Jacques de Marquette
Les abords de l’immortalité

 (Extrait de De l’âme à l’esprit par Jacques de Marquette. Édition Adyar 1958) En se haussant sur les trois sous-plans inférieurs du Mahar Loka ou Monde rationnel, la conscience a atteint le point le plus élevé qui soit accessible aux modes de conscience résultant des activités de la vie incarnée dans les formes. C’est le […]

 (Extrait de De l’âme à l’esprit par Jacques de Marquette. Édition Adyar 1958)

En se haussant sur les trois sous-plans inférieurs du Mahar Loka ou Monde rationnel, la conscience a atteint le point le plus élevé qui soit accessible aux modes de conscience résultant des activités de la vie incarnée dans les formes. C’est le sommet de la muraille édifiée par les Titans voulant escalader l’Olympe.

Pour s’élever jusqu’à cette cime de l’évolution terrestre, il a fallu que la conscience passe par une transformation si profonde, qu’on pourrait l’assimiler à une seconde naissance. En effet, il a fallu, non seulement qu’elle passe de l’égoïsme fondamental à une attitude altruiste plus ou moins permanente, mais aussi qu’elle se détache de la considération et de l’étude utilitaire des choses pour fixer son intérêt sur leur contemplation désintéressée, en un mot, qu’elle progresse de la technique pratique à la pure objectivité scientifique.

Mais toutes ces opérations se situent sur les divers degrés de l’Univers manifesté, étudiés dans les différentes phases de cette manifestation. Or, en vertu de ce que nous avons vu des phases successives de la manifestation universelle, tentons de discerner sous quelles conditions la conscience pourra continuer sa marche progressive vers l’ultime communion avec la source intemporelle de l’Univers, communion qui constituera proprement le passage de la mortalité à l’immortalité.

Tout d’abord revenons encore une fois sur la coupure fondamentale entre le monde terrestre et le monde supérieur que nous qualifierons de céleste pour la simplicité du discours.

Du point de vue de son développement par la perception des formes dans le développement du temps, la conscience, sur les plans inférieurs au plan médian du Mahar Loka ou barrière entre les deux mondes, fonctionne sous les modes de Jagrat, conscience active à travers les perceptions corporelles de l’état de veille et celui de Swapna, conscience dans les rêves. Du point de vue de la différence entre les perceptions figurées, et celles non figurées, la conscience y est en général active dans le monde de la forme : Roupam. Dans le domaine du temps, l’expérience humaine consciente se situe dans le cadre du temps historique, celui du devenir.

Il est vrai que les psychologues les plus subtils, comme notre regretté Maître Henri Delacroix, se préoccupent de ce qu’ils nomment la pensée sans image, premier pas de la conscience sur des plans considérés comme lui étant inaccessibles. Mais ce sont là des faits rares, dont l’observation est accessible seulement a des sujets arrivés aux abords indécis de la frange marginale entre le monde à quatre dimensions et les aspects métaphysiques du devenir.

Quant aux relations entre la conscience et le temps, nous avons vu que, tandis que lorsqu’elle porte sur le plan physique, la conscience est étroitement soumise aux nécessités spatiales dans ses représentations, elle s’en affranchissait rapidement sur la succession des sous-plans sur lesquels elle est soumise aux conditions des modalités des perceptions sentimentales. Nous avons vu que cet attachement de la conscience aux implications du temps dans le monde des extensions spatiales, la situait dans un domaine où l’écoulement du temps atteignait son maximum de rapidité. La conscience y est entrainée sans recours par le déroulement kaléidoscopique des relations entre les divers objets présentés par le monde extérieur. Le temps y atteint son maximum de rapidité, le sentiment tout subjectif de la « durée intérieure » de Bergson y est subordonné à celui de la fuite des événements.

Sur les divers sous-plans du monde affectif, cette fuite du temps continue à être rapide aussi longtemps que la conscience s’identifie avec les sentiments étroitement attachés aux objets extérieurs qui les inspirent.

