René Alleau
Les sociétés secrètes modernes : 3 La géométrie symbolique

Qu’entendons-nous par l’expression : « géométrie symbo­lique » ? Nous avons naguère essayé de distinguer aussi pré­cisément que possible les « synthèmes » et les symboles à partir de la différence qui sépare des signes de liens mutuels, de nature sociale et profane, des signes d’une ou de plusieurs liaisons, de nature religieuse et sacrée, attestée soit par des initiations, soit par les rites. Les « synthèmes » suggèrent des rapports rationnels descrip­tibles ; les symboles évoquent, dans leur essence, des rela­tions spirituelles qui ne sont ni mesurables ni exprimables de façon totalement adéquate. De plus, nous avons indiqué qu’entre les synthèmes sociaux et les symboles sacrés se situaient les emblèmes, bases du langage de l’art. Ainsi peut-on concevoir qu’une géométrie puisse être synthématique, emblématique ou symbolique, selon sa structure propre et sa finalité.

(Extrait de Les Sociétés Secrètes. Encyclopédie Planète. LDP 1969)

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Toute connaissance systématique consiste à établir des rap­ports entre des objets ou des concepts à l’aide d’un type déter­miné de relations. Un être ou une chose peuvent être consi­dérés comme appartenant à l’inconnu lorsque les types de relations utilisés par notre intelligence — par exemple, la quantité, la causalité, la finalité — sont indéterminés ou indé­terminables en ce qui concerne cet être ou cette chose. Dans la plupart des cas, la recherche scientifique de l’explication des phénomènes consiste en une ou plusieurs découvertes de relations entre des perceptions successives qui ne semblent d’abord présenter aucun rapport entre elles.

Un bâton plongé dans l’eau produit sur nos sens l’impres­sion d’être cassé. Dans ces conditions, il nous est impossible de relier entre elles deux images : celle du bâton droit et celle du bâton cassé.

Mais si nous connaissons les lois de la réfraction nous comprenons qu’il existe là un rapport certain et mesurable de façon précise. Nous expliquons ainsi la divergence initiale de nos représentations et nous passons sans heurts ni contra­dictions d’un type indéterminé de relations à un type déter­miné dans tous les cas analogues. Aussi peut-on penser que si, selon l’expression de Pierre Curie, « l’asymétrie crée le phénomène » l’esprit humain éprouve, en revanche, le besoin de compenser l’asymétrie phénoménale et la discontinuité physique des données du monde extérieur par une continuité logique d’ordre intellectuel, par la cohérence et par la symé­trie des concepts et des relations qu’il découvre entre les événements et leurs lois.

L’une des expressions significatives de ce besoin a été la formation de la science géométrique et de l’espace euclidien. Cet espace idéal rationnel a été construit par l’homme à par­tir de l’intuition sensible et de la conformité que présente cet espace avec les exigences de la technique, à un certain degré de l’évolution de celle-ci. Il importe de rappeler, d’une part, qu’à notre échelle l’espace euclidien demeure le seul qui soit encore pratiquement utilisable par la plupart des arts, des métiers et des industries et que, d’autre part, les difficultés qui peuvent dériver de son application à l’astronomie, à la mécanique et à l’optique, ou bien celles que soulève la théorie de la relativité ne l’atteignent point dans son essence 1.

D’une géométrie à l’autre

La géométrie a évolué considérablement depuis Euclide 2. Nous n’étudierons pas les conséquences philosophiques des spéculations géométriques modernes pour plusieurs raisons. D’abord parce que rien n’est moins certain que ces consé­quences philosophiques en raison du caractère rigoureuse­ment abstrait et purement mathématique de ces systèmes.

