Récit d’une entrevue avec un sage parvenu à l’illumination spirituelle
Traduit de l’anglais par Louis POUILLIART et René FOUERE.
(édition Le courrier du Livre 1975)
Même de son vivant, Yogaswâmi avait une réputation considérable, à Ceylan et dans l’Inde, en tant que sage vraiment parvenu à l’illumination spirituelle. Ses dévots ont été naturellement enclins à exagérer ses réalisations spirituelles. Il avait été salué comme le plus grand voyant que le monde ait connu depuis Shankara. Il y avait des sceptiques qui le mettaient à l’écart, comme n’étant qu’un autre yogi ayant des pouvoirs psychiques. Mais, même ceux qui se demandaient s’il avait été fondamentalement transformé dans le sens spirituel, admettaient cependant volontiers qu’il avait d’extraordinaires pouvoirs psychiques. Yogaswâmi avait la réputation d’avoir possédé des dons remarquables de seconde vue. On savait qu’il pouvait aussi disparaître d’un endroit et reparaître à plusieurs endroits en même temps. Trois de ses dévots prétendaient l’avoir rencontré chacun au même moment dans des lieux aussi éloignés l’un de l’autre que Jaffna (Ceylan), Madras et Londres. L’un de ses amis intimes se rappelait des incidents qui démontraient que tout ce que désirait Yogaswâmi se réalisait immédiatement. Par exemple, cette personne avait accompagné Yogaswâmi pendant une longue promenade à pied de plusieurs milles dans la campagne à travers des rizières. Ayant éprouvé les tourments de la faim et de la fatigue, Yogaswâmi avait formulé négligemment le souhait qu’il y eût une voiture pour retourner à la ville. A peine eut-il exprimé ce souhait que plusieurs voitures apparurent sur les lieux. Les conducteurs de ces voitures demandèrent tous à Yogaswâmi de monter dans leur véhicule et se disputèrent le privilège d’être de quelque assistance à l’égard d’un saint homme. En cette circonstance, Yogaswâmi avait levé les bras au ciel et s’était écrié qu’il était vraiment dangereux de faire des souhaits ! On m’avait dit que les personnes libérées spirituellement étaient incapables de désirer dans le sens psychologique du terme, leur ego s’étant dissous, mais que leurs souhaits ne pouvaient avoir trait qu’à des besoins purement physiques.
Une autre fois, à la fin d’une des rares visites de Yogaswâmi à Colombo, une grande foule d’admirateurs avait envahi une gare de chemins de fer de cette ville pour assister à son départ. Quelques dévots chantèrent des hymnes en sanscrit et en tamil tandis que certains autres lui offraient des guirlandes de fleurs. Il se faisait tard et l’un des amis de Yogaswâmi avait attiré son attention sur la nécessité d’arriver à temps pour prendre le train. « Ne vous tracassez pas, répondit Yogaswâmi d’un ton assuré, le train ne pourra pas partir sans moi. » Ce soir-là, en effet, la locomotive tomba en panne et le train fut incapable de partir à l’heure exacte. Après avoir salué tous ses amis sans se presser, Yogaswâmi se décida enfin à entrer dans son compartiment et, sur ce, le train commença à démarrer.
Quoique j’eusse entendu parler de Yogaswâmi, il y avait plusieurs raisons pour lesquelles je n’avais jamais ressenti une impulsion irrésistible pour aller lui rendre visite, jusqu’au moment de mon entrevue avec lui. D’abord, à cette époque, je n’avais pas les moyens de payer le voyage en chemin de fer jusqu’à Jaffna, qui se trouve à l’extrême nord de Ceylan ; ensuite, il me semblait alors, comme maintenant, que l’on doit découvrir Dieu ou la Vérité par soi-même et qu’aucun intermédiaire ne pouvait réellement nous aider à cet égard ; enfin, Yogaswâmi renvoyait la plupart de ses visiteurs.
Beaucoup de personnes considéraient malheureusement Yogaswâmi comme un simple diseur de bonne aventure ayant le don de faire des prévisions exactes. A une certaine époque, Yogaswâmi eut un flot de visiteurs chaque jour, de l’aube au crépuscule. Ils venaient le voir pour lui soumettre différents problèmes dont certains étaient personnels. Ceux qui étaient assez privilégiés pour être reçus par lui se considéraient habituellement comme doublement bénis. Quelques-uns de ceux qui étaient réprimandés par Yogaswâmi se considéraient comme châtiés spirituellement. Quand Yogaswâmi souhaitait éviter un visiteur, on savait qu’il pouvait disparaître ou se rendre invisible pendant de longues périodes de temps. Une explication intéressante de la conduite de Yogaswâmi est la suivante.
