Jean Varenne
Le tantrisme et l’initiation au mandala

Le plus souvent, en Inde, le mandala est tracé au moment où l’on en a besoin, puis effacé lorsque le rite est achevé. On utilise de préférence des poudres de couleur que l’on achète sur le marché et que l’on mélange éventuellement avec divers liquides pour obtenir une sorte de peinture aisément lavable. Un texte recommande, par exemple, d’utiliser de la poudre couleur safran-rouge (vermillon vif) mélangée avec du lait de vache pour tracer le Shrî-Yantra. Ailleurs, il est expliqué que, si le dessin est fait avec de la poudre jaune, l’initié triomphe de la malignité verbale (calomnie, etc.) de ses ennemis. Ailleurs encore, on enseigne que si l’on veut du mal à quelqu’un on peut tracer un mandala avec du crottin de cheval délayé dans de l’urine de vache ! Ces quelques exemples donnent une idée de ce que sont ces enseignements secrets dispensés par les maîtres tantriques ; convaincus de l’efficacité intrinsèque des yantras, ils trouvent normal de les utiliser à toutes fins : progrès spirituel, certes, mais aussi magie blanche ou noire.

(Revue Question De. No 19. Juillet-Août 1977)

Le tantrisme est l’un des nombreux courants qui animent la tradition hindoue plusieurs fois millénaire. Comme le yoga, il privilégie le corps dont la maîtrise assure une meilleure emprise sur l’ensemble des activités mentales, étape nécessaire sur le chemin du développement spirituel. Poussant cette théorie jusqu’à ses dernières conséquences, le tantrisme valorise aussi la sexualité en laquelle il reconnaît l’une des forces essentielles de la vie.

Dans son livre « le Tantrisme ou la sexualité transcendée », Jean Varenne a présenté, souvent pour la première fois en langue française, tous les aspects de cette discipline: non seulement les rites mais également la mythologie et la métaphysique qui justifie les unes et les autres.

La complexité du symbolisme mis en jeu dans le mandala, la richesse de son interprétation mythologique (les divinités qui l’habitent), spirituelle (les fonctions desdites divinités) et cosmographique (les provinces de la Terre idéale), les techniques particulières de son maniement font qu’il est exclu de s’engager dans une méditation sur un chakra sans avoir été initié à cette pratique. Les textes disent d’ailleurs expressément que le mandala est en soi un « mystère » et que l’art de le construire, concrètement (dessin) ou mentalement, est une science sacrée (vidyâ). Il faut donc se placer d’abord à l’école d’un guru et recevoir de lui un enseignement qui portera non seulement sur la manière de tracer (puis d’imaginer) différents yantras, mais surtout sur la signification ésotérique des figures, géométriques ou autres, utilisées dans le rituel et la méditation.

SOUVENT LE MANDALA EST TRACÉ PAR TERRE

Le plus souvent, en Inde, le mandala est tracé au moment où l’on en a besoin, puis effacé lorsque le rite est achevé. On utilise de préférence des poudres de couleur que l’on achète sur le marché et que l’on mélange éventuellement avec divers liquides pour obtenir une sorte de peinture aisément lavable. Un texte recommande, par exemple, d’utiliser de la poudre couleur safran-rouge (vermillon vif) mélangée avec du lait de vache pour tracer le Shrî-Yantra. Ailleurs, il est expliqué que, si le dessin est fait avec de la poudre jaune, l’initié triomphe de la malignité verbale (calomnie, etc.) de ses ennemis. Ailleurs encore, on enseigne que si l’on veut du mal à quelqu’un on peut tracer un mandala avec du crottin de cheval délayé dans de l’urine de vache ! Ces quelques exemples donnent une idée de ce que sont ces enseignements secrets dispensés par les maîtres tantriques ; convaincus de l’efficacité intrinsèque des yantras, ils trouvent normal de les utiliser à toutes fins : progrès spirituel, certes, mais aussi magie blanche ou noire.

