Liliane Loan
La vraie religion chinoise: le culte des ancêtres

Non seulement en Chine mais un peu partout en Asie, particulièrement dans les pays de culture chinoise tels que la Corée, le Japon et surtout le Viêt-Nam, le culte des ancêtres a façonné et modelé les esprits, les croyances, les coutumes, les traditions et, tout comme en Chine où il est né, l’organisation de la société. Il a engendré une conception philosophique de l’âme, un enseignement visant à parfaire l’homme et une certaine politique de gouvernement du pays.

(Revue Question De. No 25. Juillet-Août 1978)

Le culte des ancêtres est sans doute le culte le plus ancien et le plus universel. Il a existé depuis l’aube des temps aussi bien en Orient qu’en Occident, en Afrique et dans le Pacifique. Ses formes sont des plus diverses, mais elles ont toujours un même fond : la conscience intuitive et la reconnaissance tacite de la survie de l’âme après la mort ainsi que la possibilité de sa réincarnation ; reconnaissance qu’on serait tenté de dire « cautionnée » par un culte religieux parfois officiel — comme c’était le cas en Chine jusqu’en 1917, date de l’abolition officielle du culte de Confucius signifiant la sentence de mort du culte des ancêtres traditionnel pratiqué depuis des millénaires comme une religion d’Etat.

Liliane Loan-Luong est née à Saigon. Elle a publié des études sur le culte des ancêtres en Chine et au Viêt-Nam.

Non seulement en Chine mais un peu partout en Asie, particulièrement dans les pays de culture chinoise tels que la Corée, le Japon et surtout le Viêt-Nam, le culte des ancêtres a façonné et modelé les esprits, les croyances, les coutumes, les traditions et, tout comme en Chine où il est né, l’organisation de la société. Il a engendré une conception philosophique de l’âme, un enseignement visant à parfaire l’homme et une certaine politique de gouvernement du pays.

Culte aristocratique réservé à l’origine uniquement aux souverains, aux seigneurs et à leurs vassaux depuis les temps mythiques de l’Empire chinois, le culte des ancêtres est né tout logiquement du culte d’un seul homme : le chef, le héros, celui qui est au-dessus de tous les hommes. Dès la plus haute Antiquité, sous la dynastie des Hsia (2205-1784 av. J.-C.), puis des Chang ou des Yin (1783-1123 av. J.-C.), les souverains rendaient un culte à leurs ancêtres vénérés, dans le temple familial où avaient lieu les offrandes. Mais c’est sous la dynastie des Tchéou (1122-222 av. J.-C.) et surtout à l’époque dite féodale que le culte des ancêtres se développa, atteignit son apogée vers le VIe siècle avant l’ère chrétienne et s’imposa comme unique religion dans la Chine antique.

L’origine de la reconnaissance de la survie de l’âme

Le culte des ancêtres ne s’est pas formé comme une institution, bien que par la suite il n’ait été fondé que sur des décrets seigneuriaux. Pour retrouver son origine, il est nécessaire d’étudier la vie rurale des premiers temps avec ses croyances, ses coutumes, ses activités entrecoupées par les fêtes saisonnières de printemps et d’automne.