Ensuite, parce qu’elles sont encore trop récentes pour avoir exercé une influence historique de longue durée sur les civi­lisations. Enfin parce qu’il s’agit seulement pour nous de rendre accessible une géométrie symbolique élémentaire, nécessaire à l’intelligence de la langue des signes des sociétés secrètes plutôt que de prétendre résoudre des problèmes qui comptent parmi les plus difficiles que puisse poser l’esprit humain. Aussi bornerons-nous nos recherches à la géométrie symbolique dérivée de l’espace euclidien bien qu’il ne soit pas théoriquement absurde de se proposer d’étudier d’autres géométries symboliques non euclidiennes, ce qui toutefois, à notre connaissance du moins, n’a jamais encore été entrepris.

Qu’entendons-nous par l’expression : « géométrie symbo­lique » ? Nous avons naguère essayé de distinguer aussi pré­cisément que possible les « synthèmes » et les symboles à partir de la différence qui sépare des signes de liens mutuels, de nature sociale et profane, des signes d’une ou de plusieurs liaisons, de nature religieuse et sacrée, attestée soit par des initiations, soit par les rites 3.

Les « synthèmes » suggèrent des rapports rationnels descrip­tibles ; les symboles évoquent, dans leur essence, des rela­tions spirituelles qui ne sont ni mesurables ni exprimables de façon totalement adéquate. De plus, nous avons indiqué qu’entre les synthèmes sociaux et les symboles sacrés se situaient les emblèmes, bases du langage de l’art. Ainsi peut-on concevoir qu’une géométrie puisse être synthématique, emblématique ou symbolique, selon sa structure propre et sa finalité.

Par exemple, la géométrie peut être considérée comme une simple méthode pratique de la mesure des terrains dans ses applications aux besoins initiaux d’une société agricole. Puis, par l’effet d’une complexité croissante des relations qu’elle découvre, elle tend à se constituer en tant que science lorsqu’elle s’applique à des objets idéaux qui forment alors des cadres abstraits propres à ordonner et à interpréter de façon systématique les faits de la réalité physique. À ce stade, quels que soient ses développements ultérieurs, la géométrie est entièrement achevée quant à la nature du principe rationnel qui la constitue essentiellement.

De la logique à l’art

Toutefois, comme l’activité logique de l’esprit humain ne peut être séparée de ses antécédents et de ses conséquences psy­chologiques, l’art exprime, à son tour, par des signes emprun­tés à la science géométrique, des relations qui ne sont plus purement descriptives ni simplement rationnelles entre les êtres idéaux qu’il conçoit. Ainsi l’activité et les besoins qu’elle provoque ajoutent-ils une complexité croissante à des rela­tions nées, d’abord, des exigences propres à l’intellectualité humaine.

À ce stade, la description de certains rapports de position sociale peut être, par exemple, empruntée par l’art au lan­gage de la science générale de la position qu’est la géométrie. Les emblèmes du blason semblent avoir précisément pris naissance quand les connaissances géométriques antiques ont peu à peu été transmises par les Arabes aux artistes du Moyen Âge et appliquées par ceux-ci à des relations sociales qu’il s’agissait de montrer de façon claire à une société composée en majeure partie d’illettrés. C’est pourquoi l’on est en droit de parler d’une géométrie emblématique consti­tuée, de toutes pièces, par les hérauts d’armes à cette époque, en tant que technique distincte et possédant ses lois propres. À partir de ce transfert des signes de la géométrie à des rela­tions plus complexes de nature sociale, on peut constater qu’existent aussi chez l’homme des besoins qui ne relèvent ni de l’intellectualité ni de l’affectivité et que ne sauraient satisfaire ni la science ni l’art. Ce sont ces exigences d’ordre spirituel qui s’expriment à travers les rites initiatiques des sociétés secrètes traditionnelles. Ceux-ci, dans la mesure où ils situent l’homme par rapport au non-humain selon la perspective d’une tradition sacrée, impliquent nécessairement l’existence d’un savoir de la position de notre esprit dans l’esprit et une connaissance des relations formelles par les­quelles les structures de l’univers ont été, sont et seront créées à l’image de leur principe initial et final. Dans ces conditions, l’on peut découvrir entre l’esprit et l’espace des rapports analogiques assez profonds pour que s’édifient dans l’éternité même du sans-forme des formes temporelles. Celles-ci rendent manifeste à travers les lois de leur construction l’harmonie essentielle qui les relie toutes entre elles en un même ordre que seul peut contempler totalement celui qui l’a conçu dans le mystère de son unité infinie.

