ses monismes n’ont pas d’autre but. Ce que le moi ne peut pas faire, l’homme peut le faire, non pas en affranchissant le moi de la durée, mais en s’affranchissant du moi qui est la durée. Cet état n’est pas un retour à une conscience pré-individuelle, qui ne connaîtrait pas encore la durée, mais l’aboutissement et de la conscience et de la durée. Dans cet état se retrou­vent intacts à la fois le désir de permanence et le désir de savoir la permanence. Cette perma­nence est la permanence d’une destruction de la durée. Et en effet, la durée s’est détruite elle-même.

L’éternité

Cet état, qui, encore une fois, est indescripti­ble, est ce que nous appelons la présence du pré­sent, ou l’éternité. Si ce dernier mot a été employé d’une façon absurde par tous les maniaques du moi, ce n’est point de sa faute. S’affranchir du temps subjectif n’est pas une affaire intellectuelle, mais l’affaire de l’être humain tout entier. Seuls pourront encore s’imaginer que nous parlons ici de métaphysique, les spiritualistes ou les matéria­listes qui n’auront pas déraciné d’eux-mêmes – de leur substance – le temps subjectif, le moi.

Ce n’est qu’en parvenant à cet état que l’on peut s’emparer de toutes les anciennes valeurs spi­rituelles, les renverser dans la réalité consciente, les ramener dans la chair, dans les objets, et re­construire le monde. Tout ce qui se fait dans la durée appartient au moi, et non à la permanence. Le sous-homme ne peut devenir un vrai révolution­naire que dans la mesure où il se détache du désir de percevoir la durée. Ce détachement est l’éter­nité, la source créatrice de tout ce que construit l’humain sur les ruines du sous-humain, générée par la matière, qui agit sur la matière. L’éternité est un processus qui n’a pas de durée, l’action du réel dans le réel, le « plus » universel qui a brisé la conscience individuelle.

Trois phases de la vie du moi

Ces remarques nous portent à préciser trois phases de la vie du moi, telles qu’elles devraient exister dans un développement naturel et humain, mais qui, est-il besoin de le dire, n’existent pres­que jamais dans notre sous-humanité plongée dans ses mythes. La première est la période de l’en­fance, où le moi se forme, celle où il accumule le Temps dont il est fait, et où il apprend à devenir de plus en plus responsable de lui-même. La deuxième est la période où le moi, s’étant cons­titué, se développe jusqu’à son complet épanouis­sement. La troisième est la période où le moi cède enfin devant l’individu parvenu à sa maturité, (la maturité n’étant précisément pas autre chose que la possibilité pour l’individu de briser son moi). Cette période est la sortie de l’état de chrysalide.

La première phase est celle où le Temps se construit, la deuxième est celle au cours de laquelle le Temps se détruit, la troisième est celle où l’homme a retrouvé le Présent. Nous allons rapidement décrire cette évolution du moi que le lecteur con­naît déjà, mais qui, sous cet aspect, nous offrira des détails nouveaux.

L’enfant, et la construction du passé

L’enfant commence par n’avoir aucune notion de sa durée dans le temps. Cette notion ne pour­rait émaner que d’un moi ayant déjà pris corps autour d’associations permanentes, et délimité par des dissociations permanentes. La notion de durée est la notion que ces permanences ont d’elles-mêmes.

À sa formation, cependant, le moi n’est pas encore assez solide pour se refermer ainsi sur lui-même. Il est encore plastique. Son équilibre, extrê­mement instable, est incapable de refuser l’expé­rience. L’enfant vibre sans cesse entre l’objet et le non-objet, entre le désir et la répulsion, entre le mouvement qui le projette au-dehors, et celui qui le ramène sur lui-même, car il est tour à tour, tout entier pris, ou tout entier relâché par le monde extérieur. Ainsi l’enfant commence par vivre cons­tamment dans le présent, mais dans un présent qui n’est encore que pré-temporel, et qui se transforme en passé, (automatisme, souvenirs, tendances, etc…) au fur et à mesure que le désir d’équilibre du subjectif parvient à vaincre sa capacité de ré­pondre à la succession du présent, qui ne cesserait de le détruire, comme des vagues un château de sable. L’agrégat, à la recherche de son équilibre (qui ne peut plus s’appuyer sur les constantes spé­cifiques héréditaires, en déroute) est contraint de se construire son propre passé, en manière de dé­fense contre le présent qui ne cesse de l’assaillir. La construction de ce barrage contre le présent, isole l’enfant, dès que se développe la notion de sa durée, dans le sentiment que le temps est démesurément long. Ce ne sera qu’à sa maturité qu’il trouvera que le temps « passe vite ».

