Carlo Suarès
La défaite sur le seuil : Jésus et Nietzsche

Cette auto-défense d’un moi vitalisé par sa propre fissure, donc qui aspire à la retrouver, et qui dans chacun de ses actes ne fait au contraire que la replâtrer, est très exacte­ment le nœud du drame de tous ceux qui con­nurent l’extase du présent (qui la désignent sous le nom d’état de grâce, ou sous tout autre nom my­thique) et qui ne peuvent jamais plus la retrouver, du fait qu’ils la veulent retrouver ; qui dès lors se précipitent dans des pratiques à rebours qui sont censés amener leur opposé ; mais qui par toutes ces disciplines s’efforcent quand même de répondre au désir qu’à le moi de se nourrir, de se vitaliser aux dépens de la Réalité ; et qui finissent de ce fait par satisfaire le moi d’autant plus complè­tement qu’il aura mieux construit un monde illu­soire où l’éternité ne pourra jamais plus pénétrer.

Comme nous l’avions signalé dans le premier extrait de La comédie psychologique, les chercheurs de la première moitié du 20e siècle étaient impressionnés par la pensée marxiste et la révolution russe… Le désenchantement n’a pas tardé… Suarès était un de ses chercheurs. Pourtant, son analyse et description du processus du moi demeurent assez adéquats. Dans ce dernier chapitre de son livre, Jésus et Nietzsche sont pris comme exemple de deux tendances dans le processus du moi… Suarès semble avoir changé son avis, au moins sur Jésus, dans ses écrits ultérieurs  (voir par exemple son livre Mémoire sur le retour du rabbi qu’on appelle Jésus 1975). Mais la description des deux tendances du moi restent tout à fait valable….

3e Millénaire

(Extrait de La comédie Psychologique. Édition Corti 1932)

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Contradiction : le moi est vitalisé par sa propre fissure

Le moi qu’a vaincu l’éternité, devra lutter à chaque instant contre l’automatisme qui cristallise le passé – comme un dépôt calcaire – autour de la vivante fissure de l’instant présent. Il a déjà brisé à maintes reprises tout son passé. On se sou­vient que dès sa formation, le moi s’est constaté avec une surprise angoissée, il s’est vu, et cette vision n’a été que l’expression d’un doute. Jean-Paul, autour de cette révélation, construisit son génie, poursuivit ses rêves, et transforma sa vie, la recréa dans une réalité mi-éveillée mi-endormie, où son moi utilisa le sentiment qu’il avait d’être irréel, pour se construire une nouvelle réalité. Il eût pu, dans ce nouveau rêve, se définir en affir­mant « je suis réel parce que je me sens irréel », et cette affirmation mythique eût représenté avec exactitude l’auto-défense du moi, de ce moi tou­jours diligent à utiliser la Réalité pour ses fins mythiques. De même Descartes avait pu tirer de son doute, du fait même de ce doute, la certitude de son existence en tant qu’être, la certitude de son « je suis ». De même tous les mystiques, autour de cette certitude absolue qu’a leur moi d’avoir éprouvé le contact de la Réalité, se construisent leur demeure illusoire. Cette auto-défense d’un moi vitalisé par sa propre fissure, donc qui aspire à la retrouver, et qui dans chacun de ses actes ne fait au contraire que la replâtrer, est très exacte­ment le nœud du drame de tous ceux qui con­nurent l’extase du présent (qui la désignent sous le nom d’état de grâce, ou sous tout autre nom my­thique) et qui ne peuvent jamais plus la retrouver, du fait qu’ils la veulent retrouver; qui dès lors se précipitent dans des pratiques à rebours qui sont censés amener leur opposé ; mais qui par toutes ces disciplines s’efforcent quand même de répondre au désir qu’à le moi de se nourrir, de se vitaliser aux dépens de la Réalité ; et qui finissent de ce fait par satisfaire le moi d’autant plus complè­tement qu’il aura mieux construit un monde illu­soire où l’éternité ne pourra jamais plus pénétrer.

La vraie action positive

Le moi que nous envisageons a surmonté ces premiers obstacles, car il a su mettre son intelli­gence au service de son amour pour la Réalité Au lieu de rechercher sa sensation et son extase, il a travaillé chirurgicalement, avec flegme et pré­cision, à s’amputer de tout ce que ce désir égo­centrique tendait à accumuler sur son bien le plus précieux, sur son ennemi, l’éternité. La brèche dans son édifice personnel l’a secoué dans son équilibre provisoire, et il n’a pas voulu replâtrer sa fissure. S’il s’est cabré en tant qu’entité, s’il a réagi, s’il a eu peur, s’il a malgré lui, à cause de cette peur réflexe, tenté de réparer son édifice avec des maté­riaux appartenant au passé ou à l’avenir (certitu­des ou espérances) ; il travaille à déblayer ce qu’il vient de reconstruire. C’est ce déblayage qui cons­titue la vraie action positive qu’il exerce sur lui-même, action qui, par l’entière humanité sous-conscience est considérée négative, parce que ces matériaux qu’il déblaye, visibles et tangibles, ont des noms et des formes, tandis que l’éternité n’en a pas. Mais ce moi sait que sa rupture d’équilibre fut la vérité même, il sait que cette vérité a déjà été le commencement de la Connaissance en acte. Il abandonne alors toutes les ombres du sous-conscient (du passé) qui s’étaient levées pour offus­quer le point au contact duquel la conscience avait jailli, et n’aspire plus qu’à la Connaissance, c’est-à-dire à un état de présence permanente, qui, étant la consommation complète du passé, est lui-même son propre passé, et est stable du fait qu’il ne s’appuie sur rien.

Cette conscience, semblable à un fulgurant éclair, qui a traversé le moi, ne peut pas être con­sidérée par le moi comme lui appartenant, et c’est bien là la difficulté. Nous avons assez montré com­bien elle est en effet l’antithèse du moi. L’homme, à partir du moment où il ne lutte plus contre l’éternité, et jusqu’au moment où l’éternité aura volatilisé son moi, se trouve obligé de vivre entre deux réalités. Il n’appartient plus à l’une et pas encore à l’autre, il n’est plus du monde des moi, et pas encore du monde de la vérité. Parce qu’il refuse à son moi de se reconstruire un passé sur ses propres ruines, il se trouve dans un état indes­criptible, où ce qui est réel ne l’est plus, et où ce qui ne l’est pas encore, agit comme un virus impla­cable et délicieux. Dans cette période, il doit ap­prendre à transférer son subjectif, son je. Il doit déménager, quitter la maison du moi, à laquelle il s’était identifié pendant tout le temps qu’il avait affirmé cette chose absurde « je suis moi », et se transférer là où il n’y a plus ni lieu ni temps, ni passé, ni avenir, ni sujet ni objet. Il doit en somme quitter le « je suis moi », pour le « je suis la vie », tout en sachant fort bien que cette nouvelle as­sertion n’est encore que mythique, car en vérité toute forme de « je suis » quelle qu’elle soit, devra disparaître.

