Vincent Bardet
Comment le Zen est entré dans ma vie

Je détenais la preuve expérimentale de l’existence du corps de vacuité, du corps de jouissance, dénommé également corps glorieux ou corps subtil (dont la faculté psi, étudiée par les parapsychologues, est l’une des fonctions) et enfin du corps physique, de peau et de chair, de nerfs et d’os, sans compter ses milliards de neurones. Et j’avais l’impression que le second « travaillait » le troisième pour le rendre réceptif à l’énergie du premier. Je pouvais dès lors décoder la plupart des messages considérés comme ésotériques, véhiculés par les traditions spirituelles de l’humanité. Surtout, j’entrais inconsciemment dans le sentier du bodhisattva (Être éveillé, engagé à sauver tous les êtres), respirant largement au sein du cosmos car, comme dit le poète : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre. »

Vincent Bardet témoigne ici de sa rencontre avec le Zen. Bardet a été aussi le directeur de la collection Points sagesse aux éditions Le Seuil. Il est l’auteur et le traducteur de nombreux livres. Après le zen avec Deshimaru, Bardet a travaillé dans la voie enseignée par Chogyam Trungpa. Voilà ce qu’il en dit: Ce n’est pas contradictoire d’avoir été à l’école de ces deux maîtres. Car Deshimaru, comme Trungpa, mettent l’accent sur le travail du bodhisattva qui fait l’effort d’élever son niveau de conscience en solidarité avec ses contemporains. La solidarité dans l’histoire est inséparable de l’Éveil, aux yeux de ces maîtres qui croient en la possibilité de répandre les germes d’une société éveillée. et Je peux dire que Deshimaru est mon père dans le Dharma et Trungpa ma mère. Après un quart de siècle, je réalise que j’ai vécu ainsi ces deux traditions qui insistent sur la pratique de la méditation. Mais dans la tradition du zen ou celle du mahamudra, il s’agit du même réel appréhendé, véhiculé par une culture différente. Ce qui est extraordinaire c’est qu’on n’a pas besoin de se convertir pour y accéder. On n’a même pas besoin d’être bouddhiste !

(Revue Question De. No 48. Juillet-Août 1982)

Je suis né après la Seconde Guerre mondiale, enfant, comme dit Jean-Luc Godard, de Marx et du Coca-Cola et, à bien des égards, je me sens solidaire de la génération d’hommes et de femmes qui atteignent aujourd’hui le cap de la trentaine. Notre génération, dans une certaine mesure, est une « génération perdue », en ce sens qu’elle a perdu ses illusions, ce qui n’est certes pas un mal, mais que certains ont perdu en même temps leur raison de vivre et sont envahis d’un désespoir profond, insidieux, résumé par les slogans philosophico-journalistiques de la « Mort de Dieu » suivie l’année suivante par la « Mort de l’Homme »…

Dans notre vieille Europe, des fractions généreuses de la jeunesse tentèrent dans les années 60 d’ébranler les fondements du vieux monde. On sait ce qu’il advint de ce vaste bouillonnement libérateur, qui culmina en 1968, de Paris jusqu’à Prague. La leçon était dure pour les apprentis-sorciers, mais elle ne fut pas perdue pour tout le monde. Je dus mon salut à un long voyage, qui me permit de changer d’air, et de prendre la température de la planète. Pèlerinage aux sources vers les rives du Gange et les montagnes de l’Himalaya, rencontre avec les yogins en Inde et les lamas tibétains au Népal. Puis exploration de l’Occident véritable : le Nouveau Monde ; j’ai coupé la canne à sucre avec les guérilleros d’Amérique Latine, rencontré les chamanes adorateurs du peyotl dans la splendeur désolée de la Sierra Madre, partage la vie communautaire des premiers diggers de San Francisco, désormais repliés dans les vertes collines et les vallées boisées de séquoias. Comme l’écrivain Zen américain Gary Snyder, je partage les espoirs politiques, utopiques, écologiques de notre époque, mais j’en dénonce désormais le caractère illusoire si le premier objet du travail n’est pas : « soi-même » — « Connais-toi toi-même » disait Socrate, reprenant la formule d’Éleusis. L’on peut ajouter avec le Bouddha : « Et tu connaîtras l’univers… ». Il m’a fallu du temps pour mûrir, pour découvrir que j’avais pour voisin à Paris, un très Grand Maître, un Bouddha vivant, celui que Yamada Zenji a surnommé à juste titre « le Bodhidharma des Temps Modernes », dont je devais devenir le disciple, pour l’éternité.

