Louis Pauwels
La face cachée de la France

Le panthéon gréco-latin n’est qu’une partie du paganisme indo-européen : il reste encore de grandes traces du paganisme celte, germanique, védique (indo-aryen), indo-iranien, hittite, etc., qui descendent d’un fonds commun supérieur aux paganismes « individuels ». Ce paganisme gréco-latin a cédé au christianisme. Mais ce vieux fonds commun fut plus coriace. Les régions germaniques, celtiques, nord-ibériques et gauloises non romaines ont longtemps résisté à l’évangélisation. Les campagnes rebelles ont d’ailleurs donné leur nom à cette résistance : les pagani (paysans) sont restés les incroyants païens, de même que les Heiden (païens) allemands se tenaient dans die Heide (la lande) et priaient hors des villes.

(Revue Question De. No 25. Juillet-Août 1978)

Peut-on encore en France d’aujourd’hui parler d’un fond de culture et de mentalité indo-européennes ? Les racines profondes de notre histoire ont-elles été étouffées par la christianisation ou seulement remplacées, quitte à renaître aujourd’hui ? Quels sont les signes qui permettraient d’appuyer une telle thèse ?

C’est ce qu’analyse Louis Pauwels dans la préface du livre « la Face cachée de la France » (Seghers). Ouvrage passionnant où l’on retrouve Aimé Michel : « L’âme de la France à travers la tradition populaire » ; Jacques Brosse : « Notre patrimoine naturel » ; Pierre Crépon : « L’histoire inconnue des villages » ; Jean-Paul Clébert et Jean-Michel Varenne. Lieux légendaires et traditions insolites se réveillent et c’est tant mieux, car renier le passé n’est-ce pas déshériter l’avenir ?

Un arbre sacré est mort cet hiver sous les tronçonneuses. C’était le magnifique « chêne de la Drêche ». Il s’élevait à Cagnac-les-Mines, en Occitanie. Sa symbolique païenne ne lui avait pas donné la chance d’être classé, comme ceux de Saint-Vincent-de-Paul, dans les Landes, ou comme l’ormeau de Saint-Jean. Surnommé lou maridaire — le marieur —, le chêne de la Drêche protégeait depuis des temps immémoriaux les jeunes fiancés. Ceux-ci venaient encore, à l’âge du béton et de la télévision, lui demander de protéger leur amour.

On découvre, près de cet arbre, comment les cultes païens furent annulés et utilisés par les évangélistes : un sanctuaire dédié à la Vierge Marie s’élève à moins de cent mètres du géant abattu. La statue de la Vierge y aurait été trouvée miraculeusement par des bergers. De fait, il s’agissait de drainer vers Marie les antiques dévotions à l’arbre et de canaliser l’élan religieux ancestral au profit de la foi chrétienne. « Notre-Dame-de-la-Drêche » capte ainsi les foules venues implorer le chêne sacré…

« Les religions nées en Orient à l’abri des palmes, note Jacques Le Goff dans sa Civilisation de l’Occident médiéval, se font jour en Occident au détriment des futaies, refuge des génies païens, que moines, saints et missionnaires abattent impitoyablement. »

Ces cultes forestiers demeurent cependant vivaces : « forêts de piliers » des cathédrales gothiques, comme si les voûtes ogivales entendaient se substituer aux futaies septentrionales. Et le chêne de saint Louis est un mythe de récupération du paganisme. Aujourd’hui, la mentalité qui fait naître les préoccupations écologiques procède d’une résurgence du vieux fonds païen. La campagne de propagande « Un arbre, un enfant » nous ramène 2000 ans en arrière, quand un nouvel arbre correspondait à un nouvel enfant.

Besoin d’enracinement : la nouvelle coutume actualise les symboles anciens qu’exprimait, par exemple, ce proverbe allemand : « Si tu as planté un arbre, construit une maison et élevé un enfant, tu as bien occupé ta vie. »

Les saints chrétiens, frères jumeaux des dieux païens

Au fil de l’Histoire, les arbres sacrés des carrefours furent remplacés par des croix. Et d’abord par des statues chrétiennes nichées dans leurs troncs. Que sont ces calvaires ? Ce sont les tombes des génies païens, les sculptures des arbres sacrés abattus et dont une croix tente d’abolir à jamais le souvenir dans la conscience collective. Cependant, moins violents que les Pères conciliaires ou les prédicateurs, et surtout plus proches du peuple, les prêtres de campagne ont compris que le polythéisme est la forme instinctive du sentiment religieux populaire. Aussi ont-ils multiplié les saints qui, bien souvent, étaient les frères jumeaux des dieux et des héros du folklore local.

