Robert Linssen
L'Acte suprême

Le Zen et la pensée de Krishnamurti, désignent fréquemment la Réalité fondamentale du monde et de I’ homme comme « Acte Pur ». Malgré les précisions données par D. T. Suzuki et Krishnamurti, nous avons constaté qu’une grande confusion demeure dans de nombreux esprits concernant cet important problème. Cette confusion s’aggrave du fait que le Zen et Krishnamurti affirment catégoriquement l’inexistence du « moi ». Nombreux sont ceux qui tirent deux conclusions erronées a la suite d’une étude trop rapide de ces problèmes. La première erreur consiste à croire que le monde et l’homme sont illusoires (au sens de Maya, tel que le conçoivent les hindous). La seconde réside dans une tendance à supposer que l’Acte Pur n’est qu’un concept abstrait ou encore une Réalité spirituelle existant en dehors des réalités concrètes de la vie quotidienne.

(Revue Être Libre Numéros 149-151, Mai-Juillet 1958)

Le Zen et la pensée de Krishnamurti, désignent fréquemment la Réalité fondamentale du monde et de I’ homme comme « Acte Pur ». Malgré les précisions données par D. T. Suzuki et Krishnamurti, nous avons constaté qu’une grande confusion demeure dans de nombreux esprits concernant cet important problème. Cette confusion s’aggrave du fait que le Zen et Krishnamurti affirment catégoriquement l’inexistence du « moi ». Nombreux sont ceux qui tirent deux conclusions erronées a la suite d’une étude trop rapide de ces problèmes. La première erreur consiste à croire que le monde et l’homme sont illusoires (au sens de Maya, tel que le conçoivent les hindous). La seconde réside dans une tendance à supposer que l’Acte Pur n’est qu’un concept abstrait ou encore une Réalité spirituelle existant en dehors des réalités concrètes de la vie quotidienne.

La notion de Maya ou illusion du monde matériel :

Cette notion est entièrement contestée par les maitres Zen. Nous avons eu à ce sujet de nombreux entretiens avec le professeur D. T. Suzuki et Krishnamurti. La notion de Maya ou d’illusion du monde matériel a presque toujours été mal comprise par les étudiants de la pensée orientale.

En dehors des jugements de valeurs purement subjectifs de l’homme conditionné il n’y a pas d’illusion, pas de « Maya ». Ainsi que l’exprime Krishnamurti, c’est le mental qui « est le générateur de fausses valeurs ».

Notre pensée est victime d’un vice de fonctionnement qui tend à nous donner du monde, des choses et de nous-mêmes, des notions illusoires.

« Maya » résulte de l’incapacité dans laquelle se trouve notre esprit de percevoir les choses telles qu’elles sont. Quelle est la cause de cette incapacité ? Si nous pouvons la découvrir, il nous serait possible de nous affranchir de la véritable tare psychologique que constitue ce conditionnement.

Nous sommes incapables de voir les choses telles qu’elles sont en vertu d’une force d’inertie paralysant le fonctionnement de notre esprit. Nous avons défini cette force d’inertie à diverses reprises comme une tendance à habitude. Nous avons pris l’habitude de nous identifier. L’identification est une forme de l’attachement. Nous nous trouvons ici en présence d’un effet d’une loi fondamentale énoncée à diverses reprises également : l’échelle d’observation crée le phénomène.

Quelle est la fonction explorante utilisée dans nos investigations tant intérieures qu’extérieures ? C’est la pensée. Cette fonction étant fondamentalement tarée par un vice de fonctionnement, par l’inertie d’une force d’habitude, tend inévitablement à nous donner des choses, du monde et de nous-mêmes une vision statique, habituelle, figée.

La nature des choses ne comporte aucune staticité. Elle est fluide mouvante. Les formes sont évanescentes. Les singularités sont provisoires. Le particulier est continuellement changeant. Mais jamais un Eveillé authentique ne dira que les formes n’existent pas, que la singularité est une fonction ni que le particulier est illusoire. Il y a la une nuance très importante, dont la signification échappe à la plupart.

Pour comprendre la façon dont notre esprit a donné son adhésion a la notion de Maya ou d’illusion du monde extérieur, il est nécessaire de situer les trois phases généralement traversées par la pensée humaine dans sa marche vers l’Eveil.

Au cours de la première phase, l’homme s’identifie complètement au monde extérieur. Il s’identifie à la forme, au particulier, aux singularités. Victime de l’inertie de son esprit, il n’en discerne pas encore l’impermanence.

Au cours de la seconde phase, l’homme perçoit la loi fondamentale d’impermanence de toutes choses. Prenant conscience du caractère évanescent des formes du monde extérieur, il veut à tous prix se constituer une permanence, une staticité qui puisse répondre aux exigences de l’inertie de son esprit.