APRES LE RITUEL, IL EST EFFACÉ

Qu’on le fasse disparaître quand la cérémonie s’achève n’a rien que de naturel dans le cadre du brahmanisme où l’on professe que la distinction entre le profane et le sacré (marquée par la ligne qui délimite le terrain sacrificiel) ne vaut que pendant le temps où l’action se déroule : avant l’invitation lancée aux dieux par l’officiant et après le rite de congédiement, le sacré disparaît. Pour éviter la « profanation » du mandala, il convient donc de l’effacer soigneusement. On peut cependant peindre les yantras sur des étoffes, les graver sur du métal (or, cuivre) ou même les édifier en relief, les tailler dans du cristal (faute de diamant !), les couler en bronze, etc. Ces objets jouent alors un rôle semblable à celui des statues : comme elles, ils ne sont sacrés que dans le cadre d’une cérémonie, lorsque la déesse vient les habiter. En temps ordinaire, on voit en eux des signes dont la vue est d’ailleurs bénéfique par elle-même : dans l’hindouisme et le bouddhisme, en effet (comme dans le christianisme orthodoxe), les images sont censées rayonner une lumière subtile dont la contemplation, même occasionnelle, procure un bienfait spirituel.

On ne saurait trop insister sur cette croyance à la puissance intrinsèque des images, car le tantrisme repose sur elle, en même temps que sur la foi en la valeur des actes tant « externes » (les rites) qu’« internes »            (la méditation). Dans l’enseignement initiatique donné à propos du Shrî-Yantra, le maître, par exemple, conduira son disciple à voir le diagramme non plus seulement à plat, mais en élévation. Signalons au passage que cette élévation du mandala est parfois réalisée « architecturalement » : les stûpas bouddhiques, ces mausolées monumentaux enfermant des reliques de Shâkya Muni, ont la forme d’un mandata-montagne ; au Népal, ils portent à leur sommet un petit pavillon dont les murs sont ornés de visages symbolisant la compassion du bodhisattva Avalokitèshvara qui regarde le monde et les hommes. De la même façon, des sanctuaires hindous ou bouddhiques sont construits sur fondations dont le plan est celui d’un des yantra ; l’exemple le plus significatif est fourni par le temple magnifique de Borobudur, à Java.

LE RITUEL INITIATIQUE

Voici comment les tantriques d’obédience bouddhique pratiquent « l’initiation au mandala ». Les textes qui la présentent sont nombreux, l’un des plus clairs étant le Guhya-samâja Tantra (le « Livre de l’Assemblée secrète ») dont Alex Wayman a donné une analyse dans son livre sur les Tantras bouddhiques (The Buddhist Tantras (New York, 1973). Elle se résume de la sorte :

1°) Rites préparatoires : un terrain favorable est choisi, délimité et purgé, par un rituel approprié, de toutes influences maléfiques.

2°) Rites introductifs : on trace à la craie, sur le sol, une sorte de brouillon du mandala (n’oublions pas que celui-ci est toujours très complexe dans le bouddhisme) ; on prépare le calice qui va recevoir l’ambroisie (amrita, c’est-à-dire, ici, l’alcool : vijayâ) ; on implore les faveurs et la protection des divinités et, pendant ce temps, le futur initié qui a pris un bain et a changé de vêtements, se prépare mentalement à la cérémonie sous la surveillance et avec l’aide de son maître. On lui bande les yeux et on l’amène à proximité.

3°) Simultanément (ou précédemment, car cela peut durer longtemps) des peintres ont travaillé au tracé définitif du mandala et à la représentation des divinités qui l’habitent ; les couleurs ne sont pas choisies au hasard, elles ont valeur symbolique et le travail se fait sur les indications et sous la direction effective du « Maître du Cercle ».

4°) Lorsque le travail est achevé, un rituel approprié, comparable à la pûjâ hindoue, amène les divinités (régents, bodhisattvas, Dhyâni-Buddhas, leurs compagnes et les yoginîs) à venir s’installer dans leurs territoires respectifs.

5°) Le moment décisif arrive lorsque le futur initié est conduit, les yeux bandés, devant le mandala. Diverses questions rituelles lui sont posées (par exemple : « De quelle couleur est cette image ? », il doit répondre : « Blanche ! » et, lorsque son bandeau lui sera retiré, la magnificence du dessin vivement coloré éclatera à ses regards !).

