Andrée Bertin
La vie de l'enfant avant la naissance

Une mère ainsi attentive aux mouvements de l’enfant avec lequel elle a une communication aussi profonde, au moment de l’accouchement aidera la progression de son enfant, guidera sa venue au monde dans la douceur et la sécurité. L’affirmation affective de ces jeux tactiles répond à un « besoin vital primaire » de l’enfant. Il connaît alors un développement postnatal plus rapide et plus harmonieux. Quant au lien d’attachement parents-enfants, il se met ainsi en place précocement et dans la joie.

(Revue CoÉvolution. No 12. Printemps 1983)

Andrée Bertin, ancienne présidente de l’Association générale des Instituteurs et Institutrices d’écoles maternelles (AGIIEM), elle a participé à un groupe de recherche sur l’éducation prénatale afin de faire connaître aux parents les merveilleuses possibilités d’éduquer leurs enfants qu’ils possèdent dès la conception.

Ce texte de synthèse a été présenté le 26 février 1983 à l’Assemblée générale du Comité français de l’Organisation mondiale de l’Éducation préscolaire (OMEP).

« Tout se joue avant cinq ans » affirme une boutade souvent citée. Or, il est maintenant démontré que la période de gestation est plus importante encore que les premières années de la vie. Elle influe considérablement sur ces premières années et sur la vie tout entière.

Le savoir récemment acquis n’est nouveau que pour nous, civilisés de l’ère industrielle qui nous sommes éloignés de l’humain. Les civilisations anciennes connaissaient intuitivement l’importance fondamentale de la gestation. Égyptiens, Hindous, Grecs, Celtes, et bien d’autres, avaient édicté pour la mère, pour le couple, pour la société, des manières de vivre l’attente d’un enfant qui permettaient à celui-ci de s’édifier dans les meilleures conditions. Les Chinois ont fondé il y a plus de mille ans, des cliniques prénatales où les futures mères vivaient leur attente dans la sérénité et la beauté.

L’étude scientifique de la vie fœtale

Jusqu’à ces dernières années, ce n’était le fait que de quelques chercheurs isolés. Ils n’ont trouvé qu’au cours de la dernière décennie les moyens technologiques permettant une exploration plus fine aux résultats enfin mesurables.

« La vie utérine et la première enfance sont beaucoup plus en continuité que ne le laisse croire la césure frappante de la naissance. »

(Freud, 1926)

L’émergence publique de leurs constats n’a eu lieu qu’au cours des deux dernières années, grâce à la publication de quelques ouvrages, nés de la confluence de plusieurs courants. Celui des obstétriciens et pédiatres observant le fœtus, accompagnant la naissance et suivant le nouveau-né, et celui des psychiatres retrouvant chez leurs patients des séquelles graves d’une gestation et/ou d’une naissance mal vécues. Ces courants scientifiques n’ont pas craint de s’ouvrir au vécu de mères restées à l’écoute de la vie, et aux certitudes d’adultes sensibles, conscients d’avoir bénéficié de dispositions mises en place à cette période. Ils n’ont pas négligé non plus d’interroger les civilisations anciennes ou les sociétés actuelles ayant conservé quelques connaissances et pratiques traditionnelles.

Les connaissances actuelles, bien qu’incomplètes débouchent déjà sur une information possible du public et des futurs parents. Deux certitudes fondamentales sont maintenant acquises :

1) le fœtus qui se développe dans la nuit utérine n’est pas une masse végétative inerte subissant des lois aveugles, mais un être vivant, réceptif et réagissant, doué de sensibilité, de conscience, de mémoire, de capacités d’apprentissage étonnantes.

2) tout ce que vit sa mère, l’enfant le vit avec elle. Ce vécu commun influence les lignes de force de la personnalité de l’enfant, oriente son affectivité, s’inscrit dans sa structure cellulaire et sa mémoire organique.

Voilà qui rend vaine la querelle entre les partisans du déterminisme de l’hérédité génétique et ceux de la toute puissance de l’influence du milieu. L’enfant qui naît a déjà un passé de neuf mois, au cours duquel l’influence prégnante d’un milieu symbiotique a été structurellement formatrice, à partir des gènes hérités.