Les esprits des êtres humains qui sont en esclavage sont dans un état d’animation — c’est-à-dire animés par le « karma » dans le sens hindou-bouddhiste du terme. Ce « karma » n’est pas autre chose que la somme totale des innombrables influences psychologiques qui ont conditionné l’esprit et qui, en conséquence, font obstacle à la libération. Ces facteurs psychologiques s’unissent pour créer l’illusion du « je » ou de l’ego. Les personnes libérées, par contre, éprouvent un état de pure conscience qui est dû à ce qu’elles sont allées au-delà de cette coquille du moi. Il serait correct de décrire l’état de libération comme un état de non-animation, puisqu’un esprit libéré ne serait pas animé par le « karma ». Comme un esprit libéré est par conséquent comparable à la matière inerte, il pourrait être doté d’une force d’animation ou d’impulsion par un esprit non libéré qui serait nécessairement caractérisé par l’animation ou le « karma ». En outre, un esprit libéré a l’avantage d’agir comme un miroir dans lequel un esprit non libéré peut se voir lui-même tel qu’il est réellement. Or, si Yogaswâmi a paru manquer d’une personnalité stable, ce fut probablement parce que sa « personnalité » acquérait temporairement les caractéristiques de celles de ses visiteurs. Il n’est donc pas surprenant que des personnes fières aient trouvé invariablement que Yogaswâmi se conduisait envers elles d’une manière arrogante. A ceux qui étaient obsédés par des peurs, l’attitude de Yogaswâmi semblait timide, craintive. Un sannyasi (anachorète) du sud de l’Inde avait récité à Yogaswâmi une strophe de la Bhagavad Gîtâ. Sur ce, Yogaswâmi avait répété la strophe avec des remaniements et d’habiles calembours sur certains mots de sorte que les vers sacrés acquéraient une signification érotique.
Yogaswâmi ne pouvait pas s’empêcher de faire cela car il réagissait simplement aux images sexuelles cachées dans l’inconscient de cet anachorète. En conséquence, cet ascète, comme beaucoup d’autres visiteurs de Yogaswâmi, fut non seulement irrité mais gêné. En un sens, Yogaswâmi était un maître du Zen qui éveillait les gens de leur sommeil psychologique en leur donnant un choc sans le vouloir délibérément. Les gens de Jaffna considéraient Yogaswâmi avec un curieux mélange de vénération, d’affection et de peur. Quelques-uns de ses ardents admirateurs semblaient plus le craindre que l’aimer. Pour être reçu par Yogaswâmi il était nécessaire de l’approcher sans aucun motif secret, quel qu’il pût être. Ce pur état d’être, sans motif, semblait l’inaccessible, le zénith de la spiritualité : en effet, si seulement on pouvait atteindre cet état de conscience purifiée ne serait-on pas soi-même un Yogaswâmi ? Or, le manque de confiance en ma capacité d’affronter Yogaswâmi sans aucun motif reconnaissable fut aussi une importante raison qui m’a fait refréner mon désir de le voir.