La construction de ce passé devrait se pro­duire, dans un développement normal (ainsi que nous l’avons déjà vu) autour des réactions primi­tives de l’enfant, qui furent originales et adhé­rentes au présent, et non pas autour des réactions plus récentes, déjà déformées par un manque de concordance avec le présent. (Il arrive que l’en­fant, obligé tout d’un coup de réparer un équilibre qu’un choc trop violent a bouleversé profondé­ment, n’y parvienne pas sans le secours de l’édu­cateur, dont le rôle, on le voit, serait ici analyti­que). Le plus grand écueil, l’écueil fatal, provient cependant non point du fait que l’enfant oppose déjà au présent son propre passé, mais de ce que l’enfant, encore en contact avec le présent, se trouve à tout moment heurté par une société de grandes personnes, construite sur le passé. Ces re­marques nous conduiraient à rechercher un état social qui ne déforme pas l’enfant en faisant peser sur lui les mythes du passé. Mais ceci n’entre pas dans le cadre de cet exposé. Un tel état social ne sera obtenu que par une révolution complète. En attendant que se propage cette révolution, l’édu­cateur ne peut qu’entreprendre une lutte impos­sible, en espérant sauver quelque chose malgré tout.

Le développement de la responsabilité

Disons en passant que si l’éducateur n’est pas parvenu lui-même au troisième stade de développement, celui où le moi n’existe plus – ce qui n’est pour ainsi dire jamais le cas – son rôle peut être néfaste. Mais il doit s’efforcer du moins d’être im­personnel, et de ne s’associer en aucune façon à des morales dont les valeurs se basent sur la réalité du moi, et de ses possession matérielles ou « spi­rituelles ». L’éducateur et l’analyste doivent agir en techniciens amoureux, comme des jardiniers, des chirurgiens, des ingénieurs, et non pas en mo­ralistes, c’est-à-dire en complices de l’ordre établi. Ce n’est pas pour un but moral, mais par amour, que le jardinier émonde la plante et l’amène à sa floraison. En ramenant constamment l’enfant dans l’édifice en construction de son propre équilibre particulier, en l’émondant de toutes les excrois­sances inutiles donc nuisibles, qui tendent à désa­gréger l’unité individuelle par leur équilibres étrangers, l’éducateur permet simplement à la sève de se développer naturellement. Ce développement naturel est la seule morale que nous puissions admettre. Socialement elle se traduit par une règle, une seule : n’exploitez personne. Une telle éducation conduit l’enfant à dégager le caractère unique de sa nature, ce qui, socialement, se traduit par un sens de responsabilité. Aussitôt que l’individu se sent pleinement, entièrement res­ponsable, c’est qu’il est aussi pleinement conscient.

On voit ici encore le rôle néfaste que jouent les hiérarchies et les religions, qui s’opposent au développement de la conscience individuelle, en li­mitant les responsabilités des membres de leurs congrégations. Une absolution équivaut à une dose de stupéfiant ; elle enferme l’individu dans un cer­cle magique, dans l’anneau terrifiant du Mythe contre lequel le doute viendra se briser. L’obéis­sance hiérarchique agit de même, sauf naturelle­ment dans le travail d’une société collectiviste, où l’obéissance n’est qu’une discipline qui résulte du commandement « n’exploitez personne », et où la hiérarchie n’est qu’une disposition technique jugée commode par tous, et organisée par tous. Cette hiérarchie technique dans le travail en commun destiné à nourrir tout le monde, est une contribu­tion impersonnelle que fait chacun, à la collecti­vité, de la meilleure technique dont il est capable. Dans cet apport, le « je suis moi », sa naissance, son développement, sa mort, n’ont rien à faire. Plus vite et mieux seront organisées des sociétés collectivistes, plus les hommes seront libérés de la préoccupation de se nourrir, (préoccupation ri­dicule, lorsque tant de machines seraient disposées à tout fournir moyennant un labeur minime, qu’une bonne rationalisation réduirait rapidement à presque rien), plus il y aura de place dans la société pour des responsabilités totales.

Par le travail collectif, anonyme, chacun s’acquitterait de sa dette envers la Nature qui le nourrit. Là, chacun serait pleinement responsable, mais uniquement dans la zone que limiterait sa technique. Sa dette payée, l’homme libéré du travail devient responsable d’une façon illimitée, vis-à-vis de lui-même et de ses semblables. Il peut le faire, car il est libre. Il a rempli son engagement de n’exploiter personne, et la Nature, devenue bonne mère, lui a fourni le maximum, pour un minimum d’effort. Il peut donc disposer de sa li­berté, sans entrer en conflit avec ses semblables, mais au contraire en entrant gratuitement en con­tact avec eux.