Grâce aux chansons et dictons populaires, on découvre que le peuple chinois de la campagne avait été, dès les premiers temps de son existence, groupé en petites communautés rurales, solidaires, fortement unies, installées dans des hameaux où les hommes laboureurs et les femmes tisserandes menaient déjà une vie très organisée dans le temps et l’espace. La division du travail imposait la séparation des sexes. Les hommes assurant la culture des céréales vivaient ensemble dans des cabanes en plein champ et ne voyaient leurs femmes et enfants qu’à l’heure des repas, lorsque ceux-ci leur apportaient les provisions, et durant la morte saison, en hiver, quand on laissait reposer la terre. Alors, ils revenaient se reposer dans les hameaux, en haut de la colline, dans des habitations rustiques composées d’une unique pièce. A cette époque, les femmes étaient gardiennes et maîtresses du foyer. Elles cultivaient le chanvre et le mûrier dans des lopins de terre avoisinant la maison familiale qui leur appartenait en propre. Elles tissaient des pièces d’étoffe unies ou à ramages teintées avec de l’indigo ou de la garance. C’étaient les premières monnaies d’échange, la principale richesse du foyer. Elles gardaient aussi les semences engrangées dans la maison, dans un coin sombre, tout près duquel elles dormaient la nuit par terre sur une natte. Là, leur mari leur rendait furtivement visite et, tout comme pour les semences, les croyances laissaient penser que c’était grâce à l’œuvre des puissances fécondes résidant dans le sol domestique que les enfants étaient conçus. Chaque nouveau-né était supposé être l’incarnation d’un des ancêtres défunts dont les ossements étaient ensevelis sous la terre battue du foyer, dans ce coin sombre, et dont l’âme rôdait en permanence là, en quête d’une possibilité de réincarnation. Pour le paysan chinois des temps anciens, chaque famille possédait une certaine quantité d’âmes, toujours les mêmes, qui se désincarnaient et se réincarnaient dans le même groupe. Les femmes, et elles seules, constituaient les « auteurs de la race ». Le village manquait-il d’hommes ? Des jeunes gens étaient aussitôt « importés » d’autres hameaux pour servir de maris aux jeunes filles. Si celles-ci devenaient femmes puis mères, leurs époux, eux, restaient indéfiniment les gendres venus de l’extérieur. Aussi, le nom patronymique se transmettait-il anciennement par les femmes, qui rendaient différents cultes : cultes des dieux du sol et de la moisson et d’une divinité appelée « la Mère du hameau ». La femme était alors l’égale de l’homme sur le plan du travail, avec une légère prédominance sur le plan familial, car c’était par les femmes que se transmettait la substance des aïeux.

Au printemps, lorsque la nature renaissait, jeunes filles et jeunes gens se réunissaient en compagnie des anciens dans les lieux saints (endroits consacrés, hors des champs cultivés et territoires domestiques) pour procéder au culte de la terre sacrée, terre-mère nourricière, afin de coopérer au maintien de l’ordre et de l’harmonie de la nature généreuse. Chants, danses, joutes réunissaient les jeunes participants des deux sexes, qui terminaient les fêtes de printemps par des unions sexuelles sur les lieux saints en vue de conclure des épousailles à cette époque de l’année où les âmes des ancêtres défunts, flottant sur l’eau, aspiraient à revivre…

A l’automne, se déroulaient d’autres fêtes. Fêtes des récoltes, célébrant la fécondité de la terre et de la femme, présidées par les anciens qui effectuaient la mise en ménage des époux. C’était le début des cultes agraires à caractère saisonnier, étroitement liés à la vie humaine, fêtes de la jeunesse au printemps et de la vieillesse à l’automne. Tout comme les années, les êtres humains meurent et revivent. L’idée de la survie de l’âme ne faisait aucun doute dans l’esprit des Chinois des temps anciens, qui croyaient aussi que la substance des aïeux était éternelle comme celle de la terre et se retrouvait toujours dans les mêmes groupements familiaux. Les fondements d’un culte des ancêtres étaient pratiquement réunis, mais pourquoi le culte n’existait-il pas encore à cette époque ? Simplement parce qu’il n’y avait pas encore le culte du héros, l’homme n’étant pas le chef de la famille ou du groupe dans la société rurale paisible, trop pacifique. Bien au contraire. Le culte des ancêtres de nature masculine ne pouvait naître dans une société rurale où la maison était une « chose féminine » et où la femme était la propriétaire du hameau, la continuatrice de la race et la détentrice du nom ainsi que des cultes.

