(Extrait de la revue des deux mondes. Janvier 1968)
Gaston Berger [1] est né le 1er octobre 1896 à Saint-Louis du Sénégal où son père était officier de tirailleurs sénégalais. Ce dernier, Étienne Berger, était alors âgé de trente ans ; sa femme, Émilie Rousseau, avait vingt-cinq ans. Étienne Berger était né lui-même d’un sous-officier qui avait épousé une femme du pays, Fatou Diagne.
Étienne Berger prit sa retraite à Perpignan. Le divorce de ses parents obligea le jeune Gaston à quitter le lycée au moment d’entrer en classe de première. C’est alors que sa mère et sa tante s’installèrent à Marseille et que, devant les nécessités de la vie, le jeune Berger dut trouver un emploi dans une fabrique d’huile.
La guerre arrive. Gaston Berger s’engage le jour de ses dix-huit ans, le 1er octobre 1914. Il reste cinq ans sous l’uniforme, fait la campagne d’Orient, revient officier avec la Croix de Guerre. Démobilisé, il reprend sa place dans l’établissement où il avait débuté, lequel est devenu une fabrique d’engrais. Son patron reconnaît ses mérites et admire le courage de ce jeune homme qui décide de réentreprendre seul des études difficiles ; il lui laisse volontiers du temps pour son travail personnel ; un jour viendra où il lui proposera de devenir son associé dans l’affaire. Entre temps, Gaston Berger se marie et, devenu père de famille [2], accepte l’association. Le voici qui dirige le personnel de la maison, visite la clientèle, court les routes de Provence comme s’il avait trouvé le chemin de sa vie.
Or, il le sait, le chemin de sa vie se trouve à un autre carrefour. Son rêve est d’être professeur de philosophie. Il décide donc de préparer les deux baccalauréats. Sur le conseil d’amis, il va rendre visite au philosophe d’Aix, Maurice Blondel, qui le dirige vers René Le Senne, alors professeur au Lycée Thiers de Marseille. Celui-ci constate aussitôt qu’il n’a pas devant lui un élève ; il ne peut être question de leçons, mais le soir, après le dîner, d’entretiens philosophiques. Ainsi devait naître une amitié dont l’Académie des Sciences morales reçut l’émouvant témoignage lorsque, le 30 janvier 1956, Gaston Berger lut sa notice sur la vie et les travaux de René Le Senne auquel il succède: « Nous avons été unis, lui et moi, pendant 25 ans, par les liens de l’amitié la plus profonde et la plus vive … Il a été mon premier maître : il est toujours mon modèle ». Après le baccalauréat, Gaston Berger va suivre le cours de la vieille Faculté aixoise, rue Gaston-de-Saporta, illustrée naguère par Gassendi, et où enseigne un autre maître prestigieux, Maurice Blondel, sur lequel il pourra écrire : « Quand on a bénéficié longtemps d’une aide aussi complète et d’un enseignement prolongé par la conversation et la confiance, on a quelque scrupule à isoler, pour en parler, tels ou tels points particuliers. Toute expression reste imparfaite, car elle semble limiter ce dont on voudrait, au contraire, montrer l’épanouissement. » Sans être prédominante, il semble que l’influence du maître d’Aix ait assez profondément marqué sa pensée et resurgisse surtout dans sa dernière forme : la prospective.
Après une licence, rapidement et brillamment acquise, il présente un diplôme d’Études supérieures consacré aux « Rapports entre les conditions de l’intelligibilité et le problème de la contingence ».
En 1926, avec quelques amis : Rocca, Urtin, l’abbé Bourgarel et le professeur Jacques Paliard, le principal disciple de Maurice Blondel, il fonde la Société de Philosophie du Sud-Est qu’il dote d’un bulletin: les Études philosophiques. Ce bulletin devait devenir un jour la revue française ayant le plus de diffusion.
L’horizon philosophique de Berger s’ouvre sur l’Orient comme sur l’Occident. Jacques Paliard, exposant fin 1927 à la Société de Philosophie du Sud-Est, ses idées sur « le refus de l’alternative et le thème de la simulation chez P. Valéry », Gaston Berger intervint pour faire un rapprochement entre le poète de l’intellect et les penseurs hindous : « Pour moi, je le rapprocherais plus volontiers – déclare-t-il – des penseurs védiques et des idéalistes hindous … Il réussit à dégager le sujet de l’âme ; sur ce point, par la profondeur de son intuition, par la netteté de ses propositions connues, aussi par la beauté de l’expression, il rejoint Çankara, les Upanishads et la Bhagavad-Gîtâ. »
Gaston Berger manifeste ainsi l’ouverture de son esprit en faisant appel à la tradition orientale pour compléter celle de l’Occident ou se confronter avec elle. En tant que philosophe, il faudra attendre plus de vingt ans pour trouver une attitude semblable, par exemple chez l’Allemand Jaspers.
En 1931, il rencontre, par l’intermédiaire de Mlle Charlotte Chabot, Henri Bergson qui achevait Les deux Sources de la Morale et de la Religion, et était rempli de préoccupations mystique. Celui-ci aura une double influence sur Gaston Berger : il lui montrera l’importance de la vie mystique et, corrélativement, celle du Temps. Une autre source d’information sera une série de conférences données à Marseille à partir de 1932 par le R.P. Marie-Eugène des Carmes sur la doctrine mystique et, en particulier, celle des grands maîtres du Carmel, sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix.
Parmi les familier de la Société de Philosophie du Sud-Est, on compte Ch. Serrus, professeur de philosophie au Lycée Thiers, qui s’intéresse profondément à l’œuvre de Husserl ; il prépare une thèse qu’il soutiendra en 1934 sur le « parallélisme logico-grammatical ». Il oriente la pensée de Gaston Berger sur l’œuvre de Husserl, et celui-ci va bientôt, en Allemagne, prendre contact avec le fondateur de la phénoménologie.