Cette recherche de permanence et de staticité n’est en réalité qu’une compensation à l’angoisse inhérente à la découverte de l’impermanence de toutes choses. Ainsi naît partiellement la notion d’absolu. A l’origine de cette notion et de cet appel vers un dépassement de l’impermanence des apparences de surface, il n’existe pas seulement un principe de compensation.

La recherche du dépassement des apparences extérieures et de soi-même résulte d’une maturité psychologique orientant l’esprit du chercheur vers plus de profondeur. Il se peut qu’à ce moment l’homme éprouve intuitivement le caractère de priorité d’une réalité spirituelle. Mais le manque de clarté de son esprit tendra d’abord à conférer à cette réalité des caractères d’absolu qui sont inexistants.

Au cours de cette seconde phase, l’homme aura tendance rejeter les apparences extérieures, à les considérer comme pures illusions ou simples mirages. La contemplation de la « Pure essence » apporte de grandes joies intérieures. Elle procure des épanouissements de conscience profondément émouvants. Telle est la phase du « samadhi » indien. Après le « savikalpa samadhi » ou contemplation avec symbole, le chercheur aborde le « nirvikalpa samadhi » et subit progressivement la magie fascinante de la lumière intérieure. Il arrive ainsi au point culminant de sa négation des apparences extérieures. Pour lui tout est Maya. Une seule réalité se présente à son esprit : la pure lumière ou encore la pure essence translumineuse.

C’est au terme de cette seconde phase que la clarté de la pensée de Krishnamurti ou du Zen lui permettra de réaliser l’équilibre final. Celui-ci n’est ni le « savikalpa samadhi » avec symboles, ni le « nirvikalpa samadhi » sans symboles. Il est le « Sahaja Samadhi » englobant les aspects des ultimes profondeurs translumineuses et ceux des apparences du monde concret.

C’est à ce moment que nous sommes enfin capables de saisir la signification extraordinaire du « particulier », des « singularités », de la forme dans l’Univers.

Lorsque nous avons minutieusement exploré toutes les possibilités de la pensée humaine concernant la recherche ontologique et les expériences mystiques, lorsque nous avons vainement parcouru les Chemins innombrables sillonnant les épaisses forêts de la métaphysique, de la psychologie, nous aboutissons à une vision finale des choses qui semble inévitable et peut être définie comme suit :

Les grands mystères ne sont pas ceux de la conscience cosmique des ultimes profondeurs, ni ceux des diverses formes de la lumière spirituelle ou psychique, ni encore ceux de la pure essence translumineuse inhérente à un noumène éternellement non-manifesté. L’esprit s’intoxique en tentant de spéculer sur ces notions abstruses.

Le langage de la vie doit être déchiffré ici même. Cette vie n’est ni exclusivement matérielle, ni exclusivement spirituelle, ni divine ou terrestre au sens ou nous I’ entendons généralement.

Ici les extrêmes se touchent et ne se ressemblent point.

2° La signification du « particulier »

La plénitude de la vie se situe dans la momentanéité de chaque instant.

Dans les points infiniment variés de l’espace, chaque instant donné possède des caractères singuliers empreints d’une originalité créatrice continuellement changeante.

Mais le discernement de la signification extraordinaire de chaque singularité et, avant toutes choses, de chacune de nos singularités propres n’est réalisable qu’à la condition que nous soyons d’instant en instant totalement libéré de toute identification avec un cliché statique de ce que notre esprit aurait retenu des particularités antérieures de nos singularités mouvantes et toujours transformées.

Ce paragraphe très important appelle des éclaircissements que nous exposerons comme suit.

Nous avons insisté sur le processus de transformation continuel œuvrant au cœur de tous les êtres et de toutes les choses animées ou inanimées. Le changement est la loi fondamentale de l’Univers. Nous ne percevons donc jamais des objets rigoureusement identiques en dépit de l’identité d’image qui nous en est donnée. Et nous-mêmes n’échappons jamais à l’universelle loi du changement. Observateur et observé, spectacle et spectateur, rien n’échappe aux transformations incessantes du monde tant physique que psychique.

Dans la pratique nous ne tenons jamais compte de cette loi de transformation. Lorsqu’un objet se présente dans notre champ visuel, son image détermine sur les bâtonnets et cônes de la rétine certaines transformations chimiques engendrant une électricité cérébrale aboutissant à la forme d’un cliché mémoriel ou engramme cérébral. Ceci se passe pour les objets et les personnes. Un cliché statique se constitue une fois pour toutes parmi nos engrammes cérébraux.