Nous avons indiqué ici quelques points qui n’appartiennent à cet exposé que parce qu’ils met­tent un terme aux conflits de la responsabilité. Le chaos sous-humain des intérêts particuliers dé­chaînés les uns contre les autres, pose à l’individu des problèmes insolubles au sujet de sa responsa­bilité, problèmes que chaque lecteur peut préciser en ce qui le concerne, et qu’aucune morale ne pourra résoudre, mais la révolution. En tendant de plus en plus vers la conscience, c’est-à-dire en se plongeant d’abord, et de plus en plus, dans l’édification de son moi mythique, qui ne pourra se faire détruire que par son développement, l’en­fant bien guidé apprend à utiliser ce moi dans des actions qui comportent une responsabilité de plus en plus grande, et cette responsabilité elle-même développe à son tour sa conscience. Le sens de responsabilité le rejette constamment en face des associations permanentes dont il est fait, et le contraint à les examiner, à décider si elles sont lui, ou si elles ne le sont pas. La responsabilité oblige, dans le moi, l’observateur et l’observé à établir entre eux des vibrations de plus en plus intenses qui activent les deux pôles de la dualité, jusqu’à les porter à leur maturation. Elle oblige le moi à se fortifier au contact de la réalité quoti­dienne. Elle l’empêche de s’évader dans son rêve, de se refermer sur lui-même, dans une coque qui deviendrait de plus en plus dure, parce que de plus en plus subtile.

Le mécanisme des contradictions dans la cons­truction du moi

Au fur et à mesure que se construit le moi, se développe en lui l’illusion qu’il a de sa propre réalité. De cette notion surgit l’intellect. Nous avons déjà montré à maintes reprises dans quels mouve­ments contradictoires se décomposent et se re­composent l’amour et l’intellect, la peur et le doute. Au début de son existence, le moi encore plastique, mou, informe, mal assuré de son existence, n’est pas capable de se ramasser autour d’un centre fixe et d’émettre de ce point, vers le monde exté­rieur, des rayons, qui, dans leurs voyages intellec­tuels deviendront d’autant plus aventureux qu’ils seront plus sûrs de ne jamais se détacher de leur foyer central : au début, le moi gélatineux ne peut encore que se faire modeler par sa vie émotion­nelle.

Selon la loi de contradiction qui régit le moi, l’amour et l’intellect ont des fonctions qui s’op­posent à leurs propres mouvements. L’amour donne à l’individu l’impression d’un mouvement centrifuge : le moi a l’impression de se donner, de s’abandonner; mais s’il se laisse en effet emporter par le cours de ses sentiments et de ses passions, s’il accepte d’y éteindre le sentiment de soi, ce n’est que parce qu’il espère y trouver (par l’union avec l’objet de son amour) une permanence dont il ne se sent pas assez assuré. L’amour est une recherche de permanence, qui s’effectue au détriment du désir qu’a le moi de se percevoir ; l’amour cherche, par tous les moyens, à utiliser le monde extérieur pour construire cette perma­nence intérieure. Loin d’être centrifuge, c’est donc un mouvement centripète, mais qui donne l’illu­sion d’être centrifuge, parce que la notion qu’a le moi de sa propre réalité s’y trouve obscurcie. Dans le monde à rebours qu’est celui du moi, c’est donc bien en perdant le sentiment de sa réalité, donc en sortant de lui-même, que le moi rentre en lui-même, et s’affermit dans sa propre permanence intérieure.

L’intellect, par un processus exactement in­verse à celui de l’amour, donne à l’individu l’im­pression d’un mouvement centripète ; le moi a l’im­pression de saisir, d’appréhender, de tenir des objets sous son examen s; mais s’il s’empare en effet d’observations et de concepts, s’il accepte d’y ou­blier le sentiment de sa propre permanence, c’est parce qu’il y veut développer la perception de soi. Et en effet, une permanence qui s’isole, qui ne s’exerce pas sur le monde extérieur, devient fixe comme le sommeil. L’intellect est une recherche de perception de soi, qui s’effectue au détriment de la permanence même dont elle émane ; l’intellect cherche par tous les moyens à établir le moi dans sa conscience individuelle. Loin d’être centripète, son mouvement est donc centrifuge, mais il donne le sentiment d’être centripète parce que la notion qu’a le moi de sa réalité s’y développe. Ici, c’est en rentrant en lui-même que le moi déve­loppe le sentiment de soi, qui en s’exerçant sur lui-même, tendra à le détruire.