Cités seigneuriales et culte des ancêtres

L’archéologie, en s’appuyant sur les vestiges des tombes et les objets anciens les plus divers, permet d’affirmer que des villes avaient été bâties en Chine dès la plus haute Antiquité. Vers 1401 av. J.-C., il existait déjà des cités comportant des palais, des monuments publics, des temples des ancêtres, des maisons en bois avec de grands piliers dont la base était de bronze ou de pierre. Il semblerait donc que les Chinois se soient groupés très rapidement dans des cités, où ils menaient une vie totalement différente de la vie rurale.

Il faut donc séparer, d’un côté, le peuple des champs, les « rustres » méprisés des citadins et, de l’autre, le seigneur, avec ses vassaux et ses sujets. Paysans et citadins formaient deux populations différentes en tous points. Les premiers constituaient des groupements familiaux à relations horizontales égalitaires de groupe à groupe, où la même importance était accordée aux hommes et aux femmes. Les vassaux, eux, se trouvaient sous les ordres du seigneur et de ses proches. En ville, les relations étaient fortement hiérarchisées de suzerain à vassaux, avec l’idée que la femme devait servir l’homme car elle ne possédait qu’une essence inférieure. Hommes et femmes vivaient ensemble, mais ces dernières étaient reléguées au second plan et n’avaient aucun droit. Le nom dans la famille se transmettait de père à fils. La famille citadine était fortement hiérarchisée et dépendait entièrement du seigneur. Dans sa ville, par essence sacrée, celui-ci représentait le chef suprême, gouvernant d’une main ferme et juste comme un père, en s’appuyant sur sa vertu et sa puissance héritée de ses ancêtres. Si les ancêtres des paysans ne formaient qu’une masse indistincte d’âmes sans forme, sans individualité, ceux des seigneurs, en revanche, étaient bien personnalisés. Ces ancêtres seigneuriaux étaient les fondateurs de la ville mais, surtout, des guerriers émérites. De ces héros exceptionnels, de ces illustres aïeux, les seigneurs détenaient la vertu. La personne du seigneur était empreinte d’importance. Il régentait la vie spirituelle, sociale et familiale de ses vassaux. Il était l’intermédiaire entre les divinités et les hommes. Aussi, tout naturellement, le seigneur assurait-il en premier les cultes agraires les mêmes que ceux de la campagne —, le culte des divinités urbaines du sol et le culte du ciel, afin de maintenir l’ordre de la nature dans la cité seigneuriale pour le bien de tous. En retour, ses vassaux et sujets vouaient un véritable culte à sa personne. C’étaient l’obédience et les hommages des vassaux qui créaient et entretenaient la grandeur et la majesté de la personne du seigneur. En homme digne de ce nom, celui-ci rendait un culte à ses ancêtres et, ce faisant, donnait la preuve de sa vertu vis-à-vis de ses vertueux aïeux. Le culte dynastique des ancêtres est donc né de la nécessité pour le seigneur, afin d’asseoir son pouvoir, de le justifier par une essence ancestrale supérieure, privilège unique et irréfutable car la substance spirituelle ne pouvait s’acquérir que par la naissance.

L’origine de la noblesse

Afin que ses vassaux parviennent aussi à une certaine vertu, le seigneur les autorisait à rendre un culte particulier à un certain nombre d’ancêtres dont il décidait lui-même. En conséquence, la noblesse ne résultait point de l’ancienneté d’une famille mais de l’attribution par le seigneur d’un arbre généalogique. Dès l’instant où un vassal obtenait le droit d’avoir des ancêtres, il devenait noble et pouvait se réjouir de bénéficier après sa mort d’une survie. C’était la plus grande des félicités que d’avoir une âme vertueuse et de pouvoir garantir à sa famille des ancêtres qui faisaient la dignité et la fierté des descendants. Ainsi, le culte dynastique des ancêtres seigneuriaux avait donné naissance au culte des ancêtres.