Le renforcement de l’intellect facilite l’objectivation des émotions qui deviennent observables comme des objets distincts du sujet et analysés par celui-ci. Ce détachement de la conscience des liens qui l’attachaient à l’émotion, lui permet de sortir des zones où les liens qui l’entraînaient sur les bandes les plus rapides de l’écoulement du temps, étaient les plus étroites et les plus rigides. La conscience qui se rationalise, n’échappe pas seulement aux rigueurs étroites de la logique aristotélicienne de la contradiction, pour s’élever à la notion de l’ubiquité essentielle des corps physiques, décrits par la physique moderne, lorsqu’elle dépasse les aspects visuels de ceux-ci. Elle se libère aussi progressivement des contraintes rigides du flux de temps à mesure qu’elle se tourne vers la contemplation non seulement désintéressée, mais universalisée des objets considérés sous l’espèce de leur appartenance au monde intemporel des causes et des lois universelles.

Tous ceux qui se sont livres aux longues spéculations scientifiques et métaphysiques, connaissent bien le sentiment éprouvé à la fin de celles-ci, celui du retour au monde du flux des choses après un séjour dans la sérénité immobile du monde éthéré des lois universelles, de la contemplation desquelles naît le sentiment des impératifs catégoriques de la conscience morale, laquelle, disait Kant, est dans le cœur de l’homme comme les étoiles sont au ciel. Lors du retour au sentiment de l’inclusion dans les faits et les objets du monde extérieur, encore que ce dernier soit généralement constitué par une tranquille bibliothèque ou une non moins tranquille salle de travail, la conscience a, d’une façon aiguë, le sentiment d’avoir quitté un monde de quiétude absolue, de majestueuse immutabilité dont la profondeur et l’élévation grandiose rendent bien ternes les aspects changeant des « cent actes divers » de la vie du monde temporo-spatial.

Ce sentiment d’échapper graduellement aux tenailles de la fuite rapide du temps à travers l’espace, réalise le vœu de Faust de voir se prolonger les moments de communion avec la parfaite beauté des harmonies universelles et intemporelles. Il est certes une source de haute félicité en comparaison de la vie haletante des consciences prisonnières de l’écoulement inexorable des aspects du monde matériel. Mais ce n’est que le prélude des étapes restant à franchir pour atteindre à la quiétude absolue du temps immuable de l’être.

Tentons de jeter un peu de lumière sur les divers paliers de cette ascension. Comme c’était le cas sur les trois plans inférieurs, le processus d’élaboration des qualités psychologiques génératrices de prises de conscience de plus en plus étendues et subtiles et de moins en moins évanescentes, reçoit ses modalités des relations de la conscience avec les substances des plans sur lesquels celle-ci doit d’abord prendre pied, puis s’établir et enfin pouvoir projeter ses états les plus hauts vers des habitats encore plus élevés. Il est aussi influence par ses relations avec les divers degrés du monde sans forme, et avec les qualités du temps dont les incidences sur la succession des états de conscience tendent à une quiétude de plus en plus immuable.

Comme nous l’avons vu plus haut, la grande différence entre les états de conscience sur les trois sous-plans inférieurs et les sous-plans supérieurs du Mahar Loka, de l’intelligence rationnelle (le Nous des Grecs) tient à ce que, sur les plans inférieurs les concepts des lois cosmiques sont élaborées par induction en partant de l’observation de faits concrets connus et de la comparaison desquels on extrait des abstractions d’une portée universelle, tandis que sur les trois sous-plans supérieurs, les lois universelles ne sont plus connues sous forme de conclusion logique d’un raisonnement intellectuel partant de l’expérience sensorielle. Elles sont « éprouvées », senties à l’intérieur de la conscience par une sorte de communion, de prise de conscience directe des modalités des lois dont le sujet se sent comme pénétré. Celles-ci seraient en quelque sorte vécues intérieurement plutôt que perçues par suite d’un acte de compréhension, un jugement porté par le sujet sur des phénomènes perçus objectivement, c’est-à-dire se déroulant hors de lui. Ceci nous permet de comprendre la différence fondamentale entre les faits de conscience du monde du devenir conditionné par l’espace-temps ou l’univers est organisé par nos sens en phénomènes individualisés et doués de la faculté d’engendrer des perceptions sensorielles chez l’homme et les animaux, et les manifestations du monde du devenir soumis à la seule durée.