Le nouvel univers

Ce transfert du subjectif, ce passage d’un uni­vers palpable, solide, statique, bien situé dans le temps et l’espace, à un univers qui n’est encore qu’un vertige, est une aventure à laquelle se re­fusent à peu près tous ceux qui la rencontrent; et toutes les religions, y compris celles de l’art, de l’amour, et de tout autre idéal, savent bien justifier une telle faillite, en la considérant comme la voie ultime, celle de la grande réconciliation. Que la grande réconciliation doive se produire, certes c’est bien là notre affirmation, mais elle ne pourra se produire que de l’autre côté, là où rien du Mythe n’existe plus, sous aucune forme, là où a complètement disparu, sans laisser de traces, l’uni­vers sous-conscient, celui des Mythes, de Dieu sous toutes ses formes, de la spiritualité, de l’Unité, de l’Idée, du Soi universel, des Attributs, des hiérar­chies spirituelles, des traditions, des enseignements occultes, et de tout ce à quoi l’on voudra penser où s’accrocherait encore une parcelle de conscience de soi, sous quelque forme que ce soit, même exaltée jusqu’à imaginer qu’elle puisse englober et dépasser l’univers.

L’homme qui veut parvenir à la vérité doit abandonner toutes ces voies, et ne pas se laisser prendre à leurs pièges admirables. S’il y pénètre avec sincérité, et sans aucune pitié pour son « je suis moi », il ne tarde pas à s’apercevoir que leurs paysages sublimes ne sont que des mirages déce­vants. Il abandonne alors à chaque pas toutes les « réalités » que lui offrent ces voies, car elles ne sont faites que de son sous-conscient. Il s’obstine à quitter sa demeure, à « déménager », tout en sachant fort bien d’ailleurs que son aventure pour­rait le conduire dans un asile d’aliénés, si au cours de son « déménagement » une contraction trop vio­lente de son moi, qui aurait peur de se perdre, de ne plus se sentir vivre, brisait son élasticité. Dans ce cas, l’entité, au lieu de se défaire se cas­serait en fragments dans lesquels demeureraient des morceaux du moi qui se serait tué pour ne pas mourir. Mais si, par un effort d’autant plus inexorable qu’il refuse tout éclat, l’homme par­vient à se concentrer, sans vaciller, sur le seul point essentiel, sur la permanence dynamique qui em­portera la permanence statique du moi, alors, dans chaque saut dans le vide qu’il devra faire pour se libérer des associations dont il est fait, le moi s’appuiera sur la nouvelle permanence qu’il pres­sent, et de ce fait, il fera renaître l’étincelle qui provoquera l’explosion. Le contact alors revient, de plus en plus fréquent, de plus en plus précis. L’homme revoit son moi, vacille encore, constate et doute, puis revoit le monde comme s’il ne l’avait jamais vu encore, constate et s’étonne, et vacille encore, mille fois encore, comme à l’époque déjà lointaine, où à sa naissance, le moi s’était étonné d’être là. La catastrophe ne peut se produire que si, en sautant, on se raccroche tout d’un coup au monde que l’on quitte. Tout l’effort qu’on déploie doit se concentrer en un non-effort. Et cette non-réaction formidable, en laquelle vient s’offrir à l’éternité cette réaction individuelle qu’est le sub­jectif, est la synthèse définitive, le point de départ qu’à travers toute l’évolution, avait cherché le dé­veloppement des espèces.

L’état lyrique

Quelle que soit la façon dont l’homme réagit après chaque contact avec l’instant présent, il se sent à chaque fois transformé. Sa réalité habituelle, fortement secouée, voit surgir à travers l’autre réalité, qui vient la baigner, un nouvel état, que nous pouvons définir l’état lyrique, où l’homme trouve une inspiration qui le féconde, et qui le porte aussitôt à chanter sa joie, sa félicité, l’extase de ce qu’il appelle son « union » avec la Vie, le Bien-Aimé, la Nature, etc… Dans cet état François d’Assise chante son hymne à notre frère le soleil, Proust découvre que tous les éléments dont a été faite sa vie, viennent de se faire recréer, et que dans un instant vécu au delà du Temps, ces innom­brables signes intérieurs, jusqu’à ce jour illisibles, ont acquis soudain la transparence d’une langue connue [1]. Nous n’accumulerons pas les exemples de cette découverte lyrique : c’est l’histoire entière de l’inspiration créatrice à travers les siècles qu’il nous faudrait indiquer, en recherchant à travers les descriptions, parfois bien étranges, que cons­ciemment ou inconsciemment, ont donné de cet état ceux qui l’ont éprouvé des groupes de signes, de symboles enfin, qui d’une façon très précise ramènent tous ces phénomènes à l’explication fon­damentale que nous leur donnons ici [2].

Le génie

Emporté dans un torrent d’inspiration, celui, qui, jusqu’à ce jour-là, n’avait pu qu’accumuler les matériaux de son inonde sous-conscient, sans les éclairer à la lumière du présent, peut soudain les brûler, les détruire, en conférant à tous ces élé­ments dont est fait le passé leurs significations symboliques, (qui en les projetant pour ainsi dire en dehors du rêve, comme à cheval sur des rayons de lumière, leur permettent de se retrouver entre eux et de se combiner librement en des paysages inépuisables et sans cesse renouvelés). Cet homme devient un génie, et voilà bien cependant le plus grand danger que rencontre ici sa libération. Car dévoré de joie créatrice, comme un magicien dont chaque coup de baguette fait surgir un univers dans lequel il peut entrer tout entier, car il le sait inépuisable, il se laisse ensorceler par la beauté qu’il crée, et par l’œuvre dans laquelle son moi, d’autant plus triomphant qu’il a plus profondé­ment été secoué, se referme, et recompose son équi­libre. Si le moi prétend se sacrifier pour son œuvre, s’il croit l’enfanter, il ne fait cependant que trans­former pour le plus grand bénéfice de son équi­libre statique, basé sur un monde fait d’objets, le non-état (pour lui surconscient, où il s’était senti mourir), en une succession d’états de sous-cons­cience parfaitement temporels. En d’autres termes, l’état antinomique du moi s’est reformé autour d’un instant présent, dans lequel, pendant une non-durée plus rapide que l’éclair, l’état antinomique s’était trouvé résolu.