J’avais parcouru une grande distance en marchant le long du littoral à Colombo. Les pêcheurs poussaient hâtivement leurs bateaux sur le sable avant le coucher du soleil à Dehiwala. Leurs cris et leurs paniers de poissons troublaient la sérénité de cette soirée tranquille. Aussi je m’éloignai d’eux et je choisis un endroit isolé sur un rocher qui faisait face à la mer à Bambalapitiya. Le ciel devenait graduellement illuminé par toutes sortes de couleurs en raison du soleil couchant. Le soir était agréablement frais et la brise apaisante venant du large avait sur les nerfs un effet vivifiant. Le mugissement incessant de la mer et la vue des vagues se brisant contre les rochers semblaient un sujet approprié pour la contemplation. Ces vagues inlassables ont dû se jeter contre ces rocs pendant des millions d’années mais les rocs sont restés inébranlables. L’enquête spirituelle de l’homme à travers les âges n’est-elle pas semblable à cela ? L’homme a perpétuellement cherché et lutté pour trouver la Vérité ou Dieu, qui apparemment sont restés inconnus et mystérieux. La mer est comparable à la conscience universelle de laquelle jaillissent, tels des vagues, de petits egos. Ces vagues se jettent contre la Vérité et se dissolvent, mais seulement pour être transformées à nouveau en d’autres vagues. Telles étaient mes pensées quand soudain un homme très basané et d’un certain âge s’approcha de moi et insista presque pour que je l’écoute. Je fus plutôt déconcerté. Son apparence était quelque peu agressive, mais son état d’esprit était dans l’ensemble bienveillant et sympathique, comme je m’en aperçus bientôt. « Jeune homme, me dit-il, pourquoi perdre votre temps dans l’oisiveté ? » Notre prise de contact ne tarda pas à donner naissance à une chaude amitié. Cet homme se présenta comme étant un fonctionnaire retraité qui vivait à Tellipallai (un village près de Jaffna) avec sa femme et sa famille. Pendant les minutes où je fis sa connaissance, il me parla de Yogaswâmi avec un grand enthousiasme. « Il est scandaleux, dit-il, que vous n’ayez pas pris la peine de rendre visite à notre sage qui vit dans cette île. » Ce monsieur m’offrit très obligeamment de payer mon voyage en train jusqu’à Jaffna et m’invita aussi à demeurer chez lui aussi longtemps que je le désirerais. Nous passâmes ensemble à Jaffna plusieurs semaines fertiles en événements. Il me conduisit à tous les fameux temples hindous qui se trouvent dans cette partie du pays, y compris le temple Nallur. Etant un pieu hindou, il croyait sincèrement qu’il était nécessaire de me purifier pour me préparer à ma future visite à Yogaswâmi. Chaque matin avant le lever du soleil sa femme récitait des hymnes tirés des Ecritures hindoues. Fréquemment je devais m’habiller avec un « dhoti » blanc, de la pâte de bois de santal et de la cendre sacrée étant appliquées généreusement sur mon corps, ce qui était une condition nécessaire pour pénétrer dans certains temples. Je ne voyais pas très bien la signification religieuse ou spirituelle de ces rites, mais peut-être ajoutaient-ils une certaine couleur à des circonstances qui eussent été autrement monotones et solennelles. Les semaines passaient et, bien que prenant beaucoup de plaisir à l’hospitalité qui m’était généreusement offerte, je commençais néanmoins à me sentir quelque peu impatient à l’idée que nous n’avions pas encore rendu visite à Yogaswâmi. Je me demandais même si mon ami n’était pas en train d’essayer subtilement de me convertir à la manière de vivre des Hindous. En tout cas, un tel programme semblait sans objet parce que j’avais déjà une certaine sympathie pour la philosophie Vedânta. Par la suite je me suis rendu compte que mon ami était sincère dans sa conviction qu’une période préliminaire de préparation était absolument indispensable avant d’avoir une entrevue avec Yogaswâmi. Un mois s’était presque écoulé et je désirais vivement retourner chez moi à Colombo. Comme je perdais rapidement mon intérêt ancien pour Yogaswâmi, je décidai finalement de quitter Jaffna sans lui rendre visite. Lorsque je fis part de cette décision à mon ami, il rayonna d’un air triomphant. « Ah ! je pense que le moment convenable est arrivé ! Maintenant que vous perdez votre intérêt pour lui, vous êtes dans l’état de préparation qui convient pour le voir. Nous irons demain. » Après qu’il eut parlé, je fus convaincu pour la première fois de l’objet réel et profond de cette longue période d’attente et de préparation. Nous décidâmes de rencontrer Yogaswâmi le lendemain matin au lever du soleil, ce qu’on pensait être le meilleur moment pour une telle rencontre.
C’était un matin frais et paisible, sauf que l’on entendait les bruits crépitants provoqués par la douce brise balançant les grands et gracieux borasses. Nous marchions silencieusement sur les routes étroites et poussiéreuses. La ville était encore endormie. Yogaswâmi vivait dans une toute petite hutte qui avait été construite spécialement pour lui dans le jardin d’une maison de la ville de Jaffna. Cette hutte avait un toit de chaume et était dans l’ensemble caractérisée par la simplicité d’une demeure paysanne.
Yogaswâmi apparut exactement tel que je l’avais imaginé. Il paraissait très vieux et frêle. Il était de taille moyenne et ses longs cheveux gris lui tombaient sur les épaules. Lorsque nous aperçûmes Yogaswâmi, il balayait le jardin avec un long balai. Il marcha lentement vers nous et ouvrit les portes. « Je suis en train de faire la besogne d’un coolie (homme de peine), dit-il. Pourquoi êtes-vous venus voir un coolie ? » Il rit sous cape avec un éclair de malice dans les yeux. Je remarquai qu’il s’exprimait dans un bon anglais avec un accent impeccable. Comme il y avait habituellement un sens ésotérique à toutes ses déclarations, j’interprétai ses mots ainsi : « Je suis un nettoyeur spirituel des êtres humains. Vraiment, avez-vous besoin d’être purifiés ? » Il nous fit gentiment signe d’entrer dans sa hutte.