Le premier résultat fondamental est la disparition, presque totale dès le début et bientôt complète, du processus courant dans lequel la conscience non seulement fonctionne sous forme d’un établissement de relations entre le point central du sujet observateur et des circonstances extérieures dont la signification et la valeur sont progressivement perçues ; mais se considère comme distincte de ces perceptions. En plus du fait qu’à force d’altruisme et d’universalisation, la conscience a perdu le sentiment d’opposition au milieu extérieur, dès sa traversée de la barrière coupant en deux le Mahar Loka, elle perd progressivement la faculté de percevoir objectivement les états variés des mondes sur lesquels elle fonctionne.

Pendant toute son évolution, depuis qu’elle a pu se connaître comme un sujet différent de ses émotions, la conscience a vécu sous le signe du dualisme « sujet-objet » unis par le copule de la connaissance prenant la forme d’un jugement. En traversant la frontière des deux mondes du devenir, le monde des phénomènes et le monde des transitions intermédiaires entre celui-ci et celui des essences, la conscience s’élève au-dessus de la connaissance dualiste pour atteindre à la participation. Mais celle-ci est aux antipodes de la participation décrite par notre Maître Levy Bruhl dans la mentalité primitive. Là il s’agissait de la participation aux représentations collectives d’une société dont les membres n’avaient pas encore atteint l’individualisation. Maintenant il s’agit de la participation consciente aux normes universelles dirigeant les lois de la manifestation des corps, qui seront organisés sur les plans successifs de l’éclosion des phénomènes dans le monde de l’espace-temps.

L’expérience mystique, avec la grande variété de ses manifestations, jette un peu de lumière sur notre sujet. En gros elle se produit sur trois plans sur lesquels elle a des modalités très différentes. En premier lieu, elle atteint un monde de représentations similaires à celles perçues par les sens du corps physique, c’est-à-dire que le sujet voit des êtres revêtus de formes familières, anges ou démons, pareils à ceux des tableaux, saints, personnages sacrés, paysages, scènes historiques, entend des voix, des messages ou perçoit des odeurs suaves ou sulfureuses, etc. Ceci correspond étroitement au fonctionnement de la conscience en Swapna, le monde des rêves. On sait qu’un des grands problèmes soulevés par l’expérience mystique est de savoir si ces visions sont, comme les rêves, des imaginations engendrées par le contenu du subconscient des mystiques ou bien si elles sont vraiment revues par un ou plusieurs sens particuliers, d’un monde supérieur au monde physique, et aussi réel que celui-ci.

Puis les expériences mystiques portant sur un second monde où les visions figurées revêtent des formes familières ont disparu, et où le mystique ne voit plus que des lumières variées aux formes et aux couleurs fluctuantes, mais qui pourtant lui semblent chargées de sens, de messages, d’enseignements, de valeurs et de présences souvent d’un prix inestimable. Ce plan pourrait être comme étant la transposition d’expériences de rêve sur les états inférieurs du plan Aroupique ou sans forme, précisément sur les trois sous-plans supérieurs du Mahar Loka où les normes du devenir sur les plans inférieurs sont assez actualisées et dirigées vers l’inclusion dans les différentiations du monde des formes, pour que leurs caractéristiques puissent être perçues en couleurs différentes. Enfin l’expérience mystique atteint un état ou toute couleur, tout son, toute manifestation disparaît et où bientôt la conscience de l’existence distincte de la personne disparaît aussi pour faire place à l’immense félicité d’un passage à l’illimité dans toutes les dimensions même qualitatives. Après quoi, dans une nouvelle apothéose, la félicité elle-même disparaît pour faire place au vide total de la conscience.