Une auto-défense : l’œuvre

Dans cet état amphibie, où la permanence sta­tique se coagule autour d’un noyau dynamique per­manent qui l’illumine, le moi peut fort bien s’ins­taller et décider de ne plus bouger. Il a une vie double. Sa vie quotidienne est celle qu’il a toujours menée, où les état de la sous-conscience sont reliés entre eux par leur fil conducteur qui se compose de tous les résidus non assimilés du passé. Quant à sa vie de créateur, elle est centrée autour d’une synthèse permanente et dynamique, encore que partielle, qui échappe au temps, du fait qu’elle est une synthèse. Dans cette deuxième vie, elle-même double, se trouve d’une part l’inspiration lyrique et prophétique qui tend à emporter les facultés de l’homme dans un éclatement, où l’homme pro­jeté hors de lui, serait littéralement privé de centre ; et d’autre part se trouve la volonté vampirique qu’a le moi d’intervenir dans cette dissociation de lui-même, de la refouler dans l’espace et le temps. Il préserve son existence au moyen de sa raison et de son amour, qu’il transfert en toute hâte sur son œuvre. L’œuvre est le prétexte qui satisfait le désir qu’il a de se sentir vivre. N’est-elle pas une preuve de l’authenticité de son contact avec l’éter­nité ? Par elle il se perçoit de nouveau, il rede­vient sous-conscient, il circonscrit, il dévore, il dé­bite en petits morceaux un hachis d’éternité, tout en s’imaginant se sacrifier pour le monde, et lui donner en pâture sa chair et son sang.

La réalisation

L’homme qui cherche la vérité, doit être cruellement lucide envers son moi, et le démasquer dans cette Comédie. Il y arrive rarement, car s’il a pu briser les innombrables cadres où tentaient de l’enfermer sa classe, son milieu, sa race, sa religion, il lui est difficile de considérer sa propre grandeur comme une limitation. Mais si, ayant déjà tant de fois vacillé sous le choc de l’instant présent, il se soumet à son extase ; si à travers les fissures béantes de son moi, il répond à l’appel vertigineux des espaces qui n’ont pas de demeures ; alors, sans se soucier de ce qui pourrait bien lui arriver dans cette aventure, il renonce à faire une œuvre, à replâtrer le passé autour du sentiment qu’il a de lui-même, et il abandonne tout ce à quoi il peut penser, qui donnait encore à son moi un sentiment de réalité. Il provoque encore et encore l’instant ineffable, jusqu’à en être ivre, jusqu’à en être stu­péfait, jusqu’à ne plus se sentir, jusqu’à être com­plètement « hors de lui », inconscient et lucide, absent totalement, et totalement présent, dans un état de tension si extrême, qu’ayant dépassé son point de rupture, il n’est plus qu’un équilibre.

Jusqu’ici, les exemples de réalisations humai­nes à travers l’histoire, sont demeurés dans le domaine du Mythe, c’est-à-dire du sous-conscient. Les rares hommes qui sont parvenus à cet état, qui est selon nous le seul état qui soit vraiment hu­main, ont été considérés comme des phénomènes si extraordinaires, qu’on les a identifiés au Mythe de la race humaine tout entière. Cette identification est facile à comprendre. Elle est même parfaitement exacte. L’homme qui s’achève complètement dans le Présent, a totalement accompli son passé, donc aussi le passé de la race entière. N’ayant plus de futur, il est le but de tous les hommes.

Il est urgent de débarrasser cette réalisation, qui doit être ramenée à la simplicité d’un phénomène naturel, de tous les fatras mythiques dont on l’a entourée jusqu’ici. Jusqu’ici, plus la réussite a été complète, plus elle est demeurée incompréhensible. Non seulement le sous-conscient s’en est protégé par une attitude religieuse, mais d’une façon générale, on peut dire que les expressions individuelles touchent la sous-humanité par les points où l’absolu leur fait défaut, par leurs dé­faillances, par tout ce qu’elles peuvent donner aux moi pour les nourrir, en somme par les mouve­ments qu’elles suscitent en eux. C’est dans ces défaillances que les hommes cherchent l’éternité. Et voilà bien le dernier écueil que rencontre l’homme qui cherche la vérité : la tentation de la faillite sur le seuil.

La nuit de la passion

Le lamma sabakhtani [3], abîme du suprême désespoir d’un homme qui ne retrouve plus, sur la croix, l’éternité dont pourtant il meurt, comme il est mieux fait pour émouvoir, que la mort d’un Bouddha, très vulgairement empoisonné par des champignons ! Ce cri d’angoisse émanant d’un moi abandonné à lui-même, d’un moi refermé sur sa propre entité, d’un moi qui se croit de nouveau réel après s’être si longtemps senti irréel au sein de l’instant présent, voici qu’il referme sa trajec­toire en la ramenant au point d’où elle était partie, au point central où vivent, espèrent, souffrent et meurent tous les sous-hommes : la nuit de leur entité séparée. Et que ce moi sous-humain rede­vienne si familier à l’instant même où il remplit avec le plus d’éclat son rôle dramatiquement sur­naturel, en voilà assez pour que pendant des siè­cles, des millions de moi se sentent à la fois ap­pelés vers une gloire splendide, et se justifient de n’y être point encore parvenus.

Les grandes vedettes de la passion

Qu’un homme parvienne au suprême aboutis­sement humain, et que cet aboutissement soit un phénomène aussi simple et naturel que l’épanouis­sement d’une fleur, qu’un champ de blés mûrs, voilà qui ne peut guère satisfaire le besoin de dra­matisation des moi qui n’accepteraient de mourir qu’à la condition de devenir de grandes vedettes. Et afin que chacun puisse, par anticipation se dé­clarer satisfait, on accepte l’idée qu’un jour tout le monde sera promu vedette. L’Imitation de Jésus?Christ est le moyen le plus rapide d’être starred, comme à Hollywood l’imitation de Greta Garbo ou d’Adolphe Menjou, à condition toutefois que l’on soit très personnel. « Imiter mais en étant per­sonnels » : le Christ et la Paramount deviennent des prétextes pour jouer des rôles de Comédie, où naissent l’un de l’autre, le sentiment que l’on a d’être un moi (ce qu’on appelle la personnalité) et un conformisme parfait. Avant d’être starred, il faut être humble, car on est sur les rangs, puis, une fois que l’on est star, on est humble aussi, pour bien montrer que l’on n’est pas snob, et aussi, parce qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver : le directeur de l’entreprise, Jésus ou le banquier, est quand même hiérarchiquement au-dessus de vous, et peut vous congédier. Il a en mains le pouvoir suprême, Dieu ou l’argent, qui psychologiquement sont strictement identiques.