La conception féodale de l’âme

Compte tenu de la forme très particulière du culte des ancêtres, les Chinois avaient, durant l’époque féodale, élaboré une conception particulière de l’âme. L’âme n’était pas conçue comme unique mais multiple, car elle était composée de deux groupes d’âmes : les âmes yin et les âmes yang. Les premières, appelées P’o, formaient l’âme inférieure, ou l’« âme du sang », commandant les fonctions animales. Les secondes, appelées Houen, étaient d’essence idéale, spirituelle, constituant l’âme-souffle qui se manifestait dès la naissance par les premiers cris et correspondait aux parties les plus hautes de la personnalité. Seules les âmes yang déterminaient l’individualité de chaque homme et de chaque femme. Il existait, dans la Chine féodale, une sorte de statut des âmes et des morts selon leur origine sociale noble ou non noble. Non seulement l’âme était conçue comme multiple mais encore, après la mort, elle changeait de nature. L’âme P’o devenait Kouei, autrement dit « esprit », tandis que l’âme Houen bénéficiait du statut honorable de Chen, c’est-à-dire de « génie ». Tous ceux qui n’étaient pas nobles devaient s’attendre à ce qu’après leur mort leurs âmes deviennent Kouei pour se disperser très rapidement dans la masse indistincte des esprits inférieurs. En revanche, le suzerain, les seigneurs et les nobles ainsi que les membres de leur famille pouvaient dans l’au-delà avoir le privilège d’une âme posthume Chen digne du culte des ancêtres. Tous les nobles n’avaient pas la même qualité. Aussi, distinguait-on, tout en bas de l’échelle sociale de la Cour, les nobles de deuxième classe qui ne bénéficiaient d’une survie de l’âme Chen que pour une génération, après quoi l’ancêtre devait rejoindre le groupe des Kouei. Les nobles de première classe jouissaient après leur mort d’une survie Chen pendant deux générations et ne se dispersaient dans la masse des Kouei qu’à la cinquième génération seulement. Un grand Officier, lui, restait Chen après sa mort pendant trois générations et ne devenait Kouei qu’à la cinquième génération. Le seigneur, comme son suzerain, demeurait Chen dans l’au-delà pendant quatre générations et ne retombait à l’état de Kouei qu’à la cinquième génération.

En revanche, les premiers ancêtres d’un grand Officier, d’un seigneur ou d’un suzerain étaient vénérés indéfiniment. Ils étaient Chen « à vie ». Tel était le statut officiel des ancêtres à l’époque féodale chinoise : une condition spirituelle militairement hiérarchisée et immuable, sauf en cas d’intervention du suzerain ou du seigneur.

Un seigneur détenait dans sa cité un droit souverain : il pouvait octroyer à l’un de ses vassaux ou sujets une lignée ancestrale plus ou moins importante, tout comme il pouvait inversement la réduire, voire la supprimer totalement en faisant détruire le temple familial et brûler les tablettes portant le nom de chacun des ancêtres et qui les représentaient sur l’autel. Mais une mesure aussi impitoyable était impopulaire et ne pouvait se justifier que pour une faute grave, rébellion ou trahison.

En dehors de ces cas exceptionnels, le processus normal était qu’à la fin de la période de survie accordée à l’ancêtre les héritiers enlevaient sa tablette pour la ranger dans un coffre en pierre réservé à cet usage et disposé dans une pièce consacrée dans la maison familiale.

Les rites du culte des ancêtres dans la Chine antique

Il est important de comprendre que le culte des ancêtres n’était pas seulement un culte des morts. Il devait s’exercer déjà au bénéfice du futur ancêtre du temps de son vivant, puis au moment de son décès, avant d’être rendu pendant la période de vie ancestrale à laquelle il avait droit. Il reposait sur une vertu fondamentale : la piété filiale. A base de profond respect, d’amour, de sacrifice total et de dévouement à toute épreuve, la piété filiale créait et maintenait la dignité et la majesté de l’ancêtre et du futur ancêtre à l’exemple du vassal qui vouait un culte à son seigneur.