Cette expérience prodigieuse, mal désignée par le mot extase, car au lieu d’être transports « hors de » l’ensemble des possibilités de perception, on y est comme aboli, échappe à la description. Peut-être est-ce parce que les mystiques qui s’élèvent jusqu’à elle n’ont pas développé les facultés qui permettraient de l’analyser en éléments divers et d’en dresser des hiérarchies descriptives ou tout au moins des degrés de modifications de perception traversés avant l’obnubilation et au retour consécutif. Mais elle nous donne une indication sur ce que peut être la conscience non seulement sur les divers plans du monde sans forme, mais aussi sur ses modalités dans Sushupti, le sommeil profond sans rêves et sur Turya, le monde de la félicité céleste. Celui-ci doit s’entendre comme le monde de la conscience transcendante du Créateur et non celui de l’abolition des perceptions humaines dans une suppression du discours intérieur. Il est intéressant de noter que les descriptions tant hindoues que bouddhistes, font état sur l’échelle des modes de conscience allant des premières extases de félicité à la Source Suprême, de toute une série d’états transcendants à la perception consciente de la félicité.

Les deux premiers états psychologiques, Jagrat et Swapna, correspondent aux plans physique, astral et mental concret. C’est le monde de Roupam, la Forme, celui sur lequel l’implication des impulsions vitales dans la rigidité spatiale de l’espace-temps est suffisante pour permettre une netteté de contours assez définie pour séparer un objet du milieu ambiant.

On sait que ces contours nettement définis sont illusoires, et dus aux imperfections de nos organes visuels. Tous les titres sont radioactifs, émettant des ondes de même nature que les énergies dont les particules constituent les électrons dont sont faits les atomes, et c’est seulement la conformation de nos yeux qui, en nous empêchant de percevoir ces ondes irradiant dans toutes les directions, nous fait croire a la localisation des corps en un espace restreint. Le monde de Roupam est celui sur lequel le temps est assez soumis aux contraintes de l’espace pour que les cascades ontogénétiques, dans lesquelles l’énergie créatrice descend de plan en plan, puissent se déposer sur les buttoirs des trois dimensions spatiales qui leur opposent une résistance suffisante pour qu’elles y deviennent visibles comme la buée qui se dépose sur les vitres qu’elle rencontre au lieu de continuer a flotter invisible dans les espaces libres.

Au contraire toutes les activités de la conscience sur les plans supérieurs à la coupure médiane du plan rationnel, le Mahar Loka, sont complètement dépourvues de forme comme d’extension. Sur les trois sous-plans inférieurs du monde rationnel, la conscience ne pouvait percevoir ou concevoir que des rapports abstraits ou des lois dirigeant les relations entre les corps, mais ces perceptions étaient soit élaborées par la conscience à la suite d’observations portant sur des corps, soit conçues comme nécessaires en vertu de nos observations générales sur le monde des formes. Au contraire, sur les trois sous-plans supérieurs du monde rationnel, il semblerait que la conscience ne porte plus que sur de pures perceptions de rapports nécessaires entre les entités non seulement anonymes, mais aussi potentielles et archétypiques. Tandis que les perceptions ne portent plus sur rien de formel dans les deux mondes psychologiques de Sushupti et de Turya, le flux de la perception des moments successifs de la durée intérieure se ralentit considérablement pour s’approcher de l’immobilité du temps de l’Être. La conscience pénètre sur un monde nouveau dont les données n’ont à peu près aucun rapport avec celles de notre monde terrestre, et dont il est très difficile de donner une description.