Yogaswâmi s’assit les jambes croisées sur une estrade légèrement élevée et nous nous assîmes sur le sol en face de lui. Nous n’avions pas encore prononcé un seul mot. Ce matin-là nous parlâmes à peine car il fit à lui seul toute la conversation. Il n’était pas nécessaire de lui parler, car il suffisait que l’on pense à quelque chose et il répondait instantanément. Je n’eus pas à exprimer mes questions avec des mots car Yogaswâmi fut tout le temps informé de mes pensées. Après que nous nous fûmes assis confortablement sur le sol, Yogaswâmi ferma les yeux et resta immobile pendant presque une demi-heure. Il parut vivre pendant ce temps dans une autre dimension de son être. On pouvait se demander si la sérénité exprimée par son visage était imputable à la joie de sa méditation intérieure.
Dormait-il ou se reposait-il ? Essayait-il de sonder nos esprits ? Mon ami indiqua avec un sourire ému que nous avions vraiment de la chance d’avoir été reçus par lui. Soudainement Yogaswâmi ouvrit les yeux. Ces yeux lumineux semblèrent dissiper l’obscurité de la hutte entière. Son regard était aussi doux qu’il était lumineux — la douceur de la compassion. Je commençais à ressentir la faim et la fatigue et aussitôt Yogaswâmi demanda : « Que voulez-vous prendre comme petit déjeuner ? ». A ce moment j’aurais accepté tout ce que l’on m’aurait offert, mais je pensai aux « idli » (gâteaux de riz) et à des bananes, qui sont à Jaffna des articles populaires d’alimentation. En un éclair un étranger apparut dans la hutte, nous salua respectueusement et nous offrit ces aliments sur un plateau qu’il tenait. Un peu plus tard mon ami désira du café, mais avant qu’il ait pu exprimer sa demande avec des mots le même homme rentra en scène et nous servit du café. Après le petit déjeuner Yogaswâmi nous demanda de ne pas jeter les peaux de bananes qui étaient destinées à la vache. Il parla à haute voix à la vache qui broutait dans le jardin. La vache, maladroitement, rentra droit dans la hutte. Il lui donna à manger les peaux de bananes. Elle lui lécha la main avec reconnaissance et essaya de s’asseoir sur le sol. Yogaswâmi lui tendit la dernière peau de banane qui restait et lui dit : « Maintenant laisse-nous tranquilles. Ne nous dérange pas, Valli. J’ai quelques visiteurs. » La vache inclina la tête en signe d’obéissance et exécuta fidèlement ses instructions. Après que la vache nous eut quittés, Yogaswâmi ferma les yeux à nouveau et sembla se perdre encore une fois dans un monde à lui. J’étais vraiment curieux de savoir ce que Yogaswâmi faisait exactement lorsqu’il lui arrivait de fermer les yeux. Je me demandais s’il était en train de méditer. C’était un moment approprié pour aborder ce sujet, mais avant que j’aie pu poser des questions il se mit soudain à parler. « Regardez ces arbres-là. Les arbres méditent. La méditation c’est le silence. Si vous vous rendiez compte que vous ne savez vraiment rien, alors vous seriez véritablement en train de méditer. Une telle sincérité est le terrain qui convient au silence. Le silence est méditation. » Yogaswâmi se pencha en avant avec passion : « Vous devez être simple. Vous devez être complètement nu en votre conscience. Quand vous vous êtes réduit à néant — quand votre « moi » a disparu — quand vous êtes devenu rien, alors vous êtes vous-même Dieu. L’homme qui n’est rien connaît Dieu, car Dieu n’est rien. Rien c’est tout. Parce que je ne suis rien, voyez-vous, parce que je suis un mendiant — je possède toutes choses. Ainsi rien signifie tout. Vous comprenez ? »
« Parlez-nous de cet état de néant », demanda mon ami dans une attente anxieuse.
« Cela signifie que vous ne désirez vraiment rien. Cela signifie que vous pouvez honnêtement dire que vous ne savez rien. Cela signifie aussi que vous n’êtes pas intéressé à faire quoi que ce soit au sujet de cet état de néant. »
Je méditai, me demandant ce qu’il voulait dire par « ne rien savoir » – l’état d’« être pur » en contraste avec le « devenir » ?