Mais comme il a été donné à l’esprit humain par son essence incréée de participer de cette puissance divine de contempla­tion, c’est, en réalité, l’esprit qui se reconnaît soi-même à tra­vers notre esprit et qui sonde ses propres mystères dans les limites de notre manifestation. La géométrie symbolique est ainsi nécessairement bornée physiquement, d’où le rôle qu’y joue l’espace euclidien, tout en demeurant illimitée logi­quement dans ses possibilités d’extension et de compréhen­sion des rapports qu’elle conçoit et qu’elle appréhende, par l’intermédiaire des formes et des figures, entre le connu et l’inconnu. La géométrie peut donc être définie comme la haute science de la position dans l’esprit, étudiée par la méthode de la relation ou du « moyen terme ».

Que faut-il entendre par « position » ? Remarquons d’abord que la géométrie, même la plus élémentaire, n’est pas autre chose qu’une étude de la position. Ce concept diffère de celui de la quantité et il est irréductible à la qualité. La position est une situation dans l’espace. La quantité implique toujours une échelle ou une série croissante et décroissante. Quand on conçoit un point ou un corps dans une position P et un autre point ou un autre corps dans une position P’, on peut comparer ces deux positions et étudier les rapports qu’elles présentent entre elles. L’une des possibilités de l’exa­men de ces rapports correspond à la connaissance de la grandeur, c’est-à-dire de la quantité de distance entre P et P’. Mais on peut également concevoir cette distance comme une droite, c’est-à-dire comme un système de positions et faire entrer cette droite considérée en tant qu’élément simple dans une étude plus ample et plus complexe des deux positions examinées. Ainsi, en géométrie élémentaire, la position est-elle indépendante de la quantité. C’est d’ailleurs pour cette raison, notamment, que la définition souvent proposée pour les sciences mathématiques considérées comme des sciences de la quantité est fausse, car elles étudient non seulement la quantité mais aussi la position et les concepts qui se fondent sur l’application mutuelle de ces deux principes fonda­mentaux.

La géométrie, recherche de la position

Contrairement à une opinion généralement répandue, la posi­tion n’est pas un principe essentiellement relatif, ce qui impli­querait l’impossibilité de connaître ou de constater une posi­tion absolument exacte. C’est, là, confondre la relativité de l’espace physique avec le fait que toute connaissance sys­tématique ne peut s’établir que sur des relations et des complexes de relations.

Une position pure et unique est logiquement un concept absurde. S’il n’existe, en effet, aucune position à laquelle on puisse la rapporter, il est évidemment impossible de la connaître. Si l’on imagine, par exemple, dans l’espace idéal, un point P, unique et solitaire, il est impossible d’en dire géométriquement quoi que ce soit. Il faut au moins un autre point ou plusieurs points pour établir un système géométrique et pour étudier une ou des positions véritables. Or l’espace dans lequel ces positions sont examinées n’est pas un espace physique ; il n’est ni celui de Newton, ni celui de Kant, ni celui d’Einstein. C’est un espace rationnel où l’on peut fixer des positions et établir des rapports aussi stables, aussi déter­minés, aussi absolus que l’on voudra.