Cependant, on peut dire que la perception de différence d’intensité ressentie aussi comme des différences de valeur, à la fois qualitative et potentielle, tend à se substituer à celle de la distinction entre les formes. Cette sensation de différence d’intensité peut avoir une valeur informatrice. On peut reconnaître avec une certitude qui s’impose parfois, la présence de certains êtres déterminés. On se souvient que sainte Thérèse d’Avila reconnut la présence du Christ à son côté, alors qu’elle ne le voyait nullement [1]. Cependant si les perceptions qualitatives sont sans formes, elles ne sont pas complètement déspatialisées. On les perçoit comme occupant une position déterminée par rapport au centre de la conscience. Et cette faculté d’attribuer un lieu particulier au point d’émergence d’une sensation, postule l’existence d’un espace au sein duquel les origines de perceptions occupent des positions distinctes, en même temps qu’elles impliquent la localisation de la conscience du sujet. Pendant la vie et pendant la période de « rumination » des mémoires d’expériences qui en proviennent, le champ de la conscience occupe lui-même une direction particulière. A cause de la prédominance des activités visuelles, il est généralement perçu comme s’étendant en avant du cerveau, centre de la conscience claire. Ce n’est que dans les états de conscience très dépersonnalisés et universalisés, que l’âme arrive à s’affranchir des habitudes psychologiques qui l’ont amené à rapporter le foyer des activités de sa conscience à un centre précis et localisé à un point de l’espace. Il lui faut même réaliser des progrès considérables avant d’atteindre l’omnilocation qui la rendra semblable Celui dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

Mais dès qu’on s’élève au-dessus des opérations rationnelles portant, sur des objets concrets, on se trouve dans un monde où les formes ont disparu et ou il est pratiquement impossible qu’elles puissent se produire. Ce fait, si on en médite longuement les conséquences, jette un jour assez cru et même cruel, sur la nature de la vie après la mort. Ou bien elle est située sur les plans élevés auxquels aspirent toutes les Âmes pieuses, et toutes visions béatifiques réelles en sont bannies, ou, au contraire, les Âmes peuvent continuer à avoir des relations avec des êtres revêtus de formes corporelles terrestres, mais celles-ci seront incapables de leur ouvrir la connaissance des plans cosmiques supérieurs à ceux sur lesquels leurs activités psychologiques pouvaient se dérouler pendant leur vie.

Mais les Âmes qui ont pu franchir plus ou moins fréquemment la grande muraille séparant l’univers des formes du monde sans forme, peuvent, à leur mort et après rumination de leurs expériences portant sur les formes, franchir la limite du monde de Roupam et aller revivre sur des plans supérieurs les heures de félicité que leurs incursions dans les régions sacrées leur avaient permis de connaître.

La nature de celles-ci dépendra des niveaux, atteints. Sur le plan de Dhyana, celui des qualités « qualifiantes » qui, en donnant leur caractère aux concrétisations de l’amour, créateur, engendrent les propriétés germinales qui plus tard, vont donner leurs natures particulières aux créations, la connaissance communielle de ces qualités, née d’une intuition de leur existence poussée jusqu’à l’identification avec elles, engendre dans l’âme des félicités sublimes avec un sentiment aigu de la perfection des œuvres créatrices du Cosmos. Et de plus, ce sentiment de félicité, bien que dépassant complètement toutes les félicités éprouvées antérieurement, même celles des belles contemplations rationnelles dépassant elles-mêmes les plus merveilleuses envolées de l’Amour humain, et rejoignant les plus hautes communions avec l’essence du Beau, est encore peuplé par des évocations de créatures à venir, les ébauches des individus qui vont éclore à la vie égocentrique. On y perçoit à travers les vagues de qualités qui vont se combiner pour engendrer les caractéristiques des êtres à venir, comme les mouvements vers le concret des vagues lumineuses des myriades de créations potentielles en marche vers le devenir en une indescriptible grandeur.

La variété des degrés de la différenciation qualitative des vagues d’énergie créatrice traversant les sous-plans du Tapa Loka en marche vers l’infusion de la vitalité qui animera les divers plans structuraux des créatures, défie toute description. On se donnerait difficilement une idée de ces degrés de valeurs énergétiques en comparant les énergies qui agglomèrent la pulpe d’un fruit à pépins ou à noyau, à celles qui assurent la cohésion des différentes zones de l’amande, et ces dernières, aux énergies beaucoup plus puissantes encore qui donnent au germe de l’amande toutes ses propriétés vitales et créatrices si importantes. Il faut bien prendre garde à ne pas confondre ces différences énergétiques, qui sont de pures différences de puissance, avec les propriétés réifiantes ou « spécifiantes » qui recèlent les germes des formes particulières des êtres à venir. Ces dernières avec leurs qualités particulières laissant déjà prévoir les formes et les propriétés des corps à venir, sont du domaine du plan dhyanique, cette sorte de « prévue » non figurée, et non spatiale du monde des formes.