Je tirerai quelques lignes schématiques essentiellement de deux ouvrages « L’aube des sens » (Stock, 1981), et « La vie secrète de l’enfant avant la naissance » du Dr. Thomas Verny (Grasset, 1982).

« L’aube des sens » est un ouvrage collectif où obstétriciens, pédiatres, psychiatres, biologistes, psychologues et physiologistes expérimentaux confrontent observations et expériences rigoureuses. Ils nous offrent en contrepoint « d’autres savoirs et d’autres questions : ceux et celles qui tissent la trame des mythes et des coutumes du monde entier et des temps passés » auxquels les récentes connaissances scientifiques semblent apporter leur caution théorique.

Les étonnantes capacités du fœtus

Dès le troisième mois les organes sensoriels et leurs centres nerveux sont en place et déjà opérationnels. Ils se développeront ensuite durant les six derniers mois certes en fonction de leur dynamique propre, mais en grande partie grâce aux stimuli qu’ils recevront. Certains sens seront fortement sollicités : tout d’abord le toucher, puis l’ouïe, dans une certaine mesure le goût alors que l’odorat et la vue le seront peu : ils nécessitent un milieu aérien ou lumineux pour s’exercer. A propos de la vue, citons l’ethnologue Francis Mazières. Il rapporte que dans l’île de Pâques les femmes accouchent dans des grottes aménagées et y demeurent avec leur bébé quinze jours à trois semaines dans la pénombre. Une transition est ainsi ménagée à l’enfant entre la nuit utérine et le jour terrestre. Il en résulte que les Pasquans ont une acuité visuelle extraordinaire et que leur vision nocturne est presque aussi précise que la vision diurne.

Voilà qui nous donne à réfléchir sur la manière encore très répandue chez nous de faire naître les enfants sous la lumière aveuglante de projecteurs et sur le nombre grandissant de porteurs de lunettes. Sous l’impulsion du Dr. Leboyer un accueil plus délicat, plus respectueux de l’enfant est heureusement en train de se mettre en place.

Le fœtus réagit très tôt aux sollicitations gustatives, avalant double ration de liquide amniotique lorsque celui-ci a reçu une injection sucrée, faisant la grimace et en ingérant une quantité réduite à la suite d’une addition de substance amère.

L’importance du toucher est très grande : la peau offre une surface considérable à de multiples stimuli. Elle les transmet au système vestibulaire de l’équilibration, développant le sens kinesthésique et les réponses motrices. Le balancement de la marche de la mère aura son rappel sécurisant après la naissance dans le bercement.

Le Dr. Bernard This rapporte la méthode élaborée par le Hollandais Frans Veldman : l’haptonomie, basée sur le toucher, le contact, dans sa dimension intime et affective. La mère étendue, relaxée, peut, comme le père d’ailleurs, s’exercer à prendre contact avec l’enfant, préciser l’appel par une pression plus accentuée d’un doigt, et, toujours, l’enfant répond. Vers le huitième mois, l’enfant habitué à ces contacts finit par obéir à un simple ordre affectueux. B. This décrit : Veldman dit à la mère « Placez votre enfant sur votre cœur ». Phrase insolite, que va-t-il se passer ? J’ai vu l’utérus modifier sa forme et l’enfant remonter vers la poitrine.

Puis, « maintenant faites descendre votre enfant ». Nous avons vu à nouveau l’utérus changer de forme et l’enfant « descendre ».

Une mère ainsi attentive aux mouvements de l’enfant avec lequel elle a une communication aussi profonde, au moment de l’accouchement aidera la progression de son enfant, guidera sa venue au monde dans la douceur et la sécurité. L’affirmation affective de ces jeux tactiles répond à un « besoin vital primaire » de l’enfant. Il connaît alors un développement postnatal plus rapide et plus harmonieux. Quant au lien d’attachement parents-enfants, il se met ainsi en place précocement et dans la joie.

L’ouïe – le sens de la sagesse – réserve bien des émerveillements. La cochlée (partie de l’oreille interne) est achevée à deux mois 1/2, l’appareil auditif est fonctionnel vers quatre mois. Cependant les premières réponses aux stimulations sonores expérimentales n’ont été obtenues qu’à cinq mois 1/2 et les réponses électro-encéphalographiques n’apparaissent qu’à huit mois, après la maturation corticale. Ce qui ne veut pas dire que le fœtus est insensible aux sons avant cinq mois d’âge conceptuel.