Lorsque les mêmes objets et les mêmes personnes se présentent à nous, un conflit rapide se présente entre deux tendances. D’une part, l’émergence de l’ancien cliché en fonction d’une loi inhérente aux cheminements privilégiés de l’électricité cérébrale à la vue d’images connues, d’autre part, la possibilité de voir l’objet ou la personne, « à neuf », comme si nous ne les avions jamais vus.

La première tendance énoncée se trouve corrompue par la loi de l’habitude et de la répétition. Elle s’incline devant la loi d’inertie des automatismes du passé. Elle n’est pas adéquate et elle ne pourra jamais l’être. Elle n’approche pas les objets ni les personnes dans leur actualité, mais ne perçoit que l’image ancienne, figée, fixée une fois pour toutes, de ces objets et de ces personnes. C’est le processus que le bouddhisme définit comme celui « d’une négligence généralisée ». Dans cette optique faussée, le sens du « particulier », de la forme, de la singularité est entièrement corrompu. Il perd toute sa saveur, toute signification.

La seconde tendance, au contraire, nous permet d’être adéquats. Nous abordons les choses et les êtres d’une façon neuve. Nous sommes alors disponibles à la momentanéité de l’instant avec toutes les qualités de renouvellement, de créativité impliquées dans cette présence au Présent.

Nous comprenons alors toute la portée de l’œuvre de Krishnamurti.

Nous conclurons en disant que l’Acte Pur du Réel s’exprime ici-même — dans le présent.

Sa loi est Celle de l’adequacité dans les relations.

Chaque homme libéré est absolument différent par sa forme physique, par son hérédité biologique, par son tempérament, par sa technique d’expression. Mais une vie identique s’exprime dans tous les libérés.

Au moment de l’expérience, c’est l’Acte Pur, unique qui s’exprime en parfaite simultanéité au Cœur d’un libéré vivant sur cette planète comme en celui vivant sur un autre monde lointain.

Néanmoins, la Vie a ceci de merveilleux : chaque libéré vivant atteint une particularité d’expression, une originalité remarquable. Celles-ci sont fonction de l’adequacité de l’instant et de la loi des relations.

Un vieil adage chinois nous dit que dans l’univers manifesté tout est différent, rien n’est absolument semblable. Les parcelles les plus semblables, les plus identiques — tels des électrons différents — différent déjà inexorablement dans les variations de leurs positions. De ces diverses variations découlent des interactions, des modes de relations multiples engendrant une gamme infinie de particularités, de singularités toujours uniques, tant dans le temps que dans l’espace.

Nous ne nions donc pas le « particulier », ni la forme, ni les singularités, mais nous insistons sur le fait que leur signification véritable n’a jamais été totalement comprise. La compréhension exacte du « particulier » n’est accessible qu’à la condition que nous nous soyons fermement établis dans le « Cosmique » et nous laissions spontanément s’exprimer en nous-mêmes le jeu de notre singularité continuellement changeante. Ceci exige de notre part un affranchissement total de toute identification, de tout attachement aux clichés mémoriels passés.

La réalisation effective de cet « Eveil » exige de notre part une vigilance de tous les instants, une très grande souplesse d’esprit, une agilité extraordinaire de la pensée se décollant continuellement de son propre passé pour adhérer pleinement, sans réserve aucune, à chaque moment présent.

Cette réalisation n’est pas un anéantissement mais une Plénitude.

L’originalité individuelle maladroitement déifiée par la plupart des occidentaux, n’est jamais celle qui résulte d’une attitude délibérément choisie par un « moi » se prenant « au sérieux », prisonnier de son propre jeu et victime de l’auto-identification.

L’originalité suprême n’est réalisée que lorsque le « moi » est mort à lui-même, et que n’existe plus une entité psychologique accumulant avidement des mémoires. Lorsque l’emprise des mémoires passées disparait, l’homme n’est qu’un instrument entre les mains de la Vie, en un instant et un lieu donnés.

Une seule réalité émerge en un triomphe lumineux, toujours renouvelé : l’Acte Suprême aux regards duquel nos catégories d’actes importants ou inessentiels n’ont plus de signification. Chaque geste ordinaire peut être extraordinaire.

Il le sera dans la mesure où nous ne nous projetterons plus en lui.

Le Jardin d’Eden est ici. Mais nous avons des yeux et nous ne voyons point.

Ainsi nous échappe l’importance de vivre. Parce que le langage suprême ne peut être déchiffré qu’ici, il est infiniment important de vivre, de vivre pleinement, lucidement, de vivre dans la richesse de l’amour véritable qui donne à l’Acte suprême son charme infini et toujours renouvelé.