Ainsi le moi se magnifie, tout en satisfaisant ses instincts de pleutre. À l’intérieur de sa dualité antinomique, il passe d’un pôle à l’autre, et chaque amplification d’un des pôles amène une amplification correspondante, égale et opposée, de l’autre pôle. Chaque fois qu’un individu, d’une façon quelconque, est humble, c’est qu’il est orgueilleux en quantité strictement égale. Il lui est impossible de s’appuyer sur une compensation parfaite du pôle opposé ; il vibre donc indéfiniment, et le seul et unique but de cette vibration est d’amplifier le sens de son moi. Et il est évident que la position la plus astucieuse que le moi ait inventée, pour s’assurer indéfiniment la douceur de se percevoir et celle de se prolonger, est la position hiérarchi­que. Dans une échelle indéfiniment longue, qui ne finit jamais, chaque échelon reçoit sans fin et trans­met sans fin… quoi ? la vérité ? non, ce qui s’oppose à elle : le sentiment qu’a le moi d’être une entité, et son désir qu’il a de durer.

Ces échelles, naturellement n’aboutissent nulle part. Ces échelles sont tout bonnement des colliers, des colliers fermés. Chaque moi est traversé de part en part par le fil qui relie tous les moi du monde : le temps. La hiérarchie s’appuie triom­phalement sur l’illusion du devenir, et depuis les millénaires que dure le règne de Saturne, elle a si proprement organisé son assassinat de l’humain, que les hommes en masse se sont précipités, comme suprême bonheur, vers leur stérilisation.

Jésus et Nietzsche. Christ et Anti-Christ. Deux défaites

Lorsque des hommes comme Nietzsche ont rompu le fil du temps, et du devenir hiérarchique, qui les reliait à tous les lâches de la création, il leur est arrivé de perdre pied. Mais si leur aventure a mal fini, ce n’est point parce qu’ils sont allés trop loin, c’est parce qu’ils ne sont pas allés assez loin, et qu’au dernier moment ils se sont encore rac­crochés sur les bords de l’abîme, au fil du Temps qu’ils avaient eux-mêmes brisé. L’échec au seuil de la victoire en a fait immédiatement des com­plices de la hiérarchie mythique.

Il est assez actuel aujourd’hui de parler de Nietzsche. Nous sommes dans une telle période de guerres et de révolutions que le véritable problème de l’homme semble vouloir enfin forcer les esprits à le résoudre. Nietzsche, qui est parvenu jusqu’au bout d’une voie sans issue, est considéré aujour­d’hui par beaucoup de personnes comme celui qui a brisé l’envoûtement de l’ignorance humaine, comme le seul homme qui ait percé la nuit des âmes, et qui leur ait montré leur avenir. Pour cer­taines personnes, Nietzsche est le premier spécimen d’une race à venir, il est en avance d’une ère en­tière vers laquelle tend l’humanité, il est le premier star d’une faune de vedettes surhumaines. Le mal­entendu est assez grave pour que nous l’indiquions ici.

Nous sommes, depuis le milieu du siècle der­nier, à un tournant définitif de l’histoire humaine, tournant rapide, violent dont nous avons dit qu’il marque la fin du règne du moi. Nous répétons, afin de bien situer le problème, que nous appelons ère préhistorique, celle où la race humaine avait établi ses valeurs sur le fait que les je ne se connaissaient pas encore en tant qu’entités séparées. Puis vint l’ère de l’individualisation totale des je, qui imposèrent leur ordre hiérarchique et leur mythe de l’Unité. À partir du milieu du siècle dernier, grâce à l’ère machiniste, nous sommes entrés dans une troisième ère, celle où l’humanité doit dépas­ser le stade de l’individualisation.

Cet avènement doit détruire toutes les valeurs du Mythe, car elles sont toutes basées sur la cer­titude qu’ont les je d’être des moi, en d’autres ter­mes, sur le rêve que fait la dualité, en affirmant son existence en tant qu’entité. Ces valeurs ont été, à différents intervalles, secouées par de fugitifs mo­ments de lucidité, qui à travers le rêve ont fait frémir les moi dans leurs fondements. Ces moments de conscience ont montré aux moi leur absurdité, et ont, de ce fait, tendu à établir un royaume qui n’est pas du monde de la conscience individuelle ; mais en vain, car les moi, chaque fois, se sont tout de suite emparés de la vérité, en la renver­sant totalement pour leur usage personnel.

À la fin de la longue histoire de ce rêve, Nietzsche n’appartient pas du tout à la nouvelle ère, il n’est pas un phare qui illumine l’avenir, un homme en avance d’un cycle entier, égaré parmi des hommes enchaînés. Marx oui, Nietzsche non. Nietzsche, par la terrible acuité de sa conscience égotique, par la violence lucide avec laquelle il s’est précipité contre l’impossible, en se faisant briser plutôt que de s’accomplir, peut symboliser, à la mort d’une ère, représenter, jouer en rac­courci, toute son histoire passée. Mais il n’a pas fait un seul pas dans le présent. Sa liberté est une liberté dans le rêve, c’est-à-dire une faillite, son aboutissement est une amplification du Temps, son extase est l’enfantement d’une éternité morte-née.

On peut définir Nietzsche en disant qu’il avait accepté que l’éternité le détruise en tant qu’ego, mais à la condition de se voir mourir. Son moi désirait mourir, mais il désirait assister à sa mort. Voilà tout son drame. Son corps malade s’était sans doute emparé de la conscience de soi, et re­fusait d’en rendre possible l’intégration. Nietzsche fut l’homme le moins libre que nous puissions imaginer : tout en ne parvenant pas à se libérer, il n’était pas libre de renoncer à sa libération. Son je, arc-bouté à son corps hypersensible, avait tout compris, tout abandonné, était parvenu à l’extrême limite de la conscience sous-humaine, là où l’anti­nomie doit voler en éclats au contact du tout; et l’antinomie était toujours là. Le monde s’était vidé, et s’était repeuplé, l’abîme s’était fait insondable, le néant s’était fait transparent et dur pour inviter l’homme à marcher sur rien, et debout sur le Vide, Nietzsche s’est effondré car il était encore conscient de soi. Il n’avait pas pu se délivrer de la conscience qu’il avait d’être, c’est-à-dire qu’il n’avait pas pu s’arracher à l’illusion de son entité, même après qu’il eut jeté cette entité dans le néant. Debout sur l’abîme, il brûla comme une torche en poussant des hurlements. Ses cris terribles et son incendie furent considérés comme un succès, alors qu’ils marquèrent son échec.

Les hommes aiment beaucoup les faillites. La folie du Surhomme, transformé en une torche qui danse sur l’abîme, est une assez bonne réplique du Dieu abandonné sur une croix, debout dans un ciel d’orage. Le mythe Nietzsche a une tendance à naître pour remplacer l’autre, qui s’est un peu épuisé. Nietzsche est starred dans le Hollywood de la Passion sous-humaine, et c’est juste, il se conforme aux exigences du spectacle, tout en le rénovant. Il rappelle la grande vedette qu’il veut supplanter, mais avec originalité puisqu’il s’oppose à lui. Le spectateur est ravi, parce qu’on lui dit qu’il sera, ou qu’il pourra être, ou qu’il pourrait être, ou qu’il aurait pu être, Surhomme (il est bon de donner de nouveaux noms à des choses con­nues) ; mais comme l’essentiel, pour chacun, est de ne pas déranger son équilibre stagnant, il est indispensable que le cas du Surhomme soit rendu terrible, terrifiant, complètement anormal, car cela justifie tout le monde de renoncer tout de suite à devenir surhumain.