Il n’est naturellement pas question de tenter une description de divers degrés du Satya Loka, l’étage supérieur de l’Univers, où la Création est comme tangente au Créateur. Cela serait une tentative grotesque, s’efforçant d’expier en termes empruntés aux vocabulaires d’origines sociales, des états si proches de « l’Ens realissimum » des Théologies, que sa lumière aveuglerait le spectateur si… cette lumière n’était elle-même une traduction humaine et ne pouvait prendre naissance que sur les bas-fonds relatifs des sous-plans inférieurs du Dhyana Loka, du monde des Idées de Platon, tout au bas du vaste et prodigieux monde sans forme et sans espace.

Quant aux relations de la conscience avec le temps, elles sont soumises à une « intemporalisation » progressive dans le trajet ontogénétique à rebours, allant du sous-plan médian du Kama Loka, jusqu’au moment suprême ou l’impulsion créatrice divine se collecte en l’essence totale d’un œuf de Brahma, macrocosme en gésine d’une infinité de lignées créatrices de microcosmes humains. Par « intemporalisation », il faut entendre l’atténuation progressive du sentiment d’implication de la conscience dans le déroulement des instants du monde historique de l’Espace-Temps.

Cette implication atteint son maximum d’intensité et d’obnubilation spirituelle dans les mouvements les plus rapides, avions à réaction, autos de courses, bobsleighs, mouvements intenses en groupes, comme les émeutes hystériques des affolés de Rock an‘roll ou dans l’observation de ces spectacles qui entraînent la sensation existentialiste de participation exultante au maximum d’intensité de la vie. La conscience après avoir été libérée de son assujettissement total au temps extérieur peut, en se déspatialisant, dépasser la coupure médiane de la sphère rationnelle. Elle atteint alors graduellement des zones d’existence (par opposition à l’immuabilité de l’Être) où les opérations des œuvres de la Création lui offrent des possibilités de sensations d’autant moins assujetties au flux du temps, qu’elles sont plus proches de l’Être pur, dont la perfection immuable échappe à tout progrès, de même que son infinité dépasse toute étendue et son éternité absolue est complètement transcendante a toute possibilité de durée, c’est-à-dire succession d’états de conscience.

Les phases de conscience les plus élevées, celles qu’on éprouve aux abords ou au retour de l’extase, participent un peu du sentiment très complexe des amateurs d’art à la fin d’une visite lente et dévote à un des grands musées de peinture où, pendant des heures, ils ont contemplé des quantités de chefs-d’œuvre, communiant intensément et pieusement devant chacun d’eux avec l’émotion éprouvée par les grands maîtres en présence des valeurs sacrées qu’ils ont décelées dans leurs sujets et qu’ils ont indiquées dans leurs tableaux, aidant ainsi les observateurs à les percevoir. Chacun de ces chefs-d’œuvre étant comme une fenêtre ouverte par le génie du Maître sur les paysages de éternité qu’il reflète ; l’accumulation des communions avec le sacré qu’ils ont engendré dans la conscience, laisse dans celle-ci au sortir du musée, un sillage émouvant des éclairs qualitatifs successivement perçus dans les salles bondées par l’héritage de siècles d’élans vers la perfection du beau. A mesure que la conscience s’élève au-dessus des beaux souvenirs particuliers pour s’abandonner, complètement au commun dénominateur de toutes ces communions variées, elle atteint au sentiment d’une perfection universelle et immuable, complètement distincte et supérieure à la succession des éléments formels divers, dont les perceptions successives l’on engendrée, à la manière des arbres dont la juxtaposition aboutit à l’unité de la forêt.