« Vous pensez que vous savez mais en fait vous êtes ignorant. Quand vous voyez que vous ne savez rien au sujet de vous-même, alors vous êtes vous-même Dieu. »
Yogaswâmi faisait fréquemment allusion à cet état de silence. Il en parlait comme si c’était sa vie même. Pour celui qui n’a pas fait l’expérience de cet état de « samâdhi », toute description qui en est faite restera nécessairement une abstraction. En sa présence on entrevoyait d’une façon fugitive cette félicité. Quant à savoir si la conscience de Yogaswâmi s’étendait jusqu’à inclure celles des personnes qui se trouvaient à proximité immédiate de lui, ou si son sentiment de joie inexprimable ou de paisible félicité ou de « samâdhi » reposait sur une illusion personnelle, c’est une question qui ne peut pas être facilement tranchée. Presque tout ce que disait Yogaswâmi semblait si étonnamment simple qu’on ne pouvait s’empêcher de devenir temporairement oublieux des implications pratiques de ses déclarations. Aussi, pendant un moment, comme pour affirmer l’indépendance de mon esprit, j’essayai d’examiner mentalement avec minutie ses déclarations sans poser de questions. Cet état de silence est-il l’œuvre de la grâce divine ? Est-il possible de faire naître cet état en soi-même ? Passe-t-on par cet état accidentellement sans aucun effort de volonté ? Est-ce que toute tentative pour produire ce silence ne rendrait pas inévitablement l’ego actif ? Yogaswâmi, qui était évidemment conscient de ces doutes et de ces difficultés, vint à mon secours avec une remarque savoureuse et inoubliable. « Il y a silence quand vous vous rendez compte qu’il n’y a rien à gagner et rien à perdre. »
Notre conversation, qui prenait une tournure intéressante, fut interrompue par un homme qui entra dans la hutte. Cet homme était apparemment un ardent dévot de Yogaswâmi. Il alluma un cierge; plaça quelques fleurs de jasmin sur le sol et finalement se prosterna sur le sol de ciment froid avant d’embrasser les pieds de Yogaswâmi. « Espèce d’idiot, cria Yogaswâmi, ceci n’est pas un autel ! Me rendez-vous un culte ou est-ce vous-même que vous adorez ? Pourquoi adorer quelqu’un d’autre ? » Le pauvre homme se retira dans un coin de la hutte avec respect et en tremblant. « Pensez-vous, poursuivit Yogaswâmi, que vous pouvez trouver Dieu en adorant autrui ? Vous faites des choses si sottes, si stupides, telles qu’offrir des fleurs et allumer des cierges ! Pensez-vous que vous pouvez trouver Dieu en l’achetant par des présents ? »
Dans des situations de ce genre, les critiques de Yogaswâmi ne paraissaient pas tirer leur origine de son rôle pédagogique de gourou ou d’instructeur spirituel comme beaucoup de ses disciples l’auraient probablement supposé, mais elles étaient plutôt les remarques fortuites, accidentelles de quelqu’un qui était profondément ému par la folie humaine. En effet, Yogaswâmi décourageait l’enregistrement de ses paroles, qu’il assimilait à des choses sans valeur ne méritant pas d’être conservées. Apparemment, il considérait que la véracité d’une déclaration énoncée spontanément dépendait des circonstances uniques qui l’avaient fait surgir et qui ne se reproduiraient jamais plus.
Yogaswâmi agita les mains pour exprimer sa désapprobation envers l’homme qui venait de lui rendre un culte. Puis il pressa ses mains tremblantes contre son cœur en un geste éloquent et s’écria à voix haute : « Regardez ! Il est ici ! Dieu est ici ! Il est ici ! »
Pour quelques courts instants il ferma les yeux à nouveau. Ces intermèdes avaient probablement pour but de permettre au sens de ses déclarations de pénétrer graduellement dans les esprits de ses auditeurs. Chaque fois que Yogaswâmi fermait les yeux pour méditer — la colonne vertébrale droite, les jambes croisées, et le visage qui paraissait endormi mais qui était pourtant suprêmement éveillé — il émanait de lui une étrange et majestueuse dignité, semblable à celle du Bouddha.
« Le temps est court mais le sujet est vaste » dit-il à mi-voix avec une extrême gravité. Cette affirmation énigmatique signifiait peut-être que le sujet, c’est-à-dire la compréhension de Dieu ou de la réalité, est vaste tandis que le temps dont nous disposons est tellement limité que nous ne devrions pas le gaspiller en des choses aussi accessoires que des rites et des cérémonies.