De même, et bien que Jésus ait dit soyez par­fait, au présent, et non devenez parfait, au futur, ce qui eût été sa propre négation, il convient à tous les Chrétiens de rendre cette perfection com­plètement anormale, bien mieux, impossible. Il leur convient d’en faire l’unique incarnation di­vine, ce qui les stérilise en paix.

Nietzsche a symbolisé la faillite d’un monde centré sur l’individu. Lorsque le moi a connu le contact de l’éternité, il peut fort bien l’utiliser pour devenir un génie. La conquête du génie est rela­tivement facile. On peut rencontrer le génie en cours de route, et s’arrêter à son temple : il suffit alors d’asservir le présent éternel, au passé mort ; il suffit de ramasser les débris inassimilés de l’uni­vers personnel où l’on avait vécu jusque là, et de les rendre phosphorescents dans le but de recons­truire un univers rénové.

La route que l’on doit suivre lorsqu’on désire rétablir la vérité dans sa plénitude, passe aisément par cette bifurcation du génie. La plus cruelle de toutes les illusions religieuses est de croire que la vie éternelle est en-deçà de cette bifurcation, et que si l’on ne parvient pas à elle, elle s’offre tout bonnement lorsqu’on est mort. Cependant à la bifurcation on peut choisir : on peut s’appuyer sur tous les résidus sous-conscients, donc inexplorés, du moi, sur la fausse certitude qu’a ce moi de participer à l’être, sur le fait en somme que l’an­tinomie, qu’est le moi, n’a pas encore poussé à l’extrême la conscience de soi, à cause du désir qu’elle a de durer en tant qu’entité ; (c’est ce désir qui retarde le moment où cette sous-cons­cience met face à face dans leur nudité les deux termes de sa propre antinomie, donc se déclare absurde) ; ou au contraire on peut agir en s’ap­puyant uniquement sur la grande fissure que l’in­fini dynamique de la vie a provoquée dans l’édifice du moi, et dans ce cas, le moi goutte à goutte fond dans cette Réalité qui n’a aucune mesure avec lui.

Nietzsche avait pourtant pris cette deuxième voie. Il ne voulait pas devenir simplement un gé­nie. Il avait eu la vision de l’éternité, et il s’y était plongé, éperdu, solitaire, prêt à y mourir en tant que moi, voulant y mourir, et, finalement, ne le pouvant pas. Il avait suprêmement dédaigné les édifices que le moi appelle une œuvre, et dans lesquels il s’enferme comme dans un cocon, dans l’espoir de renaître après une métamorphose. Il avait voulu refuser à son intellect le droit de l’em­prisonner dans un système philosophique, il s’était précipité tout entier dans le gouffre, et la Vision domptée était là, présente, autour de lui, en lui. L’éternel était né. L’homme était consumé en lui. Et voilà qu’à cause d’une autre présence, d’une présence subtile, insaisissable, aérienne, infinité­simale, l’éternel fut étouffé, tué à sa naissance. Cette présence était celle du moi qui s’obstinait à regarder : l’homme, en mourant, refusait en­core de disparaître. Dans ce combat gigantesque, si Dieu avait existé, Nietzsche ne se serait pas simplement assis à sa droite, il se serait identifié à lui. C’est-à-dire que si la conscience de soi pouvait coexister avec l’éternité, elle serait devenue Dieu. C’est-à-dire encore, que si l’éternité pouvait comporter ne serait-ce qu’une parcelle de conscience de soi, elle et le moi auraient tous deux survécu.

Il est impossible en effet d’imaginer que ce combat se puisse pousser plus loin. Si l’ego pouvait avoir ne fût-ce qu’une chance de vaincre, dans toute l’histoire humaine nous ne trouvons pas un seul cas où il eût pu mieux la saisir. Si la dualité de la conscience de soi pouvait jamais de­venir éternelle, elle le serait devenue alors. Toutes les forces opposées, réunies en un moi qui résista jusqu’à voler en éclats, ne parvinrent pas à se libérer. Il semble bien qu’à un tournant de toute l’histoire humaine, Nietzsche fut la première ten­tative que fit la planète de créer un spécimen vé­ritablement humain, c’est-à-dire un homme ne pos­sédant plus de moi. Tentative avortée, dans cette Europe stagnante encore, malgré que le voile du Mythe se fût déjà déchiré depuis plusieurs années, par le déterminisme historique. Il fallut encore la guerre, et maintenant il faut les douleurs d’une complète auto-destruction d’un monde, pour faire naître l’humain.

Le Surhumain n’est qu’une corruption de l’humain, corruption provoquée par le moi des con­quérants. Aussitôt la bataille livrée et perdue, le moi, ivre de sa conquête mortelle, parce qu’il a massacré l’éternel dans le sous-humain, chante et crie le surhumain, en manière de compensation. Il n’y a pas de surhumain sans sous-humain, de même que si le bas n’existe pas, il ne peut exister de haut. Il est absurde de croire que le surhumain puisse être une exaltation de l’humain tout court. Car si l’humain est réintégré, ainsi qu’il faut qu’il le soit, dans l’harmonie de la Nature, il ne peut pas plus exister de surhumain qu’il ne peut exister une surnature.

En étudiant plus tard la Comédie Religieuse nous verrons également que le surnaturel n’est qu’une invention qui s’oppose au sous-naturel, c’est-à-dire un artifice, un des pôles de la Comédie que le moi se joue à lui-même, un des pôles entre lesquels il oscille incessamment.

Comme la passion de Jésus, la passion de Nietzsche est celle du moi, et la fin de cet acte représente la fin du drame du moi, son irrémédia­ble faillite. Aujourd’hui tous les moi simplement honnêtes refusent de se leurrer, d’inventer le pro­longement futur d’une réalité à laquelle ils ne peuvent même plus croire dans leur vie quotidienne. Tous ces échafaudages s’écroulent malgré les cloisons étanches où chacun en toute hâte veut s’enfermer. Les cloisons étanches n’existent pas. Qu’on le veuille ou non, l’expérience de Nietzsche a passé dans le sous-conscient humain, puisqu’à travers chacun de ses souvenirs elle nous regarde, lucide. C’est ce qui explique les nombreux désespoir, y compris celui de Nietzsche, que ce chant soi-disant triomphal a suscités. Désespoir des moi devant leur condamnation à mort, sans rémission possible.