En 1938, Gaston Berger prend une initiative hardie : il réunit à Marseille le Premier Congrès des Sociétés de Philosophie de Langue française, qui rassemble 12 sociétés et plus de 200 participants. Il inaugure ainsi une tradition qui continue toujours, le XIIe Congrès ayant eu lieu en septembre 1966 à Genève. Pendant la période qui précéda la guerre, Gaston Berger se rend souvent en Allemagne pour visiter Edmond Husserl. Pour arriver à suivre, à Fribourg-en-Brisgau, quelques cours du penseur allemand, il ne craint pas de se rendre dans cette ville en avion particulier, avec son beau-frère, membre de l’Aéro-club de Marseille. En effet, il a inscrit en Sorbonne deux thèses de doctorat, dont la seconde est consacrée à Husserl. Après la mort de celui-ci, il proposera à Léon Brunschwig de transporter en France les manuscrits du philosophe. Léon Brunschwig ne donna aucune suite à l’affaire ; par contre, le Franciscain Van Breda devait récupérer ces papiers pour l’Université belge de Louvain. La guerre survint. Gaston Berger fit courageusement son devoir. Démobilisé, il présente, le 23 mai 1941, ses thèses devant la Faculté d’Aix. Sa thèse principale est intitulée : « Recherches sur les conditions de la connaissance. Essai d’une théorétique pure ». La thèse secondaire est consacrée au « Cogito chez Husserl. »
Voici comment un de ses étudiants, Pierre-André Guastalla, rapporte l’événement : « A la Faculté des Lettres, cet après-midi, thèses de Berger : Théorie de la connaissance et Cogito de Husserl ; de 1 h 30 à 6 heures avec, comme jury : Segond, Lachiez-Rey, Paliard, Maurice Blondel ; Brunschwig, assis à côté d’eux, ne faisait pas partie du jury, parce que Juif. Maurice Blondel, 82 ans 1 /2, à moitié sourd, à moitié aveugle, voix chevrotante, chantante, parle les yeux fermés. Acuité de pensée de Segond qui ne bouge pas pendant toute la séance. Pas un mot, pas un geste ; l’on sent son esprit posé sur Berger. La parole, pour lui, n’est qu’un intermédiaire de pensée à pensée : il pense merveilleusement ». L’auteur omet la présence de Jean Wahl, et surtout il ne parle pas de la virtuosité de Gaston Berger qui répond avec la plus grande aisance aux questions des examinateurs. Vers 19 heures, le jury déclare le candidat admis avec mention très honorable et félicitations. La thèse principale est consacrée à la théorétique qui est une discipline cherchant essentiellement à comprendre la connaissance au moyen de l’analyse intentionnelle. Son point de départ est la corrélation du Je et du monde. La tâche de cette discipline va donc être de dévoiler ses exigences pour se constituer à travers des plans successifs : le monde, la qualité, l’intention, la signification, la valeur et le jugement. Mais derrière toutes ces opérations, on découvre le Je transcendantal qui n’est pas saisi, mais seulement affirmé. Il est simplicité, nudité. Il permet le double mouvement d’engagement et de dégagement. Ce dernier transforme la valeur des choses en s’orientant sur la paix transcendantale. Il y a une action détachée, lucide, sereine et détendue. Mais on n’est pas seul dans l’aventure. C’est la coexistence d’une multitude de moi qui enrichit chaque perspective de toutes les autres. La signification du monde est faite d’un partage de valeurs, d’une communication des consciences : le don de soi crée en nous la générosité, la compréhension mutuelle. Enfin, au-dessus de tout, Gaston Berger met le sacrifice et le courage et, par là, il introduit l’idée de Dieu sous le signe de l’abnégation. Certes, par la contemplation, on croirait s’installer au point d’arrivée, mais c’est par l’action quotidienne qu’on se rapproche du but, sans se persuader qu’on l’a atteint; et l’auteur termine son œuvre par cette citation de sainte Thérèse : « Le véritable amour de Dieu ne consiste pas à répandre des larmes, ni dans cette douceur et cette tendresse que nous désirons d’ordinaire, parce qu’elle nous console, mais à servir le Seigneur dans la justice avec un mâle courage et avec humilité. »
La thèse secondaire est une exégèse du « Cogito chez Husserl », qui met en lumière l’opération appelée « réduction phénoménologique », par laquelle sont mises entre parenthèses les réalités ; le jugement d’objectivité nous dévoile alors le cogito et sa structure. Le cogito est conçu comme la condition même du monde. Inversement, la constitution nous montre la genèse du monde à la lumière du cogito. C’était la première thèse d’état française sur Husserl. Elle avait reçu, en manuscrit, l’approbation totale de ce dernier avant sa mort. Il la considérait comme la meilleure étude sur son œuvre.
Peu après sa soutenance, Gaston Berger quitte l’industrie pour l’enseignement. Il est nommé chargé de cours, puis Maître de Conférences à la Faculté d’Aix. Durant les dures années de l’occupation, tout en participant activement à la résistance, il n’interrompt pas ses recherches philosophiques. En 1941, il célèbre la mémoire de Bergson dans les « Études philosophiques » ; il participe également à un ouvrage suisse en donnant une étude sur« la réflexion chez Bergson et chez Husserl », où il réunit et compare les deux maîtres qui lui ont ouvert le royaume du temps.