De même, l’espace conçu par l’esprit pour l’Esprit dans la géométrie symbolique n’est point un espace relatif à quoi que ce soit d’autre qu’à lui-même dans son essence. Aussi les rapports qu’il découvre entre les structures qu’il conçoit ont-ils tout le degré de certitude que l’on est en droit d’attendre de la connaissance systématique elle-même. Allant plus loin que la géométrie élémentaire dans le sens de l’abstraction des données du monde extérieur, la géométrie symbolique atteint à une plus vive lumière intellectuelle et à une capacité de généralisation moins dépendante de l’intuition sensible. C’est pourquoi elle présente à l’esprit des cadres plus étendus et propres à mieux ordonner les phénomènes. Ainsi peut-elle être appliquée non seulement aux relations des faits naturels entre eux, mais aussi aux événements appartenant à la pure intériorité de même qu’aux rapports des valeurs entre elles. Il existe donc des applications psychologiques et métaphy­siques légitimes de la géométrie symbolique et qui ne sont pas moins certaines que les applications physiques des mathé­matiques.

En résumé, la position dont nous parlons se rapporte à l’espace intérieur idéal où tout système de points reste tou­jours inaltérable, malgré tous les déplacements qu’il pourrait subir. Si la représentation concrète par laquelle nous expri­mons symboliquement des notions abstraites nous oblige à faire usage de formes réelles, il convient de remarquer que l’on peut toujours négliger quelques caractères ou quelques propriétés de celles-ci au cas où ces caractères ou ces pro­priétés ne s’accordent point avec la notion pure qu’il faut représenter.

Quand nous disons, par exemple, que la verticale peut être figurée par le fil à plomb, ce symbole est physiquement faux puisqu’en raison de la sphéricité terrestre deux fils à plomb sont toujours convergents et jamais parallèles. Pourtant, en pratique, dans la technique de l’architecture, on n’en consi­dère pas moins les fils à plomb comme parallèles et les droites qui leur sont perpendiculaires comme horizontales. Ainsi la relation des notions géométriques avec les réalités physiques et astronomiques ne peut-elle exercer la moindre influence sur le caractère idéal et invariable de ces notions dont le sens logique entier est donné par leurs définitions mêmes.

La notion de relation ou de moyen terme

Après avoir expliqué ce que nous entendons par « position », nous rappellerons ce qu’est la méthode de la relation ou du « moyen terme ». La connaissance systématique est toujours médiate en ce sens qu’elle exige un intermédiaire au moyen duquel l’objet nouveau est incorporé à la série de nos connaissances et s’ajoute, tel un maillon nouveau, à l’enchaînement de celles-ci. La connaissance intuitive, en revanche, est immé­diate et, se faisant entière par un seul acte de l’esprit, consis­tant en une communication directe entre celui qui connaît et ce qui est connu, le moi s’y rapporte directement à l’objet sans le moindre détour explicatif.

Le type de la connaissance intuitive est la douleur. Aussi est-il assez évident qu’il demeure impossible de transmettre une connaissance intuitive quant à l’essentiel de son contenu. Si un malade décrit à son médecin les douleurs qu’il éprouve, il ne lui transmet pas pour autant la connaissance directe et immédiate de la souffrance qu’il ressent. De même, l’expé­rience spirituelle, qu’elle soit initiatique ou religieuse, ne répond pas à un langage adéquat en ce sens qu’il est impos­sible de l’exprimer de façon égale à son contenu comme à son objet.

Il faut donc distinguer très nettement la connaissance systé­matique ou discursive de l’expérience spirituelle et la connais­sance intuitive de celle-ci par le sujet. L’une est transmis­sible ; l’autre ne l’est point. La géométrie symbolique ne doit pas être confondue avec l’expérience initiatique dont elle émane et qui l’édifie. Toutefois, à partir du moment où cette géométrie est transmise par le langage des figures et des formes, elle n’est plus intuitive mais discursive ; elle n’est plus immédiate, car elle est devenue médiate. Par là, elle peut être systématique et répondre ainsi à une science véri­table de certains rapports dans la mesure où elle se réfère constamment à une situation expérimentale de l’esprit qu’elle met, en quelque sorte, entre parenthèses, et qu’elle n’expli­cite point.