Et pourtant cette mort du moi n’est effrayante que si l’on ne meurt pas. Mourir et se voir mourir c’est ne pas mourir, et c’est cette non-mort qui est effrayante, lorsqu’on se sait irréel. Le « je meurs de ne pas mourir » de Thérèse est d’une ineffable douceur côté du « je deviens fou de ne pas me perdre ». La solitude de Nietzsche n’est un enfer que parce qu’elle n’est pas une solitude : je me regarde. C’est une dualité, c’est la dualité, inexo­rable. La vraie solitude du je qui se dissout, qui fond dans le Tout, est une extase où l’Unité a disparu, en même temps qu’ont disparu les Nom­bres : il n’y a plus de spectateur.

La solitude de Nietzsche est un vide, c’est-à-dire, une négation. La négation poussée à son degré le plus intense est l’isolement d’un centre de cons­cience, c’est-à-dire l’isolement du point d’interro­gation qui s’est détaché de la Nature dans le but final de se nier en tant qu’interrogation, mais qui pour le moment s’affirme en tant qu’entité (je suis moi), et de ce fait nie la Nature, l’univers entier, donc s’oppose à son propre retour. Voir en toute lucidité la nécessité de son retour, c’est être cons­cient de sa propre irréalité. La plus grande souf­france que nous puissions imaginer au monde est celle d’une conscience lucide qui ne peut pas s’empêcher de s’identifier à l’irréalité. Il n’y a plus pour elle que deux issues possibles : la naissance, c’est-à-dire la suprême illumination de l’absolu, ou l’avortement : folie et mort.

Le processus de cet avortement est une inten­sité sans cesse croissante de vibrations, jusqu’à ce que se produise l’éclatement. Ces vibrations sont des réactions fulminantes, des décharges d’un pôle à l’autre, lorsque les pôles ne parviennent pas à s’unir dans la totalité de Vie, dans la formidable, paisible, harmonieuse, invisible éternité. Nous pou­vons aisément discerner la cause de cet avorte­ment : le moi se nourrit de ces vibrations par des réactions, des éclairs fulgurants qui se succèdent sans fin dans des ténèbres profondes. Le moi, dans une nuit complètement opaque, dans la nuit la plus dense qu’il puisse trouver, cherche l’éblouissement de l’éclair. Il passe de l’aveuglement noir à l’aveu­glement par incandescence, il ne peut supporter un seul instant ni l’un ni l’autre, et ne peut supporter surtout que cesse l’intoxication de ce mouvement. Chaque paroxysme doit être surpassé, car une di­minution d’intensité serait, pour le moi une dimi­nution de la sensation qu’il a de lui-même.

Pour le moi, tout doit être sensationnel, pour qu’il accepte d’être intéressé. Lorsqu’il imagine le passage du plus haut au plus bas, ou du plus noir au plus blanc, ou du plus grand au plus petit, etc… il fonde sur cela une religion. Jésus, du plus haut qu’on peut, descend au plus bas qu’on peut, dieu se fait homme, Nietzsche fait l’inverse, il part homme, et arrive au surhumain. L’un se fait très humble, l’autre se montre très orgueilleux. L’humble est pourri d’orgueil, l’orgueilleux est humble. Jésus n’est humble que parce qu’il est convaincu qu’il est descendu, ce qui est un postulat d’orgueil. Nietzsche n’est orgueilleux que parce qu’il croit qu’il monte, ce qui est un postulat d’humilité. L’un et l’autre expriment le drame des sous-hommes qui se sont arrêtés au seuil de l’humain.

Jésus annonce sa glorification et meurt dans le doute, Nietzsche meurt dans l’éternité, et ce n’est plus qu’un pauvre fou. L’un et l’autre ont accompli leur courbe ; celui qui est descendu de très haut et qui est mort très bas est divinisé, on le fait remonter ; celui qui est parti très bas pour aller très haut n’est plus qu’une loque. Encore mieux, toujours plus sensationnel : l’un monte en­core plus haut que son point de départ, pourtant si haut, il devient à la fois lui-même et dieu-son-­père ; l’autre descend plus bas que la moyenne des sous-hommes, il n’est plus qu’un pauvre fou.

Christ et anti-Christ : alpha et oméga d’un cycle. Le moi se fait multiple, puis se reprend dans le multiple. Il se répand au dehors, se donne à manger, puis il ramasse de nouveau, en un point qui est lui, la trame de l’univers. En réalité il n’a rien fait. Il a cru se répandre, il a cru se reprendre, il s’est donné un spectacle, il a joué la Comédie de sa Passion, afin de ne pas mourir. Cycle mineur au sein d’un cycle millénaire. Jésus détruit d’an­ciens dieux et parvient à se mettre à leur place, Nietzsche détruit d’anciens dieux, et ne parvient pas à les remplacer. La faillite de Jésus comporte la faillite de l’anti-Jésus. Si une voie est fausse, vouloir la reparcourir en sens inverse n’arrange rien. On peut plutôt dire que c’est en la reparcou­rant qu’on marque l’échec définitif du système. Le moi s’identifie à l’un des pôles, qu’il appelle Dieu, et devient l’autre pôle, qu’il appelle homme, afin de l’amener à lui. Dès lors toute une civilisa­tion s’établit sur ce mythe : le pôle homme sera amené à Dieu. Son aboutissement logique est de pousser enfin un individu à s’identifier à ce pôle et à tenter l’aventure du retour. Il la tente si bien qu’il nous démontre l’absurdité de ce va-et-vient entre deux pôles antinomiques. Que l’on parvienne à l’une ou l’autre extrémité, le cri final qui nous est transmis, est un cri de détresse et de solitude.

Voilà bien le dernier mot de chacune de ces deux aventures ; le moi est demeuré isolé. L’isole­ment est ce par quoi l’on reconnaît la vraie nature de cet objet étonnant, tantôt dieu tantôt démon, tantôt formidable de puissance, tantôt anéanti, de cet objet que l’on a appelé âme, auquel on a ac­cordé l’immortalité, une participation à l’absolu. Il est isolé par la notion même qu’il a d’être une entité. S’il n’avait plus cette notion il ne serait plus là. L’ayant, il est incomplet, car l’isolement est un état négatif, un état qui est le contraire de la plé­nitude, le contraire de l’immortalité, un état qui s’oppose à la vie, un état antinomique.

En suivant dans un sens ou dans l’autre la voie des contrastes, le Chrétien et le Nitzschéen ne font que se perdre dans leur propre cercle vi­cieux. Et encore parlons-nous des meilleurs d’entre eux, de ceux qui s’efforcent de pas s’endormir consolés ou hypnotisés. Ils sont contraints, par les vibrations incessantes d’une vie qui s’est déchirée en deux, d’osciller de plus en plus rapidement entre deux timbres discordants. Lorsqu’ils se re­trouvent eux-mêmes ils sont contraints de se perdre pour se retrouver pour se reperdre et se retrouver sans cesse, sans quoi ils se sentiraient mourir. Ils se détruisent d’une part, mais uniquement pour se reconstruire, et ne se reconstruisent que pour se détruire. Ils refusent de parvenir à une plénitude naturelle et éternelle, au sein de laquelle le spec­tateur, avant disparu, ne pourrait pas éprouver la jouissance de sa victoire. S’ils brûlent leur passé, c’est pour se précipiter dans l’avenir, dans un au-delà qui, quelle que soit sa nature, est leur seule foi, leur seul espoir : la permanence, la durée de l’antinomie.