Pendant la vie du père, le fils pieux devait vénérer et prendre religieusement soin de l’auteur de ses jours. Il ne devait jamais utiliser un effet ou objet quelconque appartenant à son père ; dans ses paroles et gestes, il lui fallait garder toujours une attitude grave, empreinte d’humilité et dépourvue de toute familiarité. Il effectuait les besognes les plus humbles pour l’auguste personne paternelle. Tel le loyal et fidèle vassal, le fils pieux servait son père et veillait à son alimentation afin de lui assurer longue vie et longue survie. Il consommait ce que son père lui avait laissé et, de cette façon, communiait avec lui et constituait sa substance filiale pour pouvoir lui succéder un jour et présider à son culte.

A la mort de son père, il devait se retirer dans la solitude la plus complète, en habits de deuil, pieds nus, dormant sans literie, la tête reposant sur une motte de terre, il jeûnait jusqu’à s’affaiblir à l’extrême pour être comme son père défunt. Il ne parlait pas, ne se souciait pas des soins de sa personne et manifestait sa douleur par des gestes adéquats. Ainsi, ses sentiments pieux étaient-ils considérés comme étant des plus profonds car il avait su rester auprès de son père dans la mort. Aussi, quand venaient les condoléances et les cadeaux funéraires de la famille et des amis, la consécration du défunt était-elle réalisée.

Lorsque le père était enterré, que son âme Houen était ramenée par des gestes conventionnels et son nom fixé sur une tablette, le fils prenait le deuil en premier. Il était potentiellement le chef de famille car le défunt devait, sous le patronage des aïeux, faire son apprentissage de la vie ancestrale afin d’effectuer petit à petit son entrée dans le groupe des Chen familiaux. Trois ans plus tard, le deuil était terminé et l’ancêtre accompli.

Alors, son culte pouvait commencer, avec les sacrifices, les offrandes de liqueur et de nourritures symboliques.

L’ancêtre était considéré comme une puissance sacrée qui avait sur terre un représentant pour parler et manger à sa place lors des cérémonies. Ce représentant était nécessairement son petit-fils, que le détenant du culte, son fils, servait respectueusement. Refaisant les gestes rituels, le chef du culte s’inclinait devant son propre fils et le servait afin de continuer à vénérer le défunt. Le culte des ancêtres parfaitement accompli assurait l’ordre et l’harmonie dans la famille, qui bénéficiait en conséquence du bonheur, sous trois formes : longue lignée, honneurs féodaux et longévité.

Un idéal moral et politique

La piété filiale ainsi conçue impliquait un devoir majeur pour un fils : l’obligation de se marier pour avoir au moins un héritier mâle et une assistante, en quelque sorte, dans la personne de sa femme, fidèle, et indispensable pour le culte de ses aïeules. Il ne devait se marier ni trop tôt ni trop tard, et ses enfants devaient être comme lui, sains de corps et d’esprit. Lui-même avait le devoir de conserver son corps intact en évitant les risques et dangers inutiles. Etant une partie de ses parents, ni son corps ni son âme ne lui appartenaient en propre. Un fils pieux ne déshonorait jamais ses parents et vouait sa vie au culte des ancêtres afin de se préparer lui-même à en devenir un plus tard.

Cette conception idéaliste du culte, fondée sur la vertu et les rites patriciens, visait à donner un vêtement de loyauté ainsi qu’une âme noble et ordonnée à l’homme civilisé, dont la vie devait n’avoir pour but que le maintien de l’ordre et l’harmonie au sein de sa Famille, dans la société et dans le monde naturel. Le culte des ancêtres était alors un culte officiel, une religion d’Etat habilement instituée dans un but politique, afin de transformer l’homme en citoyen discipliné au service du seigneur ou du suzerain.