Cette attitude n’est pas moins rationnelle que celle de la géométrie mathématique, car, même dans ses formes élémen­taires, celle-ci suppose qu’existe une expérience intuitive dont elle ne rend point compte dans ses premiers postulats. C’est pourquoi la géométrie symbolique, considérée sous sa forme discursive et systématique, ne fait appel qu’à la seule raison et, qui mieux est, aux simples lumières du sens commun. Le mystère n’existe qu’au niveau de l’incommunicable expé­rience intuitive.

Mais, de ce point de vue, on oublie trop souvent que les bases de la géométrie profane ne sont pas moins mystérieuses que les sommets de la géométrie sacrée. En d’autres termes, il y a différentes modalités de la science, mais il n’existe qu’une seule science comme il y a différentes modalités du mystère, mais, finalement et initialement, qu’un seul mystère. Par conséquent, le rationalisme tel que nous le connaissons n’est que l’une des modalités de l’exercice entier de notre raison, et c’est au nom de cette seule raison qu’il convient d’étendre le champ qu’elle peut légitimement explorer et connaître.

Nous comprendrons ainsi pourquoi la méthode utilisée par la géométrie symbolique n’est point différente de celle de toute connaissance systématique. Elle consiste à rapporter deux objets ou deux concepts l’un à l’autre par le moyen d’un troisième qui sert, en quelque sorte, de pont entre les deux précédents et que l’on nomme le moyen terme de comparaison.

L’expérience incommunicable du sacré

L’homme, en effet, ne peut connaître que par le moyen de raisonnements et de concepts. Seules, les données immédiates de la conscience ont un caractère intuitif, mais elles ne forment ni un corps de doctrines ni un système logique cohérent. Par là, elles ne peuvent compenser aucune diver­gence de nos représentations, ni de nos idées, ni de nos valeurs, et elles ne vont que de l’incommunicable à l’inconnu. Objets d’expériences réelles pour un sujet déterminé, elles demeurent inaccessibles à tout autre sujet hors des conditions mêmes de ces expériences. Le fait de la reconstitution de ces conditions à travers le temps appartient à la dynamique du rite initiatique ou religieux. C’est en ce sens seulement que l’on est en droit de parler d’une expérience du sacré et d’une transmission d’influences spirituelles. Mais le corps de doc­trines et les systèmes logiques ainsi constitués, s’ils se dis­tinguent, en droit et par leur origine même, des doctrines et des systèmes profanes, utilisent, en fait, des véhicules de transmission qui sont logistiquement identiques à ceux de toute connaissance systématique. C’est pourquoi la différence qui existe néanmoins entre les synthèmes et les sym­boles ne provient pas de la nature des signes et des figures utilisés, mais de la dynamique propre à l’expérience dont ils émanent et des milieux distincts où ils sont édifiés et trans­mis. C’est aussi pour ces raisons qu’à partir du moment où cette dynamique et ces milieux n’existent plus, ou ne témoi­gnent plus d’une présence ni d’une puissance véritables, les symboles se dégradent et retombent au niveau profane des synthèmes sociaux. Inversement, on peut concevoir le pas­sage de signes de liens mutuels appartenant à l’expérience quotidienne vulgaire à un ordre de relations plus complexes et plus élevées.

Cela dépend, en fait, de la seule énergie spirituelle des milieux dans lesquels s’édifie cet ordre nouveau, par exemple sous l’effet d’une révélation d’un type encore inconnu d’expé­rience du sacré. C’est, en effet, la vie à sa plus haute puis­sance et non pas la sclérose des idées ou des valeurs qui constitue l’essentiel de la spiritualité véritable. Par là, cette spiritualité n’est pas seulement la modalité la plus haute de l’attente du divin et de la tension constante vers Lui qu’elle implique, elle est aussi une perpétuelle contestation des formes et des valeurs toujours insuffisantes que conçoit notre esprit dans ses rapports avec l’Esprit.