La cathédrale du Mans, chef-d’œuvre gothique, s’érige à partir d’une pierre levée. Encastré sur les piliers centraux du monument, érodé par les siècles qui le drapèrent de replis minéraux, ce menhir authentique comporte un trou. La tradition veut que les femmes désirant la grossesse y glissent le doigt. De nos jours encore, bien des visiteuses accomplissent furtivement ce rituel de fécondité qui appartient à la symbolique des âges préchrétiens.

Victor Duruy signale que « Constantin composa, pour être récitée le dimanche, une prière qui pouvait à la fois satisfaire les adorateurs de Mithra, de Sérapis, du Soleil et du Christ ». Premier pas vers l’assimilation. Mais, en 392, Théodose met le paganisme hors la loi. Premier pas vers la répression.

Désormais, tout est en place pour un déroutant chassé-croisé entre les traditions chrétiennes et les rites païens. Faisant rouler les dés de l’Histoire, la civilisation occidentale va jouer des deux mentalités. Mais, ce qui subsiste si fortement, alors même que pour nous le christianisme s’est avéré impuissant à se défaire du passé occidental, montre bien que les racines indo-européennes n’ont jamais pu être extirpées complètement.

En France, une commune sur huit porte le nom d’un saint

Les traces sont partout : on note, en 1616, la présence dans l’île de Sein de trois femmes qui enseignent le culte solaire, en dépit de l’évangélisation de saint Guénolé. Et il est probable que la plupart des « ermites » vénérés en Bretagne furent des transpositions à peine voilées de druides et sages païens. Le culte rendu dans certaines régions de France aux « pierres magiques », douées de pouvoirs guérisseurs : en fait, ces pierres sont des haches néolithiques. Ailleurs, on relève la persistance des noms préchrétiens, prégaulois ou même préindo-européens dans la toponymie. Cependant, on fit référence aux martyrs chrétiens pour exorciser les lieux marqués par le paganisme, jusqu’à faire de la France un pays dont une commune sur huit porte un nom de saint.

Les traces du culte solaire

Mais partout, le passé resurgit avec la vigueur des bafoués. Sous les griffes des excavateurs qui creusent les parkings et tracent les autoroutes. Sur les photos aériennes prises lors de la sécheresse de l’été 1976, où apparaissent clairement les milliers de villas gallo-romaines oubliées en pleins champs, sous quelques centimètres de terre, les oppida gaulois et les « forts » néolithiques. « Les Français vivent sur une cathédrale engloutie », dit Aimé Michel, qui signale la persistance de rites solaires dans les mariages de sa région (Alpes de Haute Provence) et dans les sculptures traditionnelles des meubles. Et même de mystérieux soleils à la place du Christ sur les calvaires.

La marque « solaire »  — et tout ce qui est qualifié de « diabolique » — constitue le sûr moyen de déceler les permanences païennes. La célèbre Farce de maître Pathelin voit encore le drapier jurer par « le soleil qui roye ». Le Lucifer chrétien réunit diableries et mythes solaires. Lucifer est celui qui « porte la lumière » : lucem fero. Son « bouc puant » est l’image négative du bouc de Thor et de Pan. Le « chaudron maudit » des sorcières remplace celui où les druides préparaient les pharmacopées traditionnelles. Saint Hubert, « patron des grandes chasses », et son cerf ont pris la place du dieu gaulois Cernunnos. Les « sabbats » au cœur des forêts sombres se font sur les lieux favoris de la spiritualité païenne, et les attributs des « horribles sorcières » — négatif des « belles déesses » — restent le corbeau (animal d’Odin) et la chouette (oiseau de sagesse d’Athéna).

Du paganisme indo-européen au panthéon gréco-latin

Pour Jean-Jacques Hatt, professeur à l’université de Strasbourg II, « le cycle des fêtes païennes reste marqué dans notre calendrier, et les mythes gaulois ont longtemps fait partie des structures socio-religieuses les mieux enracinées de notre peuple ».

Le panthéon gréco-latin n’est qu’une partie du paganisme indo-européen : il reste encore de grandes traces du paganisme celte, germanique, védique (indo-aryen), indo-iranien, hittite, etc., qui descendent d’un fonds commun supérieur aux paganismes « individuels ». Ce paganisme gréco-latin a cédé au christianisme. Mais ce vieux fonds commun fut plus coriace. Les régions germaniques, celtiques, nord-ibériques et gauloises non romaines ont longtemps résisté à l’évangélisation. Les campagnes rebelles ont d’ailleurs donné leur nom à cette résistance : les pagani (paysans) sont restés les incroyants païens, de même que les Heiden (païens) allemands se tenaient dans die Heide (la lande) et priaient hors des villes.