Le 6 mars 1943, il fait une communication à la Société de Philosophie du Sud-Est sur « Connaissance de la nuit », qui est une méditation sur la pensée de saint Jean de la Croix, à l’occasion du 4e centenaire de la naissance du grand docteur espagnol. En décembre de la même année, il étudie « La connaissance des hommes », où il esquisse le programme d’une philosophie complète : « Le premier moment en serait proprement la connaissance des hommes ; le second pourrait s’appeler philosophie de l’esprit ; le troisième exposerait une philosophie des valeurs. D’abord, l’anthropologie purement naturelle, puis la théorétique qui dégage le sujet transcendantal dans sa pureté ; enfin l’épanouissement de cette réflexion pure, en morale, en logique et en esthétique.»
A la Libération, il devient professeur à la Faculté d’Aix. Délégué à l’Information pour le Sud-Est, il est décoré de la médaille de la Libération. Enfin, il fonde à Marseille, avec le doyen Cornil, l’Institut de Biométrie et d’Orientation professionnelle, dépendant de la Faculté de Médecine. Il devait bientôt abandonner ce poste.
Les activités de liaison de Gaston Berger devaient le conduire à diriger, avec Marvin Farber, professeur à Buffalo, la composition d’un ouvrage comparatif : « La philosophie contemporaine en France et aux États-Unis », où il traite « Expérience et transcendance ». Dans sa thèse principale, Berger s’était penché sur le problème de l’intersubjectivité, en particulier dans un Appendice sur : « La Communication des consciences dans la phénoménologie de Husserl ». Il y reviendra en 1949, au Congrès de Mendoza, dans une communication sur la « Discussion des philosophes », réponse implicite au radicalisme philosophique d’un Edgar Wolf, qui avait tendance à réduire la philosophie d’un auteur à son tempérament. Gaston Berger s’efforce de chercher les possibilités de constituer une philosophie commune. Il dégage alors une attitude compréhensive, après avoir éliminé les types d’erreurs particulièrement fréquents et graves, et il conclut que, dans cette perspective, les discussions traduisent un effort de compréhension réciproque et non plus une intention polémique visant au triomphe d’une thèse particulière. Les philosophes pourront ainsi donner l’exemple d’une amitié réciproque sincère qui puisera sa force dans un commun respect des valeurs absolues et des expériences singulières : « Ils pourront donner aux autres hommes – écrit-il – l’exemple d’une union qui ne soit ni celle impensable des contraires, ni celle insupportable de l’unification dans l’uniformité, mais celle d’une diversité respectée et féconde ».
En 1949, il est nommé secrétaire général de la Commission Fulbreith, et il s’occupe des échanges universitaires France-Amérique, tout en conservant son poste à la Faculté d’Aix.
Dès la parution des thèses de son maître René Le Senne, Gaston Berger s’était intéressé à la caractérologie. En 1946, Le Senne publia un important traité consacré à cette discipline. Mais Gaston Berger voulait lui donner des bases indiscutables, ce qui le conduisit à mettre au point, de 1946 à 1950, le questionnaire qui porte son nom et qui avait été établi statistiquement sur un millier de cas. Une étude de ce questionnaire, parue dans le « Travail humain », en a hautement reconnu la valeur scientifique.
La caractérologie est une discipline cherchant, à la suite d’Heymans et Wirsma, à expliquer un caractère à partir de trois facteurs principaux : l’émotivité, l’activité et la rapidité de réaction, dont la présence ou l’absence et les combinaisons donnent huit types. Plus tard, Le Senne ajouta le champ de conscience. Gaston Berger devait montrer la nécessité d’autres ajouts : la popularité Mars-Vénus ; enfin, des facteurs de tendances en quatre directions principales. Ce sont : l’avidité, la tendresse, les intérêts sensoriels et la passion intellectuelle.
Cette dernière l’attirait particulièrement et nous a valu des études du plus haut intérêt sur Gide, Valéry et Goethe. Le génie de Valéry fut longtemps pour lui un véritable modèle à suivre. Plus tard, le développement de ses études artistiques devait faire monter Goethe au podium.
En 1950, il publie son « Traité pratique d’analyse du caractère » et son questionnaire.
En 1954, il complète son œuvre de caractérologue par un petit ouvrage sur « Caractère et personnalité » où, après avoir confronté son point de vue avec celui des culturologues américains, Linton et Kardiner, et esquissé une caractérologie des situations, il termine par un chapitre sur le sujet transcendantal et la personne, où on lit : « J’étudiais des individus, je sais maintenant qu’ils ne sont tels que par les sujets transcendantaux qui s’y expriment. Cela leur confère une dignité particulière que j’exprime en disant que ce sont des personnes. »
Il y aurait lieu de parler ici de son enseignement consacré à l’esthétique. G. Berger avait fait créer un « Certificat d’esthétique » à la Faculté d’Aix ; il en assura la charge jusqu’en 1953. Ses écrits portant sur cette discipline sont malheureusement rares. Il y a une communication à la Société d’esthétique sur « La psychologie du peintre » et un article sur « le temps chez Anouilh ».