A ce sentiment d’avoir atteint à la source immuable de toutes les manifestations diverses et successives du beau dans la fuite hâtive des instants successifs du temps, correspond à celui éprouvé à la fin de l’audition des chefs-d’œuvre grandioses de la musique de chambre ou symphonique, lorsque l’on est si entraîné par les envolées magiques de l’âme d’un grand créateur d’échos de l’Infini, que le boucan des applaudissements est impuissant à atteindre l’attention. Après les alternances des mouvements variés du chef-d’œuvre, dont chacun élève l’âme un peu plus haut, un peu plus près des sources sublimes de la musique intérieure ; après les développements logiques, harmonieusement élaborés des divers thèmes et motifs, s’élevant en volutes ascendantes vers l’Infini, vient un silence intérieur d’une prodigieuse richesse, dans un recueillement d’une passivité totale, d’un abandon absolu à la musique. On a alors l’impression que les mémoires bienheureuses de tous les scintillements des divers trésors de la partition se déposent peu à peu, à la manière de l’eau d’un fleuve remuée par des travaux, qui se décante pour retrouver sa transparence essentielle.

En l’espèce il y a plus que la sensation que, en s’estompant, tous les moments musicaux s’effacent pour ne laisser subsister que l’émotion globale résultant d’un magnifique voyage aux cimes de la sensibilité humaine, là où elle pressent la proximité de la perfection absolue, l’art arrivant à une unité grandiose dépassant tous ses éléments. On a aussi le sentiment que cette unité, résultant de la fuite d’éléments temporels, s’élève au-dessus du déroulement de ceux-ci à la manière d’un pic altier des montagnes, dont l’immobilité éternelle s’élève au-dessus d’une mer de nuages que le vent entraîne, et dont les chatoiements masquent les pauvretés trop concrètes des bas-fonds de la vie. Les envolées de la peinture et de la grande musique, s’achèvent ainsi en une immuabilité totale et écrasante…

C’est en fermant les yeux après la visite du musée que l’âme réalise la valeur transcendante, universelle et anhistorique de la source du beau objectif. C’est dans le silence lourd de précieuse qualité suivant le concert, qu’elle reçoit les aspects transcendants et immuables de l’infinie perfection de la beauté inhérente au « Royaume des Cieux » qui est en elle, perfection excluant à la fois tout progrès et tout mouvement. En sens inverse, c’est au retour des incursions extatiques dans les régions transcendantes au devenir, que l’âme éprouve « a posteriori » les émotions engendrées par la proximité des régions sublimes, constituent ce que les mystiques nomment « le Trône de gloire » de l’Éternel. Au lieu que ces félicités soient comme « induites » par la synthèse qualitative des perceptions du Beau, elles sont en quelques sorte déduites et appréciées grâce à leur faculté d’évoquer par ressemblance, les plus nobles expériences des enthousiasmes engendrés par la vie, en donnant à ces enthousiasmes leur plein sens étymologique évoquant linclusion dans le Divin ou l’élan vers Lui.

Chose capitale pour notre compréhension de l’incidence du facteur temps sur les phases variés de la conscience : que le sentiment de l‘expérience d’une communion avec une région transcendante résulte de l‘accumulation d’expériences visuelles ou d’expériences auditives, le résultat est le même. A la suite de la période de décantation au cours de laquelle s’est effectuée l‘ascension de la conscience vers des états de plus en plus universels et en même temps unifiés ; on n’arrive pas seulement à un état d’unité duquel toute différenciation a disparu, mais aussi à un sentiment d’arrêt du cours du temps ou plutôt d’une simultanéité totale unissant l’essence de tous les moments prodigieux du passé de la planète à celle des prodiges à venir jusqu’à « la fin des temps ».

Nous pouvons maintenant tenter de tirer quelques conclusions de notre étude aussi rapide que superficielle des conditions de sublimation de la conscience.

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1 Cf. J. de Marquette. Introduction a la Mystique comparée page 151.