6°) On lui donne alors une fleur ou une guirlande qu’il doit jeter au hasard (il a les yeux bandés) dans le mandala. Le territoire sur lequel elle tombera révélera quel type de yoga il devra pratiquer et quelle sorte de perfection (Siddhi) [1] il peut espérer obtenir. La divinité présidant audit territoire sera pour lui une sorte d’ishta-dévatâ (divinité d’élection) selon l’expression brahmanique.

7°) On lui retire alors son bandeau ; il contemple le mandala, puis danse trois fois autour de lui avant d’y pénétrer.

8°) Suivent ensuite une série de consécrations consistant en aspersions (abhishéka) faites avec le liquide contenu dans le calice et destinées à lui « ouvrir les yeux, les oreilles, l’esprit », etc., c’est-à-dire, en somme, à lui donner une personnalité nouvelle, à le recomposer après cette « destruction du vieil homme » qu’est toute initiation. On utilise, pour les réaliser, divers objets symboliques tels qu’un miroir, une cloche, etc.

9°) Le nouvel initié, à qui un nom secret a été conféré et un mantra communiqué, a désormais le droit de participer aux rites ordinaires : offrandes faites aux divinités du mandala et au maître du Cercle (ainsi qu’à son guru, en remerciement) et identification avec telle ou telle divinité (après qu’il en a reçu la permission, anujnâ, par le maître du cercle).

10°) Pour conclure, les divinités sont invitées à quitter les territoires qu’elles occupent et l’on offre quelques oblations dans le feu, (homa) [2].

ORIGINALITÉ DE CETTE INITIATION

Le premier trait original de cette initiation est ce bandeau que l’on noue sur les yeux du néophyte : n’est-ce point une façon de mettre en évidence le caractère visuel du rite du mandala ? Lorsqu’on lui rendra la vue en lui enlevant le bandeau, quel éblouissement devant la beauté du dessin bariolé ! Il faut avoir vu des peintures tibétaines ou népalaises pour se rendre compte de la complexité des figures et du soin qui est apporté à leur préparation ; les cérémonies d’initiation étaient donc des fêtes importantes, longues à élaborer et coûtant fort cher. Aussi initiait-on le plus souvent plusieurs néophytes à la fois.

L’autre trait original réside dans le mouvement. Là où le disciple brahmanique restait immobile et « spectateur », le nouvel initié est invité à danser autour du mandala, puis à entrer dans celui-ci. Le symbolisme ici mis en œuvre est évidemment celui du parcours initiatique (pèlerinage au centre et trajet labyrinthique).

Mais c’est probablement l’assimilation du mandala à un labyrinthe qui est fondamentale ici, vu la difficulté que l’on a à saisir dans son ensemble (et plus encore dans ses détails) la richesse de l’image présentée. Encore que les textes ne le disent pas expressément, on doit supposer que le nouvel initié est invité à « reconnaître » tous les territoires (lokas) et à nommer les divinités qu’il y voit représentées. Une variante consisterait pour lui à se rendre au lieu où gît la fleur qu’il a jetée afin d’y vénérer le régent qui deviendra sa divinité d’élection. De toute façon, en entrant dans le mandala, le néophyte fait l’apprentissage d’une nouvelle façon de marcher : on sait que presque toutes les sociétés secrètes imposent des pas insolites à leurs adeptes. Ce n’est pas seulement pour mettre à l’épreuve la validité de leur identité (dans le cas d’inconnu se présentant au Maître en déclarant qu’il a été initié ailleurs), mais surtout pour leur faire prendre conscience que le comportement « sacré » est fondamentalement opposé au profane. Alors que ce dernier est, à la lettre, désordonné, l’autre est une mise en ordre consciente, une « ordination » au sens premier du terme. On voit à quel point les implications, les résonances de l’initiation au mandala et de la méditation sur celui-ci sont riches et nombreuses.