Le voici directeur de l’Enseignement supérieur, en 1953, tâche redoutable, où ses qualités d’homme d’action et de penseur (en un mot sa forte personnalité) vont lui permettre de renouveler cette vénérable institution, tout en faisant front à d’innombrables difficultés. Il s’agit à la fois d’adapter les Facultés à un monde en devenir accéléré, et de faire face à la poussée démographique. Une des idées maîtresses de Gaston Berger concernant l’Université est la décentralisation. Chaque Faculté doit se développer selon son génie propre, c’est-à-dire selon les spécialités où elle a eu les maîtres les plus éminents comme la médecine à Montpellier, la psychologie à Strasbourg… cela n’empêche pas des créations toujours possibles. Il transforme les Facultés de Lettres en Facultés de Lettres et Sciences humaines, les Facultés de Droit en Facultés de Droit et de Sciences économiques, ce qui lui permet de bénéficier de personnel technique. Certains Instituts de Sciences, comme ceux de Nice, Nantes et Clermont sont transformés en Facultés. Gaston Berger crée, en 1957, auprès des Facultés des Lettres et des Facultés des Sciences, les Instituts de préparation à l’enseignement du Second degré, qui ont pour mission de rassembler, en vue de l’acquisition des titres habilitant à l’enseignement, les élèves professeurs. Il crée un troisième Cycle pour compléter la licence en Lettres et en Sciences ; celui-ci a pour objet de donner aux étudiants des connaissances approfondies dans une spécialité et de les initier à la recherche. 81 doctorats du troisième Cycle ont été créés dans les Facultés des Sciences, 107 dans celles des Lettres. Dans la même perspective, les Centres de Recherche sont multipliés dans les Facultés des Lettres : on en compte actuellement 40, répartis en 12 Facultés. En 1955, il crée « Les professeurs associés ». Il s’agit de personnalités éminentes françaises ou étrangères qui, sans être pourvues forcément de diplômes, pourront, durant un temps déterminé, donner un enseignement dans les Facultés. Enfin, en 1958, Gaston Berger crée la Licence de Sociologie.
La liaison Université-Industrie est une de ses préoccupations majeures. Elle se réalisa sur le plan scientifique avec la fondation d’instituts de Science appliquée, dont le premier a été créé à Lyon en 1957 et qui, chose unique en France, possédait un service psychotechnique, lequel permettait, durant la première année, d’orienter les étudiants vers une des écoles qui la composent : physique appliquée, électronique, métallurgie, chimie biologique, etc. On a, d’ailleurs, tout lieu de croire qu’avec l’esprit retardataire de l’enseignement en France, sous la double influence des professeurs et surtout de l’administration, ce service cet actuellement en veilleuse… Un deuxième Institut a été ouvert à Toulouse, en octobre dernier.
En 1958, Gaston Berger intègre définitivement la promotion supérieure du travail à l’Enseignement supérieur. Dans la circulaire qui l’organise, il déclare : « La France se doit, plus qu’à un autre moment, depuis le début de la révolution industrielle, de faire un gigantesque effort dans le domaine de la formation des hommes. Cet effort, nous l’avons entrepris, nous sommes résolus à le poursuivre ». La circulaire mentionne l’existence de Centres à Aix, Bordeaux, Clermont, Grenoble, Lille, Lyon, Mulhouse, Nancy, Nantes, Reims et Toulouse. En 1959, on annonce la création de nouveaux centres à Alger, Besançon, Poitiers et Strasbourg. On ne peut que louer cette initiative, tout en regrettant que les Sciences humaines n’y aient aucune part. La psychologie a son mot à dire dans la promotion supérieure du travail ; pourtant, les examens psychologiques préconisés dans une circulaire sont restés, jusqu’ici, lettre morte.
Mais le sort des hommes dont il est responsable, c’est-à-dire des professeurs de Faculté, occupe constamment Gaston Berger. Dans une conférence faite au Centre universitaire méditerranéen de Nice, il définit la triple fonction de l’Enseignement supérieur : former des maîtres, poursuivre des recherches, enfin être en contact avec le grand public qu’il doit informer des progrès de ses disciplines par des conférences de haute vulgarisation.
Plein de sollicitude pour les problèmes de liaison et de communication, Gaston Berger crée à Paris, boulevard Saint-Germain, un Centre universitaire international où peuvent se rencontrer les professeurs des Facultés françaises et étrangères. Dans le même sens et à la même fin, il crée en 1956 la Revue de l’Enseignement supérieur. Un de ses soucis était que l’Université ne se laissât pas dépasser par le devenir accéléré des connaissances. Dans un article de la Revue des Deux Mondes de février 1957, on lit : « Quand on songe à la manière dont se transmettent aujourd’hui les connaissances et les méthodes et qu’on évoque la vitesse avec laquelle le monde se transforme, on ne peut manquer d’être confondu. Un professeur de 50 ans transmet à ses élèves, qui s’en serviront dix ou quinze ans plus tard, des connaissances qu’il a lui-même reçues vingt-cinq ou trente ans auparavant. La période de communication du savoir est ainsi d’une quarantaine d’années, c’est-à-dire qu’elle est deux fois plus longue que celle qui mesure les grandes transformations dues à l’homme. Le médecin qui a aujourd’hui 50 ans n’a pas entendu parler, pendant ses études, ni des antibiotiques, ni des radio-isotopes, ni de la chirurgie du cœur.
« Nous savons bien que nos professeurs, nos ingénieurs, nos médecins, ont généralement assez de conscience professionnelle, et qu’ils ont conservé assez de curiosité pour se tenir au courant. Peut-on prétendre cependant que nos institutions les y aient aidés ? Oserait-on même affirmer qu’ils ont tous résisté à la fatigue ou au découragement, à l’usure, et qu’ils sont tous restés des inventeurs ? »
C’est en tant que créateur des institutions – n’avait-il pas écrit : « l’Administration elle-même doit devenir une création » – que Gaston Berger a voulu aider les membres de l’Enseignement supérieur à se mettre au courant, en leur accordant une année sur sept pour le faire : l’année sabbatique qui serait uniquement consacrée à des stages et à des travaux d’information.
Hélas ! il avait compté sans un pays où la dictature des comptables est un des vices les plus nocifs du système, et où la comptabilité est confondue avec la direction, comme l’a écrit Veraldi. Qu’importe que l’intelligence française soit en retard et doive utiliser des moyens de fortune pour maintenir son niveau : le ministre des Finances a refusé le projet.