Certaines minorités ethniques, plus cohérentes, plus ancrées dans leurs coutumes, dans leur langue ou dans leur sentiment national, ont mieux résisté que d’autres : leur folklore est aujourd’hui le plus riche et plus « parlant » sur l’ère préchrétienne. C’est le cas des Basques et de leurs « superstitions », des Gallo-celtiques du centre de la France (Auvergne, Bourbonnais, Nivernais, Berry) dont les rites ont été tirés de l’oubli par George Sand, ou des Celtes armoricains.

La richesse symbolique des fêtes christianisées

Un petit voyage au long de l’année suffit à faire éclater la force de la tradition païenne.

La Toussaint a pris la place du Samain, fête des Morts celtique. Vient ensuite le 13 décembre, la Sainte-Lucie, dont le nom évoque la lumière — lux — et qui est curieusement fêtée en Alsace : une jeune fille vêtue de blanc se promène en ville, couronnée de bougies, une clochette à la main et couverte de rubans multicolores. Le symbolisme est évident. (Les Suédois, hélas ! ont aujourd’hui transformé cette célébration en kermesse, avec concours de beauté dans le style américain, cadeaux des commerçants, etc.) .

La fête de l’Annonce à Marie, neuf mois avant Noël, au jour de l’équinoxe de printemps, était déjà fêtée à Rome, comme la fête de l’Annonce à la déesse Cybèle de la renaissance de son fils Attis. Rome fêtait, le 25 décembre, la grande fête du Natalis Soli invicti où l’on allumait des feux de joie pour la naissance du dieu-soleil. René Laurentin écrit : « Cette naissance du Christ, dont les Evangiles ne disent pas un mot, l’Eglise l’a située au solstice d’hiver. Le symbole cosmique du solstice d’hiver popularise et vulgarise à la fois la fête de Noël. »

Tous les symboles actuels de Noël sont marqués du sceau païen : la bûche, en bois de chêne (force) ou d’arbre fruitier (fécondité), est ornée de symboles qui la rattachent aux plus anciennes traditions. Aujourd’hui, elle est devenue une simple composante gastronomique du repas de Noël, bien que les petits lutins de plastique qui l’accompagnent fassent référence aux gnomes et aux trolls, âmes des ancêtres.

Le sapin de Noël vient, lui aussi, des vieux rites européens. C’est la survivance populaire de l’arbre sacré Yggdrasil, figurant dans les pays du Nord l’axe de la vie universelle. En 1935, l’Osservatore Romano condamnait encore le sapin de Noël comme « coutume païenne ». Mais il faut noter que la tradition latine a elle-même transmis le souvenir des feuillages toujours verts qui décoraient Rome au moment des Saturnales de décembre. Le gui et le houx forment, avec le laurier, le cyprès et toutes les plantes à feuillage persistant, la décoration traditionnelle des maisons à l’époque de Noël. On connaît — grâce à Astérix ! — le rôle du gui dans les rites druidiques. On connaît moins celui du houx : il protégeait les jeunes mariés à Rome. L’expression « Au gui l’an neuf » serait la transmission déformée de la phrase eghin-an-ut, en gaulois : « le blé germe », souvenir d’une ancienne fête solaire gauloise (là encore, on trouve un rite de fécondité). Le personnage du Père Noël est inexplicable dans la perspective chrétienne. Celui de saint Nicolas également. Passé à nous sous la forme d’un « bonhomme Noël » distributeur de cadeaux, son origine nordique éclate dans sa représentation traditionnelle : un traîneau tiré par des rennes, alors que l’âne gris de saint Nicolas peut être considéré comme une réminiscence de Sleipnir, le cheval magique d’Odin-Wotan.

Le nom lui-même de Noël qui lui est associé porte la marque païenne : ce serait un dérivé du vieux nordique yol, qui signifie « roue » — wheel en anglais — et parfois « fête ». On voit donc que la richesse symbolique de la fête de Noël, la minutie de ses rites imperméables à toute explication chrétienne nous entraînent fort loin de la symbolique chrétienne : dans nos origines très antérieures, dans notre fonds païen qui, pour avoir résisté deux mille ans, s’avère comme notre enracinement central.