La contradiction opère à chaque instant, dans le fonctionnement de l’amour et de l’intellect. L’amour cherche une permanence, mais aussitôt qu’il la trouve, il ne peut plus vivre de crainte de la perdre ; l’intellect, qui développe la conscience de soi, se trouve aussitôt pourchassé par le doute qu’il fait surgir en elle. Ainsi l’amour dy­namique était statique puisqu’il donne naissance à la peur, et l’intellect statique était dynamique, puisqu’il éveille le doute. Chaque mouvement ne tend qu’à susciter son contraire en un jeu infini­ment varié, que nous étudierons dans notre Co­médie Morale. Bornons-nous ici à envisager un moi capable de porter chacun de ses mouvements assez loin, jusqu’à la naissance de son opposé. Un tel moi existe rarement. Il lui est difficile en effet, de supporter ce véritable mouvement perpétuel des deux balanciers, amour et intellect, qui se com­posent et se détruisent à la fois, qui génèrent des courants contraires, la peur et le doute, dont la fonction est de se détruire l’un l’autre (la peur tue le doute, le doute tue la peur), afin de redonner naissance aux mouvements primitifs, et ainsi de suite. Un moi qui supporte de se laisser entraîner par des courants si profonds, ne tarde pas à être violemment dynamisé par l’intensité de ses deux pôles. Il ne tarde pas à se trouver en face d’une admirable catastrophe vitale, en ce qui concerne sa coque. Il ne tarde pas à s’obliger lui-même à ­éclater.

Les moi qui ne veulent pas mourir, compo­sent avec une astuce sauvage, et d’autant plus dan­gereuse qu’elle est mécanique, l’amour dans la peur qui le canalise et le fait tourner en rond, le doute dans l’intellect qui le canalise et le fait tourner en rond. Ayant châtré l’amour et le doute dyna­miques, le moi s’installe dans sa peur et son intel­lect : il est sauvé, il est stérilisé. Au lieu de porter l’amour et le doute jusqu’à l’épouvante, la haine, la jalousie, les aventures folles, l’angoisse mortelle, il les amène à la monotonie lasse, écœurée, sa­tisfaite, de l’égoïsme quotidiennement nourri. Lais­sons là ces coques mortes.

Considérons un moi qui possède encore en lui ses trésors intacts d’amour et de doute. Ce moi adolescent se trouve, au sortir d’une éducation dont le but essentiel a été de l’orienter vers ses propres tendances, mû soudain par un mouvement impé­tueux. Ce mouvement est le résultat des efforts pa­tients de l’éducateur, qui a constamment ramené ce moi en formation, vers son propre équilibre. Les caractères typologiques, les constantes héré­ditaires, le développement physiologique, se sont composés autour du foyer central de dynamisme individuel, que furent les premières réactions de l’agrégat au contact du Présent, et ont provoqué un groupement naturel d’associations, ce groupe­ment résultant finalement en un moi équilibré sur un seul centre. Si l’éducation et le milieu ont au contraire provoqué un groupement artificiel d’associations mythiques, la pseudo-entité qui en ré­sulte n’est qu’un personnage mythique, qui pourra naturellement se détruire lui-même en libérant la conscience qu’il emprisonne, mais seulement par des efforts inouïs, et des souffrances indescripti­bles, car tout d’abord, il lui sera extrêmement dif­ficile de comprendre de quoi il est fait, c’est-à-dire de détruire sa propre pseudo-réalité. Et en effet, les associations dont sera faite cette entité, se com­poseront autour d’innombrables centres d’équili­bre, imposés de l’extérieur, qui en tirant chacun de son côté, et en se neutralisant l’un l’autre, l’em­pêcheront de se mouvoir. Chaque influence qui s’exerce sur l’enfant, surtout si elle est considérée bonne par un ordre social basé sur les moi, ne fait que détruire la vie, et créer des pantins mythiques. Nous laissons ici à chacun le soin de chercher en soi, et de les détruire, les équilibres qui le désagrè­gent. Nous ne pouvons pas nous y arrêter dans cet exposé. Le moi qui par une éducation appropriée, ou par son doute, ou par un désir très intense de se connaître, ou par de très grandes souffrances, est parvenu à se composer, dans sa plus grande partie, d’associations qui lui sont naturelles, se sent animé d’un mouvement dont il ne doute pas. Ce mouvement, cette tendance irrésistible, se traduit par un tempérament, une vocation, une ligne d’ac­tion très marquée, des goûts, des aptitudes : le moi est formé.