FLASH-BACK

À la terrasse d’un café, au bord de la place Saint-Germain-des-Prés, avec C. Ensemble nous avons vécu une aventure romantique en plein cœur de Mai 68, l’amour et la révolution, et cette entrevue est la dernière. Nous le savons. Elle fait allusion à un certain ouvrage, que je devrais lire, puis me recommande, pour mon cas personnel, « le Zen ».

— Qu’est-ce que c’est ?

Elle ne me répond pas. Impossible de lui tirer un mot, une explication. Et je crois encore aujourd’hui qu’elle ne pouvait rien me dire de plus… Comment, par quels conduits subtils du système cosmique le dernier mot de mon « premier amour » était-il l’amorce de la révélation suprême ? Je ne le saurai jamais. L’existence présente des aspects mystérieusement providentiels. Je devais avoir la clef du message quatre ans plus tard…

SAMADHI

Avril 1971, l’aventure psychédélique sur une plage déserte du Pacifique, au Nord de San Francisco. Atteint par la formidable vibration de l’énergie cosmique, je réalise expérimentalement le samadhi semblable à l’éclair, au vajra (Diamant-Foudre). Je m’aménage un coussin de sable, croise les jambes et plante les genoux en terre, m’assieds droit, et joins les mains. Gestes spontanés dictés par le sentiment de la plus grande urgence. Le « moment » ne dure point longtemps, mais me fait plonger hors du monde connu. Au-delà de l’espace/temps. Sous les oripeaux de l’impermanence, l’esprit me dévoile les pouvoirs infinis de maya (Ronde des phénomènes), et je perce sa nature essentielle, qui peut être décrite comme un vide lumineux. À cet instant surgit la certitude énigmatique que je suis l’acteur d’un processus de mort et de renaissance à l’intérieur de cette vie même, et qu’au regard d’une telle expérience initiatique, j’ai tout à apprendre de ma nouvelle existence. Sentiment de table rase, comme Descartes au niveau rationnel, avant d’élaborer son Discours de la Méthode, mais mon expérience est aussi complètement vécue au niveau du corps et du comportement. Depuis mon passage par Bénarès, je me considérais comme un sannyas (Moine errant), et l’événement était mon maître intérieur. Et voici que j’atteignais de façon éphémère le but même du Yoga Royal, la saisi du corps par l’énergie de la Kundalini Shakti (Énergie semblable au serpent), et réalisais du même coup la vacuité inhérente à tous les phénomènes, se résorbant en une lumière surhumaine. J’ai pensé par la suite : « Oui, je peux mourir. Maintenant je sais… ». Alors qu’en fait l’aboutissement d’un certain voyage, d’un chemin de connaissance, scandait le commencement du véritable travail, rendait possible le début de l’ascension dans l’âpre sentier de la sagesse et de la compassion.

Je détenais la preuve expérimentale de l’existence du corps de vacuité, du corps de jouissance, dénommé également corps glorieux ou corps subtil (dont la faculté psi, étudiée par les parapsychologues, est l’une des fonctions) et enfin du corps physique, de peau et de chair, de nerfs et d’os, sans compter ses milliards de neurones. Et j’avais l’impression que le second « travaillait » le troisième pour le rendre réceptif à l’énergie du premier. Je pouvais dès lors décoder la plupart des messages considérés comme ésotériques, véhiculés par les traditions spirituelles de l’humanité. Surtout, j’entrais inconsciemment dans le sentier du bodhisattva (Être éveillé, engagé à sauver tous les êtres), respirant largement au sein du cosmos car, comme dit le poète : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre. »

SUSPENSE

Au mois d’Août 72, j’allai avec mon amie P. et sa fille rendre visite à un vieux complice qui vivait avec sa femme et leur enfant dans un lieu enchanteur au pied du plateau du Larzac. Là nous pouvions faire de grandes promenades, chamaniser tout à loisir, reprendre le sentier des origines et retrouver la conscience primitive.