L’antinomie, c’est-à-dire la conscience de soi, s’étant attribué l’être et l’immortalité, éprouve, lorsqu’elle parvient à son plus haut degré d’auto-excitation, une extase, une jubilation sans bornes. Elle éprouve l’être, elle croit contenir l’être lui-même, et l’univers. C’est à ce moment-là que se produit la déformation fatale, car n’ayant pas in­tégré le Tout, n’ayant pas brisé la séparation du je et du cela, l’homme descend vers le « cela », vers le monde, en Rédempteur, ou affirme qu’il est libre du « cela », qu’il est le centre universel de puis­sance et de volonté. Dans un cas, comme dans l’autre, c’est la catastrophe : l’éternité meurt dans le devenir. Le rédempteur symbolise le devenir, l’homme qui s’est sauvé symbolise aussi le devenir. Il n’y a entre eux qu’une différence de signe : l’un provoque une réaction négative, l’autre provoque une réaction positive. Ces réactions n’ont rien de commun avec la vérité.

L’un et l’autre parviennent finalement à un sens de liberté, au sein de leur faillite. L’un éprouve la liberté de l’esclave, l’autre la liberté du conqué­rant. L’esclave se sent libre parce qu’il est esclave, le conquérant se sent libre parce qu’il est conqué­rant. Cette décevante illusion de la liberté n’est possible que parce que l’éternité est transformée en une mascarade : le devenir. L’esclave, dans un futur que lui promet sa foi, sera parmi les pre­miers, et jouira sans fin en contemplant la déconfi­ture indéfiniment prolongée de ses exploiteurs. Le conquérant qui donne comme but aux hommes sa propre position de conquérant, est bien tranquille ils n’y parviendront pas tous, donc il pourra indé­finiment dominer sur ceux qui ne s’affranchiront pas.

En réalité l’esclave a envie d’être esclave ; mais parce qu’il souffre, il trouve des consolations qui lui évitent l’effort de secouer son esclavage. Le conquérant ne peut se passer de ceux sur qui il domine, et c’est pour cela qu’il ouvre la voie im­possible de sa puissance et de sa volonté. Le con­quérant n’est pas plus libre que l’esclave. Il a besoin, selon le cas, d’âmes, de soldats, de pays, pour exercer sa domination. L’idéal de volonté et de force est la contre-partie de l’idéal de sou­mission ; l’un et l’autre chantent la liberté afin de la supprimer en apaisant les consciences. L’esclave qui se complaît dans son esclavage chante sa li­berté « spirituelle » dans la prison hiérarchique où il va se nicher. Le conquérant, qui a besoin d’esclaves, leur dit, tout en exerçant sa domination : « faites comme moi, vous êtes libres, soyez des conquérants, je ne puis pourtant pas aller plus loin dans l’idéal de liberté ».

La délivrance : la Comédie est jouée

Toute éthique, toute philosophie, toute méta­physique qui, en fin de compte, s’appuient sur la réalité du moi ne peuvent qu’aboutir à une des­truction, par voie hiérarchique, de la vie en cha­cun. Affirmer le moi c’est affirmer une négation. S’identifier au moi, en tant qu’être, c’est s’identifier à une négation. L’homme qui désire vraiment sa libération, comprend ainsi, que le seul désir de voir cette libération, l’entraînerait dans une faillite capable d’entraîner des millions d’hommes à la remorque d’un nouveau mythe. Il renonce enfin à tout ce qui est théâtral, il accepte de n’avoir plus d’éclat, d’être naturel et simple, d’être semblable à rien, de n’exister plus comme entité. Sa Comédie est jouée, l’homme n’est plus là, seule demeure la simple, la très simple vérité.

La vérité est la signification de chaque chose, la vraie valeur de chaque chose par rapport à la permanence universelle. L’homme a abandonné définitivement le point de vue de son « je suis moi ». Il n’a plus de point de vue, parce qu’il n’a plus de centre. Ce qui est conscient en lui est main­tenant vide de temps et d’espace. Ce vide, dans lequel l’homme est devenu d’une lucidité extrême, est la plénitude, la totalité, car aucun obstacle ne vient plus s’interposer entre lui et les autres hom­mes, entre lui et les objets. Dans cette permanence dynamique est la seule possibilité de contact dans lequel ne subsiste aucune attitude. L’attitude de celui qui se penche vers les malheureux, qui leur prodigue ses consolations et ses soins, l’attitude du berger, qui, s’il se croit « divin » ou « envoyé », va jusqu’à être celle d’un « Sauveur », émane unique­ment d’un moi qui se situe par rapport aux autres hommes, et cette attitude doit être dénoncée comme une trahison de la vérité. Il n’y a point d’à peu près en ce qui concerne la vérité. Celui dont on ne peut même plus dire qu’il l’a trouvée, puisqu’il s’est perdu lui-même dans son propre épanouisse­ment, ne secourt ni ne console ni ne sauve. Il secoue dans ses fondations l’univers mythique que les moi sous-conscients ont construit en résistant à la vie ; il le secoue sans pitié parce qu’il aime vraiment les sous-hommes, malgré eux, malgré ce qu’ils s’efforcent d’être en s’opposant à eux-mêmes ; il est révolutionnaire dans la pleine acception de ce mot, il l’est psychologiquement et socialement, parce qu’il est un danger pour le sous-conscient et pour tout ce qui est construit sur lui. De part et d’autre des barrières sociales et des frontières, le sous-conscient joue ses innombrables Comédies Mythiques, ses comédies religieuses et morales, toutes ses comédies, où les moi, déguisés en âmes et en esprits apparaissent sous des oripeaux d’au­tant plus « célestes » qu’ils cachent mieux leur saleté, où la soif qu’ils ont de posséder et d’exercer le pouvoir se traduit par des gestes hypocrites de beauté, de bonté, de compassion, de spiritualité. Ces moi cherchent tous à être grands, sous une forme quelconque, par leurs cultures, leurs civilisations, leurs vertus, leurs arts, leurs sciences, leurs richesses, leurs traditions, leurs idéals, leurs vé­rités, leurs actions d’éclat, par tout ce qu’ils ap­pellent l’amour et l’intelligence. Et toute cette gran­deur ne fait que rendre plus absurde, leur absurde antinomie.