L’adolescent, et l’action

Le voici à son second stage. Le doute, l’an­goisse, le vertige, qui avaient pu le saisir au mo­ment de sa formation, où il s’était vu, ont disparu en tant que phénomène extérieur, bien qu’ils de­meurent enfouis en lui. Le présent ne compte plus que comme un champ d’action, où le moi, mû par un mouvement d’autant plus impétueux qu’il est équilibré, ira se faire détruire par ses propres conquêtes, et triompher de lui-même. Ainsi le mou­vement, qui est une contradiction, est d’autant plus intense que le moi est mieux centré sur lui-même. Ce jeune moi parfaitement constitué, qui ne sait ni douter ni aimer parce qu’il est trop plein de doute et d’amour, qui ne se connaît ni ne se voit, parce qu’il subsiste dans sa perma­nence (permanence qui précisément ne subsistera pas) et qu’il se détruit dans son dynamisme (dy­namisme qui précisément ne se détruira pas) ce moi absurde et magnifique, cherche l’extase dans l’action.

À quoi doit lui servir cette action ? Elle doit l’amener à éprouver qu’il est déjà complet, qu’il est total, qu’il ne peut rien ajouter à lui-même. Cette compréhension ne peut être produite que par la réunion, dans l’expérience, de l’amour et de l’intellect. Par expérience nous entendons tout conflit qui fait vaciller la réalité du moi, toute fissure qui se produit dans son édifice, toute des­truction de sa sous-conscience au bénéfice de la conscience. Une expérience peut être décisive pour toute sa vie, et pourtant se jouer en un fragment de seconde, sans que personne s’en aperçoive.

Mais dans l’action, le moi, ne sachant pas qu’il est complet, cherche à se développer, à se perfec­tionner, à acquérir, à être puissant, ou meilleur, ou plus pur, ou plus noble, ou plus adroit, ou plus moral, etc…, etc… et c’est ici qu’il doit éviter toutes les embûches de toutes les sociétés qui existent au monde. Elles le sollicitent de tous côtés. Partout où il se tourne, il trouve devant lui l’appât d’un idéal. S’il fait ceci, il deviendra cela, c’est-à-dire qu’il deviendra quelque chose de plus qu’il n’est maintenant, dans un avenir plus ou moins éloigné. Alors qu’il n’est lui-même, en tant que moi, qu’une accumulation de passé, alors qu’il devrait briser l’une après l’autre toutes les stratifications du passé dont il est fait, afin de n’être plus rien qu’une vibration du présent, tout ce qu’on lui offre c’est de courir vers un avenir qui n’existe pas, qui n’exis­tera jamais pour lui, car non seulement l’avenir n’existe pas pour ce passé, mais même pas le pré­sent. Le présent n’existera que là où le moi sera brisé.

Les valeurs mythiques qu’offre la société

Selon sa nature, ce moi actif ou contemplatif, trouvera un idéal d’action ou un idéal de contem­plation. La société à certaines époques, peut avoir besoin d’hommes d’action pour établir des valeurs héroïques, à d’autres époques d’hommes contem­platifs pour établir des valeurs mystiques. Aucune société n’est encore parvenue à détruire les valeurs de ces mythes.

D’une part, dans les sociétés basées sur la hié­rarchie, les classes sociales, le pouvoir, la religion, la possession, etc… les moi sont condamnés à des réactions qui dépendent de leurs classes sociales, et se trouvent, qu’ils le veuillent ou non, engagés dans des combats mythiques, dont ils ne peuvent pas se libérer.

[…]

Pour le moment, du point de vue de l’absolue vérité que l’homme ne trouve qu’en abandonnant la dépouille mortelle de son moi, du point de vue du doute insondable qui seul conduit à une action vraie, basée non pas sur le passé et l’avenir, mais sur le présent, la société n’offre sur la planète entière que le vaste champ de bataille de la lutte des classes, où chacun peut trouver la vérité, mais peut aussi la perdre sans s’en apercevoir, même s’il est du côté de la Révolution.

Le moi que nous envisageons ici, le moi qui se sent mûr pour l’action parce qu’il est complet en soi, parce que l’édifice construit sur les deux pôles de l’antinomie dont il est fait est achevé en ayant développé à son maximum la notion qu’il a d’être une entité, ce moi complètement sous-cons­cient parce qu’il est parfaitement sûr de sa réalité, part dans le monde dans le seul but de se déve­lopper, de mûrir, d’obtenir en somme tout ce qu’il possède déjà sans le savoir.