En même temps, et malgré cette activité forcenée, la pensée ne perd pas ses droits. Chaque année, Gaston Berger prononce l’allocution inaugurale de la Société de Philosophie du Sud-Est ; chaque année, il prend la parole à Nice, au Centre Universitaire méditerranéen et au Centre de Sciences politiques. Président de la Société française de Philosophie, il ne manque presque jamais une séance. Innombrables sont les manifestations qu’il préside, en même temps qu’il y participe activement : les Congrès des Sociétés de Philosophie de Langue française de Grenoble (1954), Toulouse (1956), Aix-en-Provence (1957), Paris (1959), le Symposium de Phénoménologie de Royaumont, les Séminaires internationaux de Caractérologie de 1956 et 1959. Durant ce dernier séminaire, devait être fondée la Société internationale de Caractérologie, et créée la revue « Caractérologie ». Devenu, à la mort de Raymond Bayer, directeur de l’Institut international de Philosophie, il organise des colloques et des rencontres à Athènes, en 1957 ; à Varsovie, où se confrontent la pensée de l’Est et celle de l’Ouest, en 1958. Enfin, en 1959, à Mysore, aux Indes, la pensée de l’Orient et celle de l’Occident se sont rencontrées sous sa présidence.
A quoi il faut ajouter les Journées blondeliennes de 1952, organisées à la Faculté d’Aix ; les Journées cybernétiques de Marseille en 1956 … Il ne faut pas omettre non plus de signaler de multiples activités : la présidence du Comité de l’Encyclopédie française où il succéda à Lucien Febvre. Sous sa direction, furent publiés les neuf derniers volumes. Il participa effectivement au 17e : « Philosophie et Religion » et au 20e : « Le monde en devenir ».
Il y aurait aussi à parler de l’accueil de Gaston Berger, toujours chaleureux et attentif, de sa compréhension à la fois intellectuelle et effective des problèmes de chacun. Au début de la direction à l’Enseignement supérieur, une certaine défiance se dessinait du côté des scientifiques. Il eut tôt fait de la dissiper. Et son nom est pour beaucoup le rappel de l’homme qui a su comprendre tant de chercheurs marginaux que les structures officielles rejettent ou bien confinent dans des situations qu’ils ont depuis longtemps dépassées. C’est en cela que Berger est irremplaçable.
Dès 1949, le problème du temps préoccupe Gaston. Berger et il fait au Congrès de Philosophie de Neufchâtel, une première communication sur « La Liberté et le Temps », suivie l’année suivante d’une autre communication à la Société française de Philosophie sur « L’Approche phénoménologique du problème du temps ». Il devait d’ailleurs consacrer à cette question encore quatre articles.
A la suite de Husserl, dont il utilise la méthode, il arrive à admettre que le temps est une structure particulière de certains êtres dont l’essence est de devenir. En effet, le phénomène qui suggère le plus généralement l’idée de temps est le changement. Écoutons les battements d’un métronome : les sons se suivent légèrement différents les uns des autres, accolés par paires. Comment se présente chacune d’elles ? Je remarque, dit-il, que je n’ai ni l’un sans l’autre, ni l’un avec l’autre. Pourtant, ils ne sont ni associés, comme le veut la psychologie classique, ni organisés ensemble, ainsi que le veut Bergson. Il est même inexact de parler ici de passage ou de transition, car je ne puis suivre par la pensée la transformation d’un contenu dans un autre : à vrai dire, rien ne s’écoule à quoi puisse convenir le terme de « temps ». Ce qui m’est donné c’est, lorsque B arrive, la conscience que A est ce qui vient de disparaître, ce qui vient de mourir. L’expérience du devenir aux yeux de Gaston Berger, est l’épreuve de la mort, l’absurdité définitive qui annule les significations. Le devenir n’est pas l’élan vers la plénitude de l’être, mais fuite d’un contenu de conscience qui ne peut se soutenir. Le présent seul est la donnée fondamentale où l’action efficace s’accomplit. Rien dans l’expérience ne correspond à l’avenir et le passé est privation. Le temps n’est donc ni une forme de la sensibilité, ni une loi de la nature, mais une construction humaine, construction collective d’une représentation à laquelle ne correspond aucune réalité, mais qui nous délivre de la solitude et permet une action commune. Le temps, dans sa nature véritable, est un mythe.
Gaston Berger s’intéresse naturellement au développement des Sciences. Il avait passé son P.C.N. en 1935. Aussi la lecture de la thèse d’un jeune maître, F. Meyer, soutenue en 1954 : « Problématique de l’évolution », où l’accélération des phénomènes biologiques comme celle de l’histoire est démontrée statistiquement et représentée graphiquement, achève de le convaincre du fait que si le temps est un mythe, l’avenir est opératoire. Il est ce que l’ensemble du monde va faire. Aussi, le 12 novembre 1955, sa conférence inaugurale à la Société d’Etudes philosohiques du Sud-Est a-t-elle pour titre : « L’homme et ses problèmes dans le monde de demain. Essai d’anthropologie prospective ». Son but sera « de chercher à montrer, à titre d’exemple, quels aspects de la situation de l’homme de demain il est possible d’apercevoir dès aujourd’hui. On s’appliquera ainsi à déterminer en quel sens et dans quelle mesure la transformation profonde des situations influera sur la position, et peut-être sur la solution, des problèmes philosophiques traditionnels ».
Quels moyens seront mis en œuvre ? Ils s’appuieront sans doute à des statistiques, mais le comptage aura été précédé d’une analyse de type spécial, attentive à dégager les structures profondes des phénomènes. Les résultats obtenus devront ensuite être mis en œuvre par une combinatoire où l’imagination jouera un rôle, dont la théorie kantienne du schématisme fournit une première esquisse. Par la voie de cette combinatoire, la route était ouverte pour la cybernétique.