La disparition du culte féodal des ancêtres

Mais alors que le culte des ancêtres se perfectionnait, du moins dans les rites, la réalité politique et sociale devenait préoccupante. Les troubles, les complots, les guerres se succédaient et s’amplifiaient un peu partout dans les Etats fédérés chinois. C’était l’époque des « royaumes combattants » et, à la fin de la dynastie des Tchéou (1122-222 av. J.-C.), les nombreux Etats offraient le spectacle d’un désordre moral, social et politique gigantesque et lamentable. La plus grande confusion régnait dans tous les domaines et à tous les niveaux sociaux.

La noblesse féodale fut décimée par ces guerres. Sa disparition et l’avènement de l’Empire apportèrent à la Chine une unité politique et, avec elle, de profondes transformations. Une ère nouvelle commença. L’ancienne noblesse disparut. Il y avait toujours opposition entre riches et pauvres mais le privilège de la naissance ne jouait plus. Les seuls critères considérés pour établir une noblesse nouvelle étaient beaucoup plus démocratiques : la vaillance guerrière ou le mérite par le travail. Aussi, anciens nobles et nouveaux riches se côtoyèrent-ils à la cour impériale. L’Empereur regroupa tous les Etats féodaux et donna la primauté au commerce. La richesse, l’opulence, le faste étaient hissés au premier rang des considérations sociales. La conception féodale du culte des ancêtres fut balayée et, très rapidement, la pratique du culte fut étendue à la bourgeoisie urbaine. Bien des choses furent alors simplifiées, et le culte des ancêtres perdit son caractère patricien ainsi que son idéal moral et politique. Il n’y avait plus de représentant du mort, ce qui donna plus de droits au père sur ses enfants : les rites ne portaient plus sur la personne défunte de l’ancêtre en tant qu’entité, mais sur la tablette considérée comme sacrée et animée d’une vie surnaturelle. Certains fils poussèrent même l’idolâtrie jusqu’à faire peindre les portraits des parents morts pour s’en servir pour des consultations magiques. Mais ces pratiques « occultes » étaient rares et ne se rencontraient que dans le peuple. Néanmoins, la piété filiale n’était plus ce qu’elle avait été à l’époque féodale. Elle ne se manifesta plus que lors des funérailles. Plus les cérémonies étaient riches et somptueuses, plus la piété filiale était supposée être grande. Aussi, la qualité et le prix du cercueil, l’importance des monuments funéraires suffisaient-ils pour témoigner de l’intensité des sentiments filiaux. La tablette sur l’autel perdit peu à peu son caractère sacré au profit des tombeaux. Très rapidement s’instaura un culte des tombes et des ossements à des fins magiques que Confucius et ses disciples condamnèrent si sévèrement. Le culte des ancêtres, en se démocratisant, avait perdu son caractère idéaliste de culte de la vertu et sa pureté originelle. Il était devenu pour chaque famille une sorte de religion populaire personnalisée. Seul, le culte dynastique des ancêtres demeura intact. Les héros ne faisant jamais partie du commun des mortels, leur essence ne pouvait qu’être sacrée, quelle que fût leur origine. Aussi, jusqu’au siècle dernier, les dynasties impériales chinoises continuèrent-elles de vénérer leurs ancêtres comme par le passé, mais en utilisant le culte des ancêtres à bon escient à l’égard du peuple.

Le culte de Confucius

Quel peuple n’éprouve pas le besoin de vénérer d’une façon ou d’une autre un héros national, un être exceptionnel, digne d’un culte justifié et durable ? A ce point de vue, la personnalité même de Confucius, sa vie, son combat pour la morale et la vertu, sa profonde connaissance des hommes, son enseignement visant à un ordre moral parfait et à la paix dans le monde firent de ce philosophe l’« ancêtre magnifique » rêvé pour le peuple chinois tout entier jusqu’à la chute de l’empire mandchou et à la proclamation de la République chinoise en 1911.