Rites préliminaires

Lors donc qu’arrive le moment de méditer, l’adepte doit se retirer à l’écart des autres moines et s’installer en un lieu propre à son entreprise : une cellule ou un emplacement abrité du vent et du soleil. S’il ne peut s’isoler, du moins s’efforce-t-il de ne plus entendre ni voir ce qui l’entoure. La posture qu’il adopte (le plus souvent le padma asana, posture du lotus) n’a de valeur que si elle est « stable et agréable » [3], c’est-à-dire si elle lui permet d’oublier son corps, car il va sans dire qu’une souffrance musculaire ou un déséquilibre seraient de fâcheux facteurs de distraction. Isolé du sol par une natte ou une peau de bête (antilope ou tigre), le pratiquant dispose à son côté une coupe contenant un liquide alcoolisé. Tout comme dans le rituel tantrique hindou, ce breuvage, destiné aux seuls initiés (comme l’est la méditation elle-même), est censé représenter l’amrita (l’ambroisie, le nectar) dont la consommation permet aux êtres célestes de garder l’immortalité qu’ils ont acquise au commencement des temps, en buvant pour la première fois ledit breuvage. C’est là la conception brahmanique de la vie divine, et il est intéressant de voir que le bouddhisme tantrique la conserve telle qu’elle. Et c’est pourquoi, sitôt installé, le méditant boit l’amrita tout en renouvelant mentalement sa profession de foi [4].

L’union mystique

C’est alors qu’il lui faut « se voir lui-même » (par l’œil intérieur) sous la forme d’Héruka [5] (ou Vajrasattva, le Bouddha de diamant). Resplendissant, magnifique, le personnage rayonne la béatitude, et l’adepte prolonge autant que faire se peut cette vision sanctifiante. Puis l’image se modifie : Héruka n’est plus seul ; il a devant lui sa parèdre la yogini [6] Vajra-Varâhî. A l’apercevoir, l’adepte (qui, ne l’oublions pas, s’identifie à Héruka) est saisi par le désir et réalise mentalement l’union sexuelle avec cette femme divine venue s’installer sur ses genoux. C’est là l’image mille fois répétée du Bouddha assis « en lotus » et serrant contre lui une fille qui noue ses jambes et ses bras autour de sa taille et de sa nuque, renversant sa tête en arrière en signe d’extase. L’iconographie tantrique, surtout tibétaine, a popularisé cette présentation de l’« union des contraires », notamment sous la forme de statuettes que les dévots conservent chez eux et vénèrent quotidiennement.

Progressivement, cependant, l’adepte réalise que son désir fait place à une jouissance toujours plus intense qui culmine au moment de l’orgasme. Il imagine alors que lorsque celui-ci survient il ne perd pas conscience mais, au contraire, devient extraordinairement lucide. Il a alors le droit de proclamer « en esprit et en vérité » la parole sacramentelle : Shrî Héruko ‘ham (je suis le Seigneur Héruka !). Prolongeant sa méditation sur cette formule, il en « savoure » (spirituellement) chaque syllabe, de façon à en appréhender intuitivement la valeur symbolique. Ainsi les notions fondamentales du bouddhisme (vacuité, non-dualité, béatitude, etc.) apparaissent-elles successivement à son esprit, puis se fondent en une seule vision.

OM et la lumière intérieure

Celle-ci paraît se localiser dans le cœur, et l’adepte, abandonnant l’image de la yoginî et « oubliant » la parole qu’il vient de prononcer, concentre son attention sur la caverne où se manifeste le mystère. Poursuivant son enquête spirituelle, le méditant se rend compte alors que les syllabes de la formule sur laquelle il méditait précédemment sont présentes en ce lieu, mais fondues en un seul phonème qui n’est autre que le son OM dont la nature, toute de vibrations, est à la fois sonore et lumineuse. Là encore l’adepte doit marquer une pause et « se délecter » aussi longtemps que possible de ces vibrations en quoi toutes réalités semblent s’être résorbées. Bientôt cependant l’attention du méditant se concentre sur le seul point (bindu) qui surmonte le signe graphique du monosyllabe sacré. Il réalise alors que la nature vraie (sattva) de cet OM, qu’il a prononcé tant de fois dans les récitations liturgiques qui rythment sa vie de moine, est faite de vibrations à la fois musicales et lumineuses. Musicales, mais d’une musique qui n’est ni mélodique ni rythmée ; lumineuses, mais comme une lueur blanche, comparable à l’éclat du diamant.