Un jour que j’étais assis entailleur au bord d’un lit, et que la claire lumière du dehors m’inondant depuis la fenêtre, me plongeait dans une sorte d’extase, P. s’approcha de moi. Elle voyait bien ce que je faisais… Elle s’approcha donc et commença à me manipuler, avec douceur et fermeté. Elle me fit basculer le bassin, planter les genoux en terre, redresser la colonne vertébrale, rentrer le menton, pousser le ciel avec la tête, joindre les mains, la gauche dans la droite, les deux pouces tendus se joignant. « Voilà, me dit-elle, c’est zazen ». Quelque chose d’extraordinaire se passa. Mon existence s’éclairait. Le sens de ma présence sur la planète Terre m’apparaissait soudain irréfutablement, parce que je le vivais, au-delà de tout discours, de toute pensée. J’avais trouvé, c’est-à-dire, on me transmettait, le pur diamant incorruptible, l’essence de la bodhi (Condition éveillée). Cette longue errance des rives du Gange à la Côte Pacifique, puis à nouveau dans ma patrie, toujours voyageur, avait donc une destination. Cette progressive dérive culturelle à travers toutes les strates de la pensée et de l’art me préparait à une expérience autrement radicale, coup de tonnerre dans un ciel bleu… J’ai été tout de suite complètement converti — ou transformé intérieurement, si l’on préfère. C’était vraiment comme rentrer chez soi, après un long voyage dont j’avais oublié le début, qui se situait certainement avant ma naissance.

Dès lors, durant tout l’automne, je pratiquai zazen de façon solitaire et dévorai tous les livres disponibles sur le Zen. Je savais que je devrais, tôt ou tard, me rendre au dojo de Paris, mais j’en reculais l’échéance, rebelle à toute idée d’embrigadement. Durant l’hiver, je partis quinze jours dans le Sud Marocain avec une grande amie, déclarant à qui voulait l’entendre que j’allais « faire zazen dans le désert ». Finalement j’y fis bien autre chose, et me convainquis de la nécessité inéluctable d’aller faire acte d’allégeance au dojo. Il fallut que dans ma vie quotidienne, tout près de moi, intervinssent des événements dramatiques, du théâtre de possession, certes, mais qui allait jusqu’au danger de folie et de mort, pour que je me décide à me rendre au dojo. Toutes les issues étaient bloquées, il n’y avait plus que cette voie.

J’engageai donc une mission de reconnaissance rue Pernety (Lieu de la voie). Je ne franchis pas sans frémir la porte de bois qui me séparait du temple. Au premier étage je trouvai la secrétaire du dojo et posai les questions d’usage. Elle conclut l’entretien en me déclarant de façon vive et inattendue : « Ici, il n’y a pas de Maître ! ». Puis elle me raccompagna au rez-de-chaussée, et, subitement, tira un rideau. Déchirant l’obscurité la lumière jaillit, et je vis devant moi l’autel, la statue du Bouddha, le portrait de Kodo Sawaki (Maître de Taisen Deshimaru, rénovateur du Zen au Japon), les fleurs, les kyosakus (Bâton d’admonition, bien appliqué, rééquilibre le système nerveux central). Irrésistiblement, je m’abîmai en prosternation devant la présence subjuguante qui déferlait sur moi. Me relevant, je ne pus que dire à L. souriante : « II y a un sacré appel d’air ! ». Le mardi qui suivit, avant l’aube, je me levai et sortis de chez moi. Dans la nuit glacée les étoiles scintillaient, le cosmos vibrait. Paris m’apparaissait comme dans un rêve. Lorsque, traversant la cour, je pris le chemin du dojo, une rumeur m’assaillit qui enflait, croissait au fur et à mesure que je m’approchais. C’était comme le martèlement des pas d’une foule immense, en marche. Le rythme de la progression de cette multitude ébranlait la terre et les cieux étaient traversés par les résonances abyssales d’un hymne vigoureusement scandé. L’humanité éternelle, fille de la nuit, marchait vers la lumière. Et le chant de l’ombre avait des accents de victoire. Le son des gongs et des cloches achevait de me plonger dans une transe magique, que ma démarche silencieuse incarnait. Plus tard, en connaissant le texte du chant, je vis que les dernières paroles, le « mantra (Formule répétitive) insurpassable », correspondaient à l’impression que j’avais reçue : « Ensemble, tous ensemble, aller, au-delà du par-delà, dans la bodhi »… Je poussai la porte et tombai prosterné, une nouvelle fois. Le chant s’achevait. Le son cristallin d’une clochette se fit entendre. Les gens bougeaient. Je sentis qu’on venait vers moi. Marchant d’un pas solide, le Maître s’approchait. J’étais prostré à côté de ses sandales. Avant de les chausser, et de s’éloigner dans la cour, il me lança par deux fois un « Ça va ? » retentissant. Je relevai le buste. Et replongeai vers le sol, tel Moïse devant le buisson ardent. Puis je me relevai à nouveau, une femme [c’était la secrétaire de Sensei (Professeur. Appellation familière du Maître)] me regardait. Elle me demanda, par trois fois : Qui êtes-vous ? » Finalement, reprenant mes esprits, je trouvai le moyen d’articuler : « Je m’appelle Vincent Bardet »… Elle avait disparu…