Qu’entend l’enfant in-utéro ?

Il entend les bruits organiques de la mère. En particulier les battements cardiaques. Enregistrés et diffusés dans une nursery, ils calment spectaculairement les bébés pleureurs. Ces enfants grossissent davantage et dorment mieux. Coût : une cassette.

Il entend la voix de la mère à laquelle il réagit dès après la naissance. Le Dr. Tomatis utilise la voix de la mère filtrée en milieu aquatique pour des thérapies d’enfants et d’adultes.

Il entend la voix de son père, extérieure mais très bien perçue parce que grave. Si le père a souvent parlé à l’enfant, au cours de la grossesse, celui-ci réagit à sa voix deux ou trois heures après la naissance.

Marie-Louise Aucher, fondatrice de l’Association Française de psychophonie, a fait d’étonnantes découvertes confirmées scientifiquement. Elle cite certains cas particuliers éclairants.

• celui d’une famille où le père, basse professionnelle, s’exerçant à la maison, voit ses trois enfants naître avec un développement extraordinaire de la moitié inférieure du corps. L’un d’eux s’est agenouillé, poitrine à plat sur la table à langer, le lendemain de sa naissance. Tous trois furent des marcheurs précoces et infatigables.

• complémentaire est le cas d’un couple dans lequel la mère est soprano, le père basse. Leurs enfants offrirent aux observateurs l’équilibre parfait de membres supérieurs et inférieurs très bien développés.

Des études ont confirmé que l’oreille n’assume pas seule la fonction de perception vibratoire. Elle sélectionne les sons, mais ceux-ci sont reçus par tout ou partie du corps. Le corps et le cerveau sont stimulés et renforcés. Cela reste vrai d’ailleurs pour les enfants et les adultes.

Marie-Louise Aucher faisait chanter chaque semaine les futures mamans de la maternité de Pithiviers. Ces femmes améliorent leur état général et nerveux, les enfants sont très développés des membres supérieurs et sont dotés d’un comportement calme, joyeux, s’accommodant facilement de situations variées. Une hygiène de vie peu coûteuse qu’il est aisé de pratiquer dans toutes les cultures et surtout celles des pays les plus pauvres.

Le fœtus perçoit également la musique instrumentale baignant la mère à l’écoute d’un concert. Il réagit même sélectivement au programme : le jazz et le rock le déchaînent, Brahms et Beethoven l’agitent, Mozart et Vivaldi l’apaisent.

Une audition répétée peut être mémorisée et conduire à un véritable apprentissage. Ainsi Boris Brott, chef d’orchestre américain auquel on demandait comment lui était venu son goût pour la musique répondit : « La musique faisait partie de moi avant ma naissance. Quand j’étais jeune et que je dirigeais certaines œuvres pour la première fois, la partition de violoncelle me venait automatiquement. Je connaissais la mélodie avant d’avoir tourné la page. Un jour, j’en ai parlé à ma mère qui est violoncelliste et le mystère s’est éclairci : les œuvres que je savais par cœur étaient celles qu’elle interprétait quand elle m’attendait ». P. Rubinstein et Yehudi Menuhin firent des confidences analogues. Que ne peut-on interroger Mozart !

Retenons qu’une audition quotidienne de quelques minutes de musique choisie sera très bénéfique à tout enfant.

Le lien affectif avec la mère et le père

Enfin, il est une condition primordiale dont dépend en grande partie l’impact des facteurs précédents, c’est la qualité du lien affectif unissant le fœtus à sa mère, mais aussi à son père.

Or, une enquête portant sur cinq cents femmes a montré qu’un tiers de celles-ci ne pensaient pratiquement jamais à l’enfant qu’elles portaient. Elles ignoraient que l’enfant nourrit son psychisme naissant des pensées et des sentiments maternels, qu’il a un besoin vital d’être aimé et de communiquer avec sa mère.

Les enfants de ces femmes souffraient d’abandon psychique, de vide affectif. Privés de stimulations, ils se développèrent moins bien et, privés d’amour, ils avaient toutes les chances de connaître plus tard des difficultés d’existence et d’adaptation aux autres et à la vie.