Par là, chaque révélation authentique du sacré demeure à l’origine et au terme de chaque révolution profane réelle. L’histoire, pour peu qu’on la contemple d’assez haut pour que la prolifération de ses détails ne nous cache pas ses rythmes d’ensemble, justifie par d’assez nombreux exemples cette conception générale pour nous dispenser d’en apporter les preuves. La géométrie symbolique nous l’enseigne de façon claire : toute figure de révolution est liée à un centre dont elle procède et qui demeure distinct, par sa nature ponctuelle, de l’étendue dont il rend manifestes les change­ments.

1 L’essence de la géométrie eucli­dienne n’est ni purement logique — puisqu’elle dépend des conditions sensibles créant en nous, dès l’en­fance, une notion intuitive — ni purement physique puisque l’espace d’Euclide possède le caractère idéal de l’espace mathématique et qu’en conséquence la réalité des événe­ments et des choses à d’autres échelles que la nôtre ne saurait modifier son caractère abstrait. En d’autres termes, l’espace euclidien est à la fois existant et non exis­tant ; en ce sens, il ne possède aucun caractère transcendant, comme l’a bien vu Kant, mais il n’a pas non plus de valeur purement existentielle. Il est, en effet, un être double expérimental et idéal, un mixte parfait et, ainsi, celui qui s’adapte le mieux aux propriétés des mixtes qu’il contient dans le milieu terrestre où nous les obser­vons de façon statistique et moyenne. D’ailleurs, l’évolution de la géométrie depuis Euclide a sé­paré peu à peu l’espace et les choses, mais elle n’aurait pu y réussir sans la constatation préalable de la pré­sence des choses.

2 L’univers des Anciens était représenté comme un monde d’ob­jets concrets ayant des formes défi­nies en des endroits bien localisés, enfermés dans des limites fixes, au-delà desquelles il n’y avait que le néant. Cette conception finie et fer­mée s’est vue d’abord opposer la distinction fondamentale entre l’espace en tant que contenant et les choses qui s’y trouvent contenues. Enfin l’esprit considère l’espace pur comme la condition suprême de toute connaissance ob­jective. La conception cartésienne des coordonnées, fondement de la géométrie analytique, a été l’expres­sion parfaite d’un espace de ce type, lieu universel des choses et des figures et non pas simple étendue de celles-ci. La forme est devenue alors une relation des différentes positions relativement à un sys­tème auquel chaque point a été rapporté. Enfin, à notre époque, les géomé­tries non euclidiennes ont mis en question la forme même de l’es­pace. Trois formes se sont présen­tées alors : la première, celle d’un espace de type euclidien, de cour­bure nulle ou égale à zéro — dans lequel existe une seule parallèle par un point extérieur à une droite — la deuxième, celle d’un espace de type riemannien de courbure positive — dans lequel, notamment, il n’y a pas de parallèles ; où la ligne droite est une ligne fermée, de lon­gueur finie ; où la somme des angles d’un triangle géodésique est plus grande que deux angles droits, son aire étant proportionnelle à l’excès de la somme de ses trois angles par rapport à ces deux angles. La troi­sième, celle d’un espace de courbure plus petite que zéro ou de courbure négative, d’un type imaginé par Bolyai et Lobatchevski, dans lequel, notamment, par un point passent deux parallèles à une droite avec un angle de parallélisme variable selon la distance du point à la droite.

C’est au génie de Gauss que l’on doit, en fait, les géométries non euclidiennes. Gauss, le premier, semble avoir compris qu’il était im­possible de démontrer le postulat d’Euclide et que cette impossibilité venait du fait que ce postulat ajou­tait, en réalité, un élément nou­veau. Par conséquent, en laissant de côté ce postulat, ou pouvait construire une géométrie parfaite­ment cohérente. Gauss appela cette géométrie « anti-euclidienne » puis « astrale » et enfin « non eucli­dienne ». Les travaux de Lobatchevski datent de 1840 et ceux de Riemann de 1854. Ces recherches demeurèrent inédites.

3 Nous avons tenté d’établir cette distinction dans un précédent ouvrage : « De la nature des sym­boles » (Flammarion, 1958).