Le moi qui répond à son désir essentiel

Ce moi dont le développement a été normal peut déjà être considéré comme un phénomène, parmi tous les moi mutilés dans leur dynamisme au profit des constantes spécifiques de leur espèce (classe, race, nationalité, religion, etc…). Mais nous avons déjà abandonné ceux-ci à la triste prison où volontairement ils s’enferment parce qu’ils ont peur. S’ils ne désirent pas courir l’aventure de leur délivrance, alors les bouleversements sociaux, la mort de ceux qu’ils aiment, la ruine, la maladie, comme aussi les passions, les émotions violentes, entre­prendront contre eux un multiple combat, dont l’issue sera imprévisible. Ballottés de tous côtés, acharnés à défendre leur impossible équilibre sta­tique contre les flots énormes de la vie, ces moi se créeront leur propre fatalité. Ce qu’ils appellent leur désir n’est pas un désir, mais une crainte. Ils désirent uniquement préserver les objets dont est fait l’équilibre statique de leur pseudo-entité. Ils désirent préserver autour d’eux toutes les person­nes et les choses qu’ils croient aimer, mais aux­quelles ils sont simplement attachés comme avec des cordes ; ils désirent de la même façon protéger toutes les associations dont ils sont faits et dont la disparition laisserait en eux des gouffres béants.

Le moi dont nous parlons est au contraire animé d’un violent désir. Il se peut qu’il ne sache pas définir ce désir. Il se peut que ce désir change d’un jour à l’autre, qu’il s’attache à des objets imprévus. Il y a toujours lutte entre le désir, et l’état actuel d’équilibre où se trouve l’individu. Ce moi dont nous parlons a été entraîné, ou s’est en­traîné, à suivre son désir essentiel, à le poursuivre, à se laisser porter par lui, au détriment de tout équilibre déjà établi, quelque précieux qu’il soit. Entre deux désirs, il a appris à choisir le plus grand, et à le suivre, en se déclarant responsable de son choix, c’est-à-dire en se passant des appro­bations et des désapprobations, en imaginant les conséquences possibles de ses actes, et en trouvant en lui-même le courage de les affronter sans se rejeter, repentant et soumis, dans des absolutions. En suivant cette ligne morale, la seule qui ne sté­rilise pas le désir dans la peur (ou dans l’indiffé­rence, qui sous son aspect neutre est un violent égoïsme, ainsi que nous le verrons dans la Comédie Morale) le moi dont nous parlons a conservé son désir intact, ou s’il l’avait perdu il le retrouve.

À la recherche d’une activité gratuite

Ce désir peut prendre toutes les formes. Dé­barrassons-le d’abord de toute fausse notion de bien et de mal : est bon tout désir authentique, et qui ne s’oppose pas au développement chez les autres de désirs authentiques ; est mauvais tout désir suscité par un équilibre qui n’est pas l’équi­libre unique que l’individu construit sur son es­sence, car ce désir, quelle que soit son apparence morale, exprime toujours une forme d’exploita­tion. Mais le moi impatient d’agir, ne trouve jus­qu’ici dans la société que des exploités et des exploiteurs. Il est incapable lui-même, malgré la bonne volonté qu’il y peut mettre, de discerner l’exploitation là où elle se trouve. Il affirme « je suis moi », et il ne sait pas que cette affirmation est la source première de toutes les exploitations de l’homme par l’homme. Et parce qu’aucune so­ciété n’existe encore qui puisse fournir à l’homme, dans le but d’exercer et de détruire son moi, une activité libre, gratuite, purifiée de toute exploita­tion (dans un sens ou dans l’autre) le moi que meut irrésistiblement son désir de vérité, se trouve pris dans un chaos inextricable de forces obscures, d’agitations, de remous, dont il ne pourra peut-être jamais plus émerger.

L’ascension et l’écroulement mythiques

Le moi sera avide de sensations, puisque ne se sachant pas complet, il cherchera à vibrer autant qu’il le pourra entre ses deux pôles, dans le but illusoire de s’agrandir. Ses sensations de plaisir ou de douleur, de puissance ou de faiblesse, de mou­vement ou de stagnation, d’ivresse ou de lucidité, d’équilibre dans l’aventure ou de déséquilibre dans la sécurité, d’amour ou de haine, de doute ou de certitude, de richesse ou de pauvreté, d’exaltation ou de dépression, d’extase ou de désespoir, en somme ses sensations violentes, (de plus en plus violentes) faites de contrastes, d’antinomies, d’os­cillations à chaque instant plus amples et rapides à la fois, ne pourront pas satisfaire son désir. Pous­sé par sa propre force intérieure, qui émane de son essence double, aux termes contradictoires, le moi est semblable à un démiurge frappé de folie, en équilibre sur deux montagnes, un pied sur l’une et un pied sur l’autre, qui les fait surgir de plus en plus hautes, chaque poussée de l’une provo­quant une poussée de l’autre, jusqu’à ce que leurs sommets s’écartent de plus en plus dans des hau­teurs absurdes, inutiles, devenues impossibles, jusqu’à la stupeur de l’écroulement dans un abîme entièrement fabriqué.