KYOSAKU

Première sesshin (Session de méditation) de mon existence, au-dessus de Nice, au début du Printemps 73. Zazen de l’aube. Longue assise en silence… Soudain Sensei se lève et commence à distribuer des rensakus (Bastonnades) en chaîne. Je fais gassho (Salut, mains jointes) et reçois une véritable rafale de douze ou treize coups de bâton sur chaque épaule. Plus jamais je ne l’ai entendu frapper autant… Nous étions gâtés ! Au-delà de toute pensée, de tout sentiment, je sens l’énergie descendre en mon corps, envahir la posture. Le jour se lève. Les oiseaux se mettent à chanter. Une joie inexprimable me remplit et des larmes coulent. Les mots ne pourront jamais rendre le choc, la surprise, la transformation. À la sortie du dojo je me retrouve marchant à côté de Sensei qui me demande : « Ça va ? ». Je ne peux que lever instinctivement le pouce dans un geste qui lui est familier…

DÉCISION

Bientôt vint la perspective des ordinations monastiques. Une fois encore, j’étais au pied du mur. Je n’avais qu’un seul but, un seul désir dans cette vie : devenir un moine zen. Et comme un cheval devant l’obstacle, au dernier moment, j’étais paralysé. Toute mon existence s’écoulait, tel un film, devant ma conscience, me persuadant qu’il fallait sauter, lâcher prise, « plonger dans l’abîme avec décision et courage, comme dit le koan (Énigme). Et, en même temps, je ne ressentais que trop le poids de mes imperfections karmiques. J’y étais inflexiblement déterminé, et n’osais en parler. Finalement, j’optai en faveur d’un petit billet laconique, que je donnai à Sensei, après un zazen, dans le bistrot « L’Aurore » : « Sensei, may I become monk ? ». La réponse… Il ne dit pas un mot, ne fit pas un geste.

La semaine se passa sans que je pense trop à l’échéance. Et je me retrouvai le samedi 1er décembre 1973, au dojo de Paris, dans le carré des ordinands, le premier surpris d’y être (et peu de gens s’attendaient à m’y voir), les cheveux longs, en robe noire chinoise… Autour de moi mes compagnons étaient revêtus de robes blanches lumineuses, le crâne fraîchement rasé, bien brillant… Ils me firent une place.

La suite de la journée se déroula dans un état second. J’observais les phénomènes, j’enregistrais les réactions des gens, leur joie, leur gêne, leur indifférence. Je me sentais porteur d’une onction, nimbé d’une aura : l’énergie torrentielle déversée par Sensei durant la cérémonie. Une formule trottait dans ma tête : Bouddha, Dharma (Loi, phénomène), Sangha (Communauté des disciples)…

Et je me récitais le poème de Dogen :
Je ne veux pas devenir Bouddha
Je suis bien trop stupide
Mais je veux devenir moine
Et voyager avec les autres
Comme l’eau du torrent
Et les nuages dans le ciel
Toujours avec et pour les autres.