Confucius avait la conviction qu’il devait rétablir en Chine la civilisation traditionnelle de la dynastie des Tchéou, remarquable de beauté et de perfection. Il croyait ferme en cette mission divine car il ne se référait qu’à la volonté du Ciel et à la loi naturelle. Sa philosophie, son enseignement, son action et son legs spirituel ne visaient qu’un but bien précis : sauver le monde chinois décadent en instaurant une humanité parfaite, c’est-à-dire des citoyens bien disciplinés dirigés par des gouvernants sages et vertueux.

Il excluait de son enseignement tout mysticisme, toute doctrine de puissance ou de salut personnel, ainsi que la magie sous toutes ses formes. Pour Confucius, le véritable esprit religieux consiste à « accomplir son devoir de citoyen » et à « développer en soi un sentiment désintéressé de l’ordre universel ». Voilà une idéologie bien adaptée au mode de gouvernement de la Chine féodale, que Confucius connaissait bien car il était né en 551 av. J.-C. et mourut en l’an 478 avant l’ère chrétienne. Après avoir connu bien des vicissitudes, en raison de deux courants religieux totalement opposés à son éthique, le taoïsme et le bouddhisme, le confucianisme fut officialisé et réapparut en Chine, en particulier sous la dynastie des Song (960-1127), sous la forme d’un néo-confucianisme. Les empereurs autorisèrent le peuple à effectuer des pèlerinages sur le tombeau de Confucius. Il fut proclamé « Suprême Saint » en 1013 et vénéré comme un ancêtre dynastique en 1048, lorsque l’empereur lui conféra à titre posthume la robe impériale.

Pendant plus de deux mille ans, la sagesse de Confucius guida la morale individuelle et sociale chinoise et modela profondément l’esprit des Grands et du peuple. Le culte de Confucius était un culte d’ancêtre et, jusqu’en 1911, le portrait du Maître était accroché à l’entrée de chaque école. Mais Mao Tsé-toung avait décidé de lutter à mort contre Confucius et sa religion féodale. Il déclara : « J’ai haï Confucius depuis l’âge de huit ans… » En 1917, le culte de Confucius fut aboli et son effigie brûlée en place publique. Mao était devenu officiellement le nouveau maître de la Chine et Karl Marx avait remplacé le vieux sage.

En Chine, aujourd’hui…

Dans un sursaut de sauvegarde des traditions millénaires balayées par deux divinités nouvelles venues de l’Occident, « la Science et la Démocratie », mot d’ordre de la jeunesse chinoise communiste, Chiang Kai-chek réagit en 1934 par un décret ordonnant que le jour anniversaire de la naissance de Confucius devînt un jour de fête nationale. Mais peu de temps après, il dut s’enfuir avec ses soldats et ses fidèles dans l’île de Formose, emportant avec eux ce que la Chine possédait de plus authentique, l’héritage de plusieurs millénaires de civilisation…

Il existe à présent deux Chines : la Chine continentale et la Chine outre-continent, qui superficiellement semble multiple mais qui, en profondeur, est restée très traditionnelle. En effet, tant chez le Chinois de Taiwan, de Hong Kong, de Singapour, de l’île de Penang, en Malaisie, que chez celui vivant en Occident, l’empreinte du confucianisme est toujours présente, la pratique du culte des ancêtres encore existante, de même que celui de Confucius, l’ancêtre pour ainsi dire commun, le génie spirituel en qui le Chinois en général se reconnaît autant qu’en ses propres ancêtres. Le Chinois n’a jamais eu l’esprit religieux comme on l’entend en Occident. Il est avant tout, et surtout, conformiste et attaché aux traditions. Aussi, pourrait-on se demander si la seule religion vraiment chinoise n’est pas le culte des ancêtres…

Liliane Loan

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

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