Éveillés au milieu de ces somnambules malfai­sants, les hommes qui ne jouent plus la Comédie du moi, appellent, en parcourant la Terre, des hommes qui acceptent enfin de devenir humains. Ceux qui répondent à cet appel impétueux savent bien qu’il ne leur reste plus qu’une chose à faire, urgente, décisive : se jeter dans le Présent, pour y mourir en tant que moi.

Le Présent est la bonne terre, le sol fécond, où le moi, comme le grain des moissons à venir, doit se laisser détruire et emporter.

Et de même que si le grain ne meure, il de­meure solitaire, se dessèche, puis devient aussi stérile qu’une pierre, si le moi ne veut mourir, il s’oppose à la naissance de l’Humain.

Si les moi ne veulent mourir, la Terre sera stérilisée, la vie sera vaincue, car la misérable race sous-humaine s’exterminera de ses mains stupides.

Mais si les moi veulent mourir, ils entraîne­ront dans leur morts toutes les œuvres néfastes qu’ils ont accumulées pendant des millénaires, et dans cette aurore, la Terre enfin rénovée verra surgir son fruit magnifique, l’Humain.

Paris 1932

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[1] SIGNES INTÉRIEURS ET EXTÉRIEURS. – J’arrête ici l’attention de ceux qui liront Suarès sur le fait suivant. Proust, dont il cite le nom, a peut-être été sur le point de dresser une théorie de l’inspiration créatrice, mais à aucun moment son œuvre n’a manifesté qu’elle était tra­versée de cette lumière d’avant le temps où l’objet ne peut apparaître que revêtu de significations inépuisables. Les pages de Suarès ne nous en expliquent pas moins comment certains écrivains, dans l’exercice de leur faculté créatrice, privés soudain de la liberté de n’être que des hommes, ont vu la matière de leurs affabulations devenir, en dehors d’eux, comme une lumière pour la pensée. Je veux dire que Novalis, par exemple, – que cela n’empêchait d’ailleurs pas de se montrer absurde quand il maniait l’idéologie,– que Novalis, dans Henri d’Ofterdinger, ne pouvait pas faire craquer une branche, ni s’envoler un oiseau, sans que toute la vertu du conte fût enveloppée dans ce phénomène si banal comme pour en faire le signe certain que toute la vie s’y voyait recommencée. Qu’on en puisse dire autant de toute l’œuvre de Raymond Roussel, des plus beaux contes de Jean Cassou ne nous semblerait pas encore épuiser ce que cette observation contient peut-être de fécond. Un bonheur exceptionnel, et c’est là ce qui me semble le plus significatif, veut que le plus littéraire des écrivains, parfois, Toulet lui-même, s’introduise dans le cercle magique où les objets pensent pour lui. C’est qu’alors il a parlé au lieu d’écrire — et voilà pourquoi je veux souligner qu’il y a là un état particulier de l’ins­piration et non pas la caractéristique d’une inspiration particulière. Il a parlé au lieu d’écrire et s’est fait, un instant, le porte-voix d’une inspiration populaire, inspi­ration que nous trouvons intacte dans les contes que l’on recueille, par exemple, dans les villages du Languedoc.
Frappé par ce qu’il apparaissait d’incontrôlable dans cette manifestation du génie créateur dont il avait été lui-même le lieu, Novalis, dans un des fragments rassemblés à la suite des « Disciples à Saïs », avait voulu voir s’y vérifier des correspondances que Jacob Bhoeme, dans le de Signatura rerum avait signalées comme possibles, si je ne me trompe. Mais ce n’était pas à la philosophie à leur faire un sort. Aussi bien, Novalis lui-même, sentant déjà que philosophie et poésie n’étaient qu’un double moyen d’ap­préhender le réel, avait-il transporté la merveilleuse inci­dence dans un rapide aperçu sur le « conte », intuition magnifique dont on dirait que de très belles pages de Rimbaud sont sorties : « dans un véritable conte tout doit être étrange, mystérieux et décousu, tout doit être animé. Chaque chose d’une manière suffisante… C’est ici l’ère de la liberté, l’état primitif de la nature, l’âge devant que fut le cosmos. Cet âge devant que fut le monde offre également les traits épars de l’époque après le monde… Le monde du conte est le monde opposé à celui de la réalité et lui est par cela même exactement analogue, ainsi que le chaos à la création parachevée… Le vrai conte doit être la fois une description prophétique, une description idéale, une description caractéristique. Le véritable conteur est un voyant de l’avenir… – Confessions d’un enfant synthétique, d’un enfant idéal. »
Cette digression n’a d’autre but que de me permettre de retourner avec des preuves dans le texte de Suarès, à l’endroit même où il est urgent que je soutienne, sous ma propre responsabilité, l’affirmation suivante : ces signes intérieurs sont des équivalents rigoureux des signes exté­rieurs. Dans un certain état de l’inspiration, il semble que sentir en soi son cœur, ce soit se pénétrer du secret de toute création. Ainsi prétendrais-je poursuivre pour ma part la dialectique du moi jusque dans le secret d’une existence particulière, pour autant qu’elle est tombée au pouvoir de l’amour — de l’amour, source cachée des choses, comme le dit, je crois, fort bien Krishnamurti. – J. B.

[2] SUR LA POÉSIE. — Le présent peut se laisser investir par un raisonnement qui, retrouvant son terme initial à l’issue de son développement, s’est accompli sans éveiller le temps, et a fait épouser à ce terme initial toutes les vertus de ce Présent enveloppé, pris comme otage… Le mythe de la Belle au bois dormant. L’homme vivant s’approche du Temps dans le Présent…
À vérifier en Poésie. Je dis en Poésie, et non « dans l’expression poétique », ce qui serait absurde étant donnée ma pensée. Nous verrions l’élément vivant et fécond de la poésie, plus haut que dans l’expression, ailleurs que dans une activité — souvent vague — de l’esprit. Nous verrions comment la poésie est faite par tous, et non pas doit être faite par tous, contre-sens qui a enfanté des démonstrations ridicules.
Je m’explique : il y a des évocations, des formes d’évo­cations plus exactement, des magies qui sont poétiques. René Nelli me disait qu’on pourrait presque en dresser la liste, une sorte de corpus ; en tous cas désintégrer la poésie en révélant de quels mythes inconscients elle pro­cède. Ce mouvement-là, traduisons-le en paroles françaises, russes, anglaises, la poésie y restera intacte ; mettons-le, convenablement transposé, à la scène, au cinéma, faisons-le apparaître dans un objet, celui-ci représenterait le cadre où le présent pourrait apparaître sous une figure de durée. Figure qui sèmerait en route le moi créateur du temps, le moi rationnel, pour en maintenir l’attention intacte dans l’apparition d’une beauté enveloppée de l’identité des contraires. — J. B.

[3] Dans tout cet exposé, nous ne parlons que du Jésus mythique des Évangiles, et non du Jésus historique, que d’ailleurs personne ne connaît. – C. S.