Il y avait une question que j’avais hésité à poser mais qui était importante pour moi à ce moment : comment surmonter le découragement ? A peine eus-je formulé cette question dans mon esprit que Yogaswâmi y répondit instantanément. « Voyons, qu’est-ce que le découragement ? Vous voulez dire le pessimisme, n’est-ce pas ? Le pessimisme et l’optimisme sont la même chose. Ce sont les deux faces de la même pièce de monnaie. Vous n’êtes pas dans de meilleures conditions quand vous êtes pessimiste qu’en étant optimiste ; pas plus que vous n’êtes dans de meilleures conditions lorsque vous êtes optimiste qu’en étant pessimiste. En tant qu’ils se reflètent en joie et en chagrin, l’optimisme et le pessimisme sont des angles différents sous lesquels vous envisagez la vie. Mais la vie n’est ni l’un ni l’autre. Si vous regardez la vie exactement comme elle est — et non sous un angle quelconque — si vous la percevez exempte de cette dualité, alors elle n’est ni pessimiste ni optimiste. » Pendant qu’il parlait une dame entra, une Américaine d’un certain âge qui enleva prestement ses sandales et se joignit à nous en s’asseyant sur le sol. Sa façon familière de sourire à chaque personne présente et sa manière affectueuse de saluer Yogaswâmi indiquaient qu’elle devait venir fréquemment en visite à la hutte.
« Qu’avez-vous donc fait ? » lui demanda plutôt gaiement Yogaswâmi.
« Je suis allée au temple hindou qui est dans le voisinage. Cet endroit était si paisible. »
« Vous voulez dire le temple de pierre ? demanda Yogaswâmi en riant. Vous êtes allée adorer les dieux de pierre dans le temple de pierre ! Il n’y a qu’un seul temple et c’est celui qui est en vous-même. Et pour trouver Dieu vous devez connaître ce temple en vous-même. Il n’en existe pas d’autre. Personne ne peut vous sauver ! »
« Et le Christ ? Et le Bouddha ? Ne peuvent-ils pas nous aider ? » s’écria l’Américaine. D’après son attitude il était clair que sa question n’était pas motivée par le désir de découvrir des vérités, mais qu’elle était plutôt la réaction, provoquée par les remarques de Yogaswâmi, de ses susceptibilités religieuses blessées.
« Le Bouddha et le Christ se sont sauvés eux-mêmes par leurs propres efforts. Par la suite, les prêtres se sont emparés du fatras sans valeur et l’ont propagé. Les prêtres ont agi comme des sots. Chacun pour soi — dans cette affaire spirituelle. Ne croyez pas quelqu’un qui promet de vous aider. Personne ne vous aidera parce que personne n’est en état de le faire. Un autre peut vous indiquer le sentier mais c’est vous qui devez accomplir le trajet. »
Yogaswâmi continua à parler et nous l’écoutâmes avec une attention ravie, dévorant chaque mot et attachant un grand prix à chaque moment passé dans cette cabane d’aspect misérable. Plusieurs personnes se tenaient debout maintenant à l’entrée étroite de la hutte qui devint vite encombrée.
« Pourquoi venez-vous tous me voir ? » C’était une question qui s’adressait à chaque personne présente et pas seulement aux derniers visiteurs. « Je suis tout aussi sot que n’importe lequel d’entre vous. Je cherche, je tâtonne dans les ténèbres, j’essaie de comprendre. Je ne peux vraiment pas vous aider. Il n’est rien que je puisse vous donner. Il n’est rien que vous puissiez emporter d’ici. Personne ne croit que je suis un sot. Et je suis cependant un sot. »
« Mais non vous n’en êtes pas un » lui jeta d’un ton sec la dame américaine avec impatience, comme pour démasquer sa fausse modestie. « Peut-être, remarqua Yogaswâmi, suis-je un sot d’une espèce différente — un sot qui admet volontiers la réalité de sa sottise. »
Yogaswâmi est mort il y a quelques années, mais ce qu’il a communiqué, de la manière désinvolte et sans apprêt qui le caractérisait, restera toujours des vérités vivantes et une source d’inspiration pour tous ceux qui l’ont rencontré. L’expérience d’avoir conversé avec un maître vivant dans une mémorable entrevue fut pour moi bien plus instructive que la lecture d’une quantité de livres relatifs à l’éternelle sagesse spirituelle et philosophique.