Mais pour pousser son analyse, Gaston Berger revient à l’expérience quotidienne. Sur ce plan, on distingue le temps existentiel et le temps opératoire. Le premier est celui de notre vie sentimentale et, qu’on le veuille ou non, il est sous-tendu par l’angoisse de la mort que l’homme s’efforce d’esquiver, par le divertissement pascalien, la résignation stoïcienne, la foi ou le sacrifice. Le temps opératoire, lui, est orienté uniquement vers l’action et son analyse révèle un certain nombre de déterminations : il y a d’abord le projet, c’est-à-dire qu’on réfléchit sur ce qu’il faut faire et qu’on décide ce qu’il faut faire ; puis la quantité – une action demande un certain temps – la consistance, le temps n’est pas malléable à l’infini, il résiste ; exemple : « Les journées n’ont jamais que 24 heures ». Mais quelle est la mesure du temps opératoire, sinon le travail ? « Mon projet n’exige pas seulement que des tâches précises soient prévues et accomplies, il demande qu’elles le soient dans un certain ordre. Enfin, toute action doit être commencée, poursuivie et conclue. Ici, la caractérologie nous apprendra pourquoi tel homme ne sait pas commencer, pourquoi tel autre part brusquement et s’arrête vite, pourquoi d’autres encore, sans abandonner leur travail, sont incapables de l’achever.
En dernier lieu, il faut noter que le temps opératoire est intersubjectif. Il n’intervient pas seulement pour coordonner les vitesses de mes propres actions, mais pour permettre l’action en groupe.
Ceci conduit Gaston Berger à la notion d’attitude prospective dont on a vu les caractéristiques. Ajoutons que cette attitude, reliée aux idées sur le temps de Berger, est aussi loin de l’utopie que de la programmation. Il s’agit, en effet, d’une attitude intuitive et collégiale orientée vers l’avenir et qui s’oppose, par un sondage vers le futur, à une dialectique comme le marxisme. L’attitude prospective n’est pas dans le devenir, mais dans l’immédiat ; on pourrait dire qu’il s’agit d’une position qui n’est pas sans ressembler à une conversion.
Ce terme de prospective, il l’avait emprunté à Maurice Blondel comme nous l’avons montré [3], mais il devait lui donner toute son extension et constituer sous ce vocable une discipline nouvelle. La rencontre du docteur Gras, ancien collaborateur de Carrel, conduisit à la constitution d’un « Centre de prospective » qui se présente comme un « groupe constitué pour l’étude des causes techniques, scientifiques, économiques et sociales qui accélèrent l’évolution du monde moderne et pour la prévision des situations qui pourraient découler de leurs influences conjuguées ». Ce centre s’exprimait dans la revue Prospective que Berger anima vigoureusement jusqu’à sa mort, y publiant un certain nombre d’articles remarquables. Mais depuis la mort de son fondateur, le Centre a rapidement décliné et le docteur Gras l’a quitté. Certes, on trouve des noms illustres et sympathiques dans son Conseil d’Administration, mais pas un philosophe, et surtout pas un philosophe ayant vécu la pensée du directeur de l’Enseignement supérieur, ce qui est une lacune considérable. Certains mauvais esprits accusent la prospective d’être une entreprise destinée à donner une bonne conscience à certains patrons, voire à certains technocrates. On ne peut approuver cette affirmation, mais il faut reconnaître que la revue Prospective, qui paraît au compte-gouttes, correspond de moins en moins à la pensée de G. Berger. Il ne suffit pas de prendre une étiquette : il est plus difficile de participer à un esprit.
C’est peut-être la fascination produite chez lui par le problème du temps qui a orienté la pensée de Gaston Berger vers la parapsychologie, particulièrement la télépathie et la prémonition. Quoiqu’il n’ait jamais exprimé officiellement son avis, il avait été très frappé par des communications télépathiques spontanées qu’il avait eues avec son père, alors que celui-ci habitait Perpignan et lui Marseille. Plus tard, il s’intéressa à l’astrologie et avait prévu, le recteur Bayen l’a écrit, sa mort accidentelle et publique. Sur notre conseil, il avait été voir le professeur Rhine, à la Duke University de la Caroline du Nord, où on avait testé ses facultés extra-sensorielles. Pourtant, lorsque Abellio a introduit la phénoménologie dans la parapsychologie, Gaston Berger est resté silencieux ; il semble aussi avoir ignoré les travaux de Gerda Walther sur la phénoménologie de la mystique et de la parapsychologie. On a toutes raisons de croire que son attitude était de prudence et qu’il ne voulait pas heurter l’esprit universitaire français, de plus en plus hostile à la parapsychologie, quand le monde entier, y compris les chercheurs soviétiques, en constate la validité. On peut dire qu’après la théorétique et la caractérologie, le problème du temps et la prospective sont des idées fondamentales de Gaston Berger.
Au total, il a été un de ces philosophes, hommes d’action, dont la tradition remonte à Platon ; il est entré, en même temps, dans une voie nouvelle, celle du philosophe chef d’entreprise, voie qu’avait prévue l’Anglais Whitehead dès 1932, dans son livre « Aventure d’idées ». Dans cette voie, Gaston Berger s’est trouvé avec cet autre homme d’action et penseur que fut Joseph Wilbois.
Essayons d’entrevoir les dernières préoccupations de Gaston Berger. L’augmentation du nombre des étudiants l’exaltait, mais l’inquiétait aussi, à cause du manque de maîtres. Il ne concevait pas qu’il fût possible, en quelques années, de multiplier par deux ou par trois le nombre des chaires ou des maîtres de conférences. Il était, sur ce point, en conflit amical avec son prédécesseur Donzelot. Aussi cherchait-il à imaginer d’autres procédés et à profiter de toutes les techniques modernes : magnétophone, cinéma, radio, télévision. Sa pensée était en harmonie avec celle d’Henri Laugier qui, dans ses conférences comme dans ses articles, a souvent attiré l’attention des pouvoirs publics sur les immenses ressources que peuvent donner à l’Université le cinéma, la radio, la télévision.