Et pourtant, gare aux satisfaits, aux timorés qui n’osent pas affronter cette ascension et cette chute mythiques. Pour être irréelles, elles n’en sont pas moins authentiquement vécues par le moi, et n’en comportent pas moins le sacrifice de leur vie, de leur vraie vie physique, en chair et en os. Si mythiquement tout cela n’est qu’un jeu, cependant pour le moi qui accepte de jouer, ce jeu est son Grand Jeu, son jeu total, intégral, d’où il ne peut rien retirer, rien qui sous une forme ou l’autre puisse lui ménager une retraite, un refuge, une évasion. Selon sa nature, il ira jusqu’au bout de son plaisir, de son enthousiasme ou de son am­bition. Le moi, poussé par sa force intérieure, vou­dra éprouver sa réalité, quitte à la voir se dé­truire, et de ce fait il devra à chaque instant éviter les pièges que tendra contre lui-même son désir de se recomposer un équilibre statique où il se sentirait protégé. La plupart des fois, le piège s’ap­pelle « un idéal ». L’idéal n’est qu’une projection du passé dans une image qu’on appelle « avenir », destinée à fuir le présent, destinée à sauver le moi en lui permettant de se survivre.

L’appel dynamique

Tel un torrent, qui pour se tracer un lit se précipite partout où il peut, quitte à subir tous les détours que lui imposent les innombrables voies barrées où l’attraction l’avait projeté, le moi dé­cidé à trouver l’absolue permanence de l’univers, se précipitera dans chaque voie qui s’ouvrira à lui, et en sortira aussitôt qu’il verra que cette voie n’aboutit qu’à une stagnation en dehors du grand courant où l’auto-destruction l’appelle. Cette sta­gnation est toujours un refuge construit par la peur. Le moi rejette la peur, et poursuit ses aven­tures. Il est parjure, déloyal, traître, il se renie mille fois, car aucune adhésion donnée dans le passé, aucun serment ne peuvent le lier, lui qui brûle à chaque instant tout ce qu’il était. S’il trahit le passé, c’est à cause de sa terrible et lucide loyau­té en face du présent, en face de sa mort.

Tout comme l’idéal qui projette le passé dans l’avenir, la fidélité est un piège, qui projette l’ave­nir dans le passé. Dans un sens comme dans l’au­tre, le moi se défend comme il peut, il joue sa Comédie Morale, il revêt sa peur de mots sublimes, de gestes admirables, d’hypocrisie.

S’il parvient à se vaincre, le voici déjà en lutte avec son milieu ; il ne tarde pas à être seul. Les pires vicissitudes peuvent le guetter, la douleur des siens, l’abandon, la misère, la folie. La vérité, cer­tes, apporte le glaive de la paix. La paix terri­blement dynamique, la paix vivante, changeante, de l’univers en perpétuel renouveau, la paix de l’absolu mouvement, ne s’obtient qu’en brisant successivement avec rigueur et lucidité, tous les équilibres, tous les apaisements, toutes les harmo­nies, tous les refuges. Certes, celui qui poursuit la vérité, devient de plus en plus humain. Il ne blesse donc pas inutilement, il ne brise pas avec brutalité, il n’est pas cruel. Cependant, il est d’autant plus irrésistible qu’il est plus doux, d’autant plus inexo­rable que sa conduite n’est pas dictée par des réactions, mais par une action immédiate et créa­trice.