Un fœtus privé de l’amour et du soutien de sa mère est exposé à la « dépression du nouveau-né », devenue récemment une des préoccupations majeures de la psychiatrie.

Il nous faut savoir également qu’un choc émotionnel violent peut, avant de s’enregistrer dans sa mémoire affective et organique, bloquer pour un temps plus ou moins long le développement physique en cours.

Les dents de lait, plus que tout autre organe, en témoignent de façon évidente. Elles constituent des archives vivantes et lisibles du passé de l’enfant.

Le Dr. Levine, chirurgien-dentiste de Manchester, passé à la recherche médicale, collectionne depuis des années des dents de lait qu’il observe par trans-luminescence au microscope électronique. Les strates d’ivoire formées avant la naissance — et qui peuvent être datées avec précision — sont, dans la plupart des cas séparées de celles qui se déposent après la naissance par une ligne plus sombre : celle correspondant au traumatisme de la naissance. Cette ligne, dite néonatale, est parfois absente, lorsque la naissance s’est passée naturellement, dans des conditions optima pour l’enfant, mais cela est encore assez rare. Dans certaines strates formées au cours de la gestation apparaissent assez souvent des anomalies, voire d’imperceptibles vides. Pourquoi ? Les mères sont interrogées. Des correspondances peuvent être établies entre des chocs émotionnels violents ou des stress intenses et prolongés qu’elles ont subis et la défectuosité de la couche dentaire contemporaine chez l’enfant.

Selon quel processus de telles répercussions peuvent-elles avoir lieu ? Lorsque la mère subit un choc physique, ou émotionnel, son organisme secrète des catécholamines, hormones de stress, qui filtrent à travers le placenta, inondent le fœtus, créant chez lui un état émotionnel et organique de même nature, mais plus intense encore étant donné la fragilité et l’absence de stratégie de défense que l’adulte, lui, a élaborées au cours de ses multiples expériences. Le choc supporté alors par le fœtus peut bloquer pour un temps plus ou moins long le processus d’édification des dents de lait… ou de tout autre organe qui se trouve dans une période sensible de son développement.

Ces cas négatifs ont fort heureusement leur contrepartie positive. Par bonheur, l’amour que la mère porte à son enfant est un bouclier protecteur qui atténue sensiblement l’effet des agressions subies. Une mère heureuse, équilibrée — le rôle du père est ici sous-jacent — qui entretient avec son enfant des communications fréquentes, riches, satisfaisantes au plan affectif, a toutes les chances de mettre au monde un enfant robuste, équilibré, heureux.

L’idée qu’elle aura en permanence de son enfant, ses pensées et ses sentiments à son sujet, détermineront l’image qu’il se forgera peu à peu de lui-même. Des tendances s’enracineront ainsi progressivement, par exemple, un sentiment de sécurité ou de respect de soi. A partir de ces strates profondes évolueront plus tard les traits de caractère.

Le tableau schématique et incomplet esquissé ici donne cependant une idée de l’importance de la gestation. Il est urgent que des mesures soient prises pour que soit respectée également la personne humaine en gestation :

• donner à la future mère qui travaille un congé de maternité qui couvre le troisième trimestre de la grossesse, les deux derniers trimestres pour une femme travaillant dans une atmosphère bruyante ou survoltée (et la première année après la naissance chaque fois que c’est possible).

• faire une véritable information sexuelle afin d’éviter les IVG et préparer une conception consciente et harmonieuse.

• prévoir une structure d’accueil et de conseils aux futures mères — et futurs pères — hygiène de vie, apprentissage de techniques de respiration et de relaxation, aide psychologique lorsque cela est nécessaire.

Il serait naturellement préférable que les problèmes personnels soient résolus avant la conception et même avant le mariage. Tout ceci ayant des prolongements intéressant la vie du nouveau-né et du couple parental.

Le pouvoir des adultes géniteurs, particulièrement de la femme sur l’enfant à naître, est immense. Si ce pouvoir est maîtrisé avec sagesse, l’humanité peut être grandement améliorée en quelques générations.

N’oublions pas non plus qu’après cette période capitale de la gestation, la vie reste à vivre !