L’Epiphanie a, elle aussi, une double origine païenne, grecque et égyptienne. Le 6 janvier était en Grèce l’Epiphaneia de Dionysos. On mangeait alors un gâteau rituel de forme ronde. A Rome, le 9 janvier, on mangeait également un gâteau spécial. En Egypte, on fêtait, le 6 janvier, la réapparition du « nouveau soleil », jour où le dieu Râ répandit sur la Terre un breuvage qui fit perdre à la déesse Sehkmet ses désirs de vengeance et d’extermination de l’humanité.

La fête des Rois, elle, s’est greffée sur les traditions du « simulacre de royauté » et du « roi de fantaisie » des Saturnales romaines. Au Moyen Age, on élisait encore le « roi du vin » et on célébrait la « fête des Fous ». Les autorités ecclésiastiques se préoccupaient d’ailleurs beaucoup de ces fêtes parodiques, dans lesquelles l’inconscient populaire, marqué par le paganisme, donnait libre cours à ses inclinations. Interdites, ces fêtes ont fini par se mélanger avec le Carnaval.

La Chandeleur, qui marque pour les chrétiens la fête de la Purification de la Vierge, est l’ancienne fête païenne des lumières. A Rome, on fêtait le 2 février la déesse Cérès, au cours des rites purificateurs et fécondants des Lupercales. Les Celtes célébraient la fête d’Imboc, fête de l’eau lustrale tombée du ciel sous forme de rosée, qui a fini par être transformée en eau bénite. Autre rite celtique de purification et de fécondation, on fêtait, le 1er février, le champ de l’or — Chandeleur ? — en l’honneur de la germination et de la levée des graines.

Avec le Carnaval, on voit se dessiner une fête subversive dédiée au retour des dieux interdits. La cérémonie parisienne du Bœuf-gras et de la Reine des reines rappelle nettement la hiérogamie d’Esus et de la déesse-mère succédant au sacrifice des taureaux, que l’on retrouve sur l’autel des Saintes et sur le fameux pilier des Nautes du musée de Cluny, à Paris.

Un grand pôle de l’année païenne : le solstice d’été

Enfin, autre grand pôle de l’année païenne, le solstice d’été s’est transformé en fête de la Saint-Jean. Nos ancêtres n’adoraient pas le soleil pour lui-même, mais pour son symbole. Le grand rôle de l’élément solaire dans leurs croyances est attesté par l’intérêt qu’ils portaient aux mouvements astronomiques : Stonehenge et Externstein sont là pour nous le rappeler. Pour l’Eglise, placer au solstice d’été la fête de saint Jean-Baptiste permettait de canaliser, pour l’édification des nouveaux fidèles, un rite encore très beau, chargé de symboles religieux adaptables mais encore — et toujours — indéracinables. Interdits par saint Eloi en 763, les feux de la Saint-Jean étaient si populaires qu’ils ont fini par s’imposer. Aujourd’hui, dans toute la France, on assiste à une renaissance des feux de solstice, avec le concours de toute la population qui se sent poussée par un instinct irrationnel mais tenace.

Preuve singulière de l’extrême enracinement des solstices : la fête de la Saint-Jean-des-Bêtes, connue dans les pays d’Oc comme en Bretagne. Il s’agit d’enfumer les animaux de la ferme avec des herbes spéciales, ou de les faire passer dans les cendres encore chaudes d’un feu préparé la veille de la Saint-Jean. C’est un dédoublement du solstice originel, qui associait les animaux, alors que le christianisme les exclut. C’est aussi un sentiment du caractère clandestin des solstices, de leur différence par rapport aux feux de la Saint-Jean : il ne faut pas être vu pour les célébrer et, souvenir de l’interdit d’abord jeté sur les feux sacrés, les hommes eux-mêmes se « purifient » dans la fumée.

L’Occident : retour aux sources

Ainsi, toute la vie du chrétien obéit aux rythmes du païen antique. Le revêtement religieux cache le cœur païen toujours vivace. Renier le passé, c’est perdre le sens du présent et déshériter le futur. Cependant, nous assistons aujourd’hui, avec la profonde crise de l’Eglise et la remise en cause générale des valeurs, à une nouvelle recherche de l’enracinement. Ce renouveau du sens de l’enracinement, l’intérêt porté aux recherches archéologiques, les tentatives de résurrection des cultures assoupies, la nouvelle vigueur des parlers régionaux, tout cela signifie que des forces longtemps enfouies remuent la mentalité collective. L’Occident, à la veille d’une nouvelle ère, remonte confusément vers ses sources pour aller y purifier son avenir.

L. Pauwels