Une dernière tentation : la faillite sublime

Les voies sont innombrables, puisque chacun a la sienne. Cependant on peut dire d’une façon générale que le plus grand écueil à éviter, celui où se laissent prendre la plupart de ceux qui pour être arrivés jusqu’à lui auraient pu le surmonter, est celui qui consiste à se faire hypnotiser par son propre éclat. Le moi, avons-nous dit, est un ama­teur de sensations. Celui dont les pôles sont de­venus gigantesques ne tarde pas à être sollicité par son propre spectacle, devenu étonnant. Le voici déjà entouré de milliers de badauds, qui étant ti­morés, s’excitent par procuration. Lui, il est devenu un génie, un héros, il brille d’un éclat extraordi­naire, et la foule est heureuse. Tous les moi qui tournent dans les cirques de leur stagnation s’as­socient, du fond de leurs puits, à son aventure. S’il s’y laisse prendre, voici son moi mourant qui sou­dain ressuscite, qui exploite l’éternité pour se fa­briquer un cirque à sa façon, fulgurant et gigan­tesque, où à des hauteurs célestes vertigineuses, se donne le spectacle grandiose de son échec. Ce spectacle est celui que, par dessus tout, ont appelé de toute leur âme les sous-hommes mythiques à travers les siècles. Le héros de ce spectacle doit être à la fois génie, mystique, et faire faillite. Or ce cas illustre d’une façon si excellente notre Comédie Psychologique, que, faute de pou­voir développer cette inépuisable Comédie, nous nous ferons porter, par cet exemple, à nos conclu­sions.

En effet, à travers toutes les civilisations que les moi ont construites, les individus les plus représentatifs de la contradiction intime que sont ces moi ne se trouvent ni parmi les grands conquérants – ces moi éléphantiques n’ont jamais douté de leur réalité, et ils n’ont été que les produits d’un univers mythique (un Alexandre ou un Napoléon ne pour­raient pas exister sans armées, sur une planète oùaucun pays ne serait à conquérir) ; – ni parmi les sociologues, les savants, les philosophes, qui ont agi sur le monde dans la mesure où ils étaient assurés de leur propre réalité ; ni parmi les artistes, qui dans la mesure où ils ont douté d’eux-mêmes ont eu foi en leurs œuvres, et ont recons­titué par leurs œuvres le cercle magique du mythe, qu’ils avaient en partie vaincu. Mais les moi les plus représentatifs de leur drame psychologique, sont plutôt ceux qui se firent dévorer par une autre réalité que la leur, et qui, sur le point d’y mourir, ne purent que jouer le Mythe, du fait que l’horloge du sous-conscient collectif n’avait pas en­core sonné l’heure de la délivrance. Ainsi Jésus et son choc en retour Nietzsche, dans cette énorme Comédie millénaire, ont joué le début et la fin d’un même acte, la naissance et l’agonie d’une civi­lisation ; ils ont été les acteurs d’un même drame psychologique, qui s’est noué et puis dénoué d’abord dans un sens, puis dans l’autre; ils sont morts tous deux au seuil du Réel, et avec d’autant plus d’éclat qu’ils étaient plus prés de le franchir.

Afin de mieux comprendre ce drame psycholo­gique, nous imaginerons un moi tellement dyna­mique, tellement amoureux de la permanence éternelle, que toute la seconde étape de sa vie (cellequi commence lorsqu’il est tout à fait formé) con­sistera uniquement à se faire détruire par la Réa­lité. Ce cas, étant extrême par son dépouillement, contiendra toutes les variétés de libérations, ou les suggérera. Nous y verrons la lutte entre deux réalités, celle du moi et celle du Présent, puis, par delà les faillites, d’autant plus sublimes qu’elles se produisent plus près du but, nous verrons enfin l’ultime réalisation, celle où le moi a cédé sa place, a éclaté sous la pression irrésistible de l’éternité.

[1] « Le moi, à qui je rapportais tout autrefois, doit être anéanti pour jamais » (Fénelon). « La piété chrétienne anéantit le moi humain » (Pascal citant Cousin)… etc…, etc… ce qui est très exactement l’opposé de la dialectique du moi !

[2] EXPÉRIENCES PARALLÈLES. – Je tiens à citer dès aujourd’hui, en marge de ce livre, les phrases suivantes d’un manuscrit de Joë Bousquet qui témoignent, me semble-t-il, d’une expérience poétique parfaitement pa­rallèle à notre développement idéologique :
« Il me semblait que mon regard m’ouvrait les portes d’une vie étrangère à toute surprise. Toute apparition d’une créature ou d’un objet nouveau prévenait, un de mes souhaits, me l’inspirait tout accompli, me semblait-il…
… En faisant le jeu des événements j’étais devenu la chair de ma volonté qui s’accomplissait en eux…
Dans tous les endroits du monde, il y avait mon regard qui m’attendait, nu comme un Dieu. On aurait dit que ma vie brûlait en lui de m’appartenir. Ah ! le chemin que je quittais savait mieux que moi le chemin que j’allais prendre. »
Et encore ceci (extrait de « La parole est d’argent » – Choc II) : « J’ai cherché toute ma vie le miroir qui ne me renverrait aucune image… ». C. S.