A la suite du professeur Laugier, et dans le cadre de l’allègement des programmes, il s’était attaché à la création d’une encyclopédie de méthodologie concrète, supprimant dans les données de l’enseignement des sciences et des techniques, tout ce qui est purement descriptif, qui fait appel à la mémoire, sans profit pour la formation de l’esprit et qui encombre tous les manuels à tous les degrés de l’enseignement. L’important étant de conserver seulement un petit nombre d’exemples concrets sur lesquels les élèves sont invités à suivre pas à pas les progrès de la pensée des hommes de science, en route vers les découvertes. Cela seul est formateur d’esprit, et particulièrement de l’esprit scientifique de toutes les disciplines.
Toutes les méthodes modernes l’intéressaient. Il avait soutenu la création de films de physiologie destinés à suppléer les travaux pratiques, difficiles à faire exécuter à de trop nombreux étudiants. Il s’était réjoui de l’installation de la télévision dans le grand amphithéâtre de la Faculté de Médecine ; il avait été tenté par les méthodes automatiques de correction de copies et il avait essayé d’orienter les constructeurs de machines pour obtenir des possibilités plus souples que celles actuellement utilisées.
Venons-en au problème final : quelle était la croyance ultime de Gaston Berger ? Pour cela, retournons un peu en arrière. Au cours de sa thèse, le dégagement du sujet apparaît comme corrélatif de son engagement. N’a-t-il pas dirigé une thèse sur le « Dégagement » ?
L’acte de réfléchir, d’ailleurs, est déjà une opération de dégagement. Or, que signifie-t-elle ? La relation du sujet au monde se détend : le Je échappe à ce qu’il y a de relatif dans toute relation : il se pose comme absolu en se posant comme transcendantal. Donnons alors à ce mouvement son vrai nom : il dessine une conversion. Celle-ci est évidemment d’ordre philosophique, puisqu’elle coïncide avec la réflexion qui découvre le sujet mais, comme l’engagement, le dégagement s’exprime dans l’existence : il devient alors détachement dans le désintéressement moral et la conversion religieuse. C’est pourquoi l’Essai de théorétique pure s’achève sur un chapitre dont le titre est plutôt celui d’une introduction. C’est pourquoi, dans le tome XVII de l’Encyclopédie, Gaston Berger tient à écrire lui-même les pages sur « la Phénoménologie transcendantale » et les pages sur la Vie mystique – celles-ci étant explicitement mises en continuité avec celles-là.
On ne saurait trop insister sur ces derniers faits : ce qu’il y a de plus essentiel dans la religion, prolonge, en quelque sorte, ce qu’il y a de plus essentiel à la philosophie. Dans sa thèse, la réflexion a posé le sujet hors du monde et, par là, comme absolu. Mais l’est-il vraiment ? Autrement dit, est-il vraiment libéré de sa relation au monde ? Sa situation rappelle alors celle du Moi cartésien qui découvre l’existence de Dieu dans la conscience de sa propre finitude : toutefois, l’expérience de nos limites unit ici la métaphysique à la morale et à la religion. En effet, un renoncement total ne peut avoir qu’une raison absolue… Il faut que ce soit à Dieu même que je vienne offrir le déroulement infini de mes aventures singulières.
Quinze ans plus tard, Gaston Berger poursuit son idée : « La réflexion philosophique rationnelle, en affirmant la réalité de Dieu hors du monde, ne nous met pas en sa présence. Dieu est certain, mais demeure caché. Nous ne savons ni où il est, ni comment l’atteindre, et nous-mêmes, qui sommes assurés d’exister, ne savons pas encore ce que nous sommes. Venus au monde sans raison, ou pour une raison qui nous échappe, promis à une destinée sur laquelle rien ne nous éclaire, ne nous saisissant que par la réflexion, que pour nous projeter devant nos propres yeux en un reflet qui nous trahit, pris entre un monde auquel nous ne pouvons plus nous confier et un Absolu que nous n’atteignons pas, nous sommes plongés, à notre manière de philosophes, dans la nuit obscure dont parlent les mystiques ».
Et c’est là qu’il nous faut maintenant rester, prenant les mystiques pour guides, afin de vivre à notre manière de philosophe, ce total détachement qui suppose la présence de Dieu, serait-ce au-delà de toute conscience claire et distincte. Présence d’un Dieu immanent ou d’un Dieu transcendant ? Sans doute, Gaston Berger eut-il refusé l’alternative, renvoyant à cette formule qu’il a répétée presque mot pour mot dans les deux articles de l’Encyclopédie pour exprimer et le sens de la recherche phénoménologique et celui de la quête mystique : « Nous sommes embarqués pour un voyage qui doit nous conduire là où nous sommes déjà arrivés sans le savoir ». Immanence, puisque le Dieu caché est déjà là : transcendance pourtant, s’il le faut découvrir au-delà de ce que nous nommons la Nature. « Spinozisme du Livre V de l’Éthique », c’est ce que nous déclare Suzanne Delorme, écrivant : « Gaston Berger était avant tout spinoziste et ce qu’il cherchait, c’était retrouver par-delà le temps l’Éternité au sens de Spinoza ». Oui, dans un sens, mais il n’aurait pas dit : « Deus Sive Natura.»
On a déjà fait remarquer que, dès 1932, Gaston Berger suivait à Marseille les conférences données par un des maîtres de la mystique carmélitaine, le R.P. Marie-Eugène. Il ne cessera d’étudier saint Jean de la Croix et les dernières lignes de sa thèse principale sont une citation de sainte Thérèse.
« D’autre part, écrit Henri Gouhier (mais est-ce bien d’autre part ?), à ses yeux, en effet, la spiritualité d’Extrême-Orient et celle de la piété chrétienne ne suivent pas deux lignes parallèles qui attendraient l’infini pour se rejoindre … quelles que soient les différences historiques et les variétés d’expériences, tout se passe pour la philosophie réflexive comme s’il n’y avait qu’une seule voie, sur laquelle elle rencontre les témoins de la même conversion. Ce point de vue n’est donc pas celui de Maurice Blondel, dont la pensée ne doit vraiment rien aux sagesses de l’Inde, ni celui de Bergson qui discerne en elles une philosophie incomplète.»
Quel est donc le secret de Gaston Berger ? Si on s’adresse à son œuvre, on trouve, dans sa théorétique, six citations consacrées à la philosophie hindoue et particulièrement aux Upanishads. Ce rapprochement entre Husserl et le Vedanta a d’ailleurs inspiré un intéressant article du docteur Jean Reboul dans la « Revue de Métaphysique et Morale » (1959). Berger semble donc chercher son inspiration dans l’Hindouisme. Par contre, dans le temps harcelant de sa vie parisienne, lorsqu’il lui est enfin permis de se réfugier dans son cabinet de travail, sa réflexion se poursuit sous le regard mystérieusement inexpressif d’un grand Bouddha accroupi sur une fleur de lotus. Enfin, nous savons que Gaston Berger s’est très tôt intéressé aux diverses formes de yoga, avec le sentiment de leur convergence, que ce soit par l’amour, par l’action ou par la connaissance; il s’agit toujours de la même union et du même Dieu. Allant plus loin, on a toutes les raisons de croire que Gaston Berger acceptait sur ce point les idées de René Guénon, c’est-à-dire l’existence d’une tradition perpétuelle et unanime révélée par les dogmes et les rites des diverses religions, mais UNE dans son expérience transcendantale. Berger y trouvait peut-être la satisfaction de ses préoccupations intellectuelles, rejoignant ici le philosophe italien Evola, et le grand historien anglais, Toynbee.
Dans un livre désormais fameux : « Tristes Tropiques », Claude Lévi-Strauss ne voit dans notre avenir qu’une marche vers la stagnation et la mort : « La civilisation, prise dans son ensemble, peut être décrite comme un mécanisme prodigieusement complexe, où nous serions tentés de voir la chance qu’a notre univers de survivre, si sa fonction n’était de fabriquer ce que les physiciens appellent de l’entropie, c’est-à-dire de l’inertie. »
A cela, Berger répond, dans sa dernière conférence sur l’idée de l’avenir, en déclarant : « Loin de vieillir, l’humanité devient progressivement de plus en plus jeune. Qu’est-ce en effet que vieillir ? C’est d’abord avoir chaque jour un peu moins de possibilités. Chacun de nos actes, parce qu’il est un engagement, est aussi une limitation. Tout choix détruit ce que nous aurions pu être en choisissant autrement. Mais notre monde est, au contraire, plus riche chaque jour de possibilités nouvelles. Il est aussi de plus en plus capable de restituer ce que l’on croyait perdu. Être vieux, c’est avoir choisi : l’humanité moderne est toujours à la veille de choisir.
Vieillir, c’est aussi se durcir, se scléroser. Or, le Monde moderne accroît sans cesse sa souplesse, sa disponibilité.
Vieillir, c’est se protéger, avoir construit peu à peu son abri, maison ou coquille. Or, il faut avoir le courage de le reconnaître : notre monde est de plus en plus précaire. Tout y est sans cesse remis en question.
Vieillir, c’est aussi s’isoler du monde, diminuer ses échanges, ralentir son activité. Ici, l’évidence du rajeunissement est encore plus manifeste. Nos informations ne cessent de croître, nos échanges de se précipiter, nos contacts de se multiplier … »
Et l’on comprend que l’homme qui écrivait ces lignes, magnifiques de confiance en l’avenir de l’humanité, était celui qui, un jour de septembre 1947, dans un Congrès de Philosophie à Bruxelles, s’était écrié, répondant à un interlocuteur l’accusant d’idéalisme : « Puisque vous reconnaissez que j’ai les pieds sur terre, rien ne m’empêchera d’avoir la tête dans le ciel ! »
L-.J. DELPECH
Extrait du site de la revue des deux mondes
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1 On peut consulter sur la vie et l’œuvre de Gaston Berger : Suzanne Delorme : « In memoriam Gaston Berger », revue de Synthèse, juillet-décembre 1960, le no 7 de la revue « Prospective 1961 » et le numéro d’octobre-décembre 1961 des Études philosophiques: Henri Gouhier : « Notice sur la vie et les travaux de Gaston Berger », lue à l’Académie des Sciences morales, le 12 novembre 1962 ; l’hommage à Gaston Berger, de la Faculté de Dakar (1962) et celui de la Faculté d’Aix (1962); enfin, B. Ginesty : « Prospection spirituelle et engagement prospectif. Essai pour une lecture de Gaston Berger » (Editions Ouvrières, 1966). Ouvrages de G. Berger: « Recherches sur la théorie de la connaissance », P.U.F., 1941 ; « Le Cogito chez Husserl », Aubier, 1941 ; « Traité pratique d’analyse du caractère », P.U.F., 1950 ; « Caractère et personnalité », P.U.F., 1954; « Phénoménologie du temps et prospective », P.U.F., 1962 ; « L’homme moderne et son éducation », P.U.F., 1963.
2 Son fils aîné devait devenir le chorégraphe M. Béjart.
3 Bondel et Berger : « Prospective » n° 7 (1961).