Là encore une pause doit être marquée, puis le progrès reprend et l’adepte est conduit à « enquêter », si l’on peut dire, sur cette lumière blanche qu’il aperçoit au fond de son cœur. Ainsi sollicitée, celle-ci se manifeste au « regard intérieur » du méditant sous la forme d’un rayonnement qui, cette fois, est vivement coloré. Successivement, en effet, apparaissent les pinceaux lumineux qui, du rouge au bleu, déterminent des « portions d’espace » (loka, lieu) qui occupent bientôt tout le champ de vision de l’adepte. Là aussi c’est l’image du diamant qui sert de référence, puisque la lumière qui en émane est alternativement blanche ou de toutes les nuances du prisme selon la position que l’on fait prendre au joyau. Le terme de loka est d’ailleurs parfaitement adéquat pour désigner ces éclats lumineux, car ceux-ci semblent se figer, devenir de véritables territoires (loka signifie aussi « monde ») où apparaissent les éléments constitutifs de l’univers : la terre, l’eau, le feu, l’air et l’éther. Et en chacune de ces provinces apparaît un Buddha qui en est le régent. L’adepte, il va sans dire, salue mentalement chaque élément, chaque Seigneur, au moyen de formules appropriées, puis prononce sur l’ensemble une « prière de sauvegarde » comme c’est la coutume dans le rituel bouddhique.

L’aspect tantrique de la méditation se manifeste ici également, puisque l’adepte perçoit que les éléments sont femelles et les régents mâles. Ainsi les territoires sont-ils occupés par des Buddhas et des yoginis étroitement enlacés, formant un cercle (chakra) diversement lumineux autour d’Héruka et de sa parèdre unis l’un à l’autre dans le centre d’où émane ce rayonnement chatoyant. Il y a là une image du monde dont la forme est celle d’un cercle divisé en quartiers ou, mieux, d’un lotus symbolique dont chaque pétale correspond à un élément et à un Buddha. Image sur laquelle se surimpose d’ailleurs celle, exactement semblable, d’un autre lotus dont les pétales correspondent cette fois aux principaux constituants du composé humain : non seulement telle ou telle partie du corps, mais également telle ou telle faculté mentale. Là encore des Buddhas sont présents, enlaçant leurs compagnes, et l’adepte les salue successivement en récitant les mêmes formules sacramentelles.

Le palais et la cour d’Héruka

Parvenue à ce point, la méditation pourrait s’arrêter sans dommage puisqu’elle a permis à l’adepte d’explorer tout l’univers (macrocosme) et d’en reconnaître l’analogie à son propre corps (microcosme). Il en connaît également l’origine : ce point sonore et lumineux en quoi se résume le monosyllabe sacré OM. Pourtant le méditant ne s’arrête pas, mais utilise au contraire ce niveau de connaissance qu’il vient d’atteindre pour progresser encore dans sa quête de l’ultime vérité. Il doit maintenant visualiser une sorte de palais (vihâra) qu’il ornera à sa guise de tout ce qu’il peut imaginer de beau, de luxueux, avec une prédilection pour ce qui brille (or, gemmes, lampes allumées) et ce qui parfume (fumée d’encens, fleurs odorantes, odeur de musc). Il doit y entendre de la musique et des chants, y voir des danseuses, y deviner des couples couchés sur des coussins. Progressivement donc il se sentira gagné par un sentiment de volupté que ne ternira pas la vision simultanée de huit champs crématoires répartis en étoile autour du palais. Ces lieux funéraires sont en effet perçus sous un jour agréable : on y voit des fleurs et des arbres à l’ombre desquels sont installés les dieux brahmaniques dévolus à leur garde, accompagnés, il va sans dire, de leurs parèdres respectives. Une fois  encore c’est donc la même structure symbolique qui est retrouvée par le méditant : un lotus à huit pétales s’épanouit dans sa vision intérieure, enrichi de la présence de huit régents, sauf qu’ici ceux-ci ne peuvent être des Buddhas dans la mesure où ils protègent des « cimetières » ! Les dieux et déesses de l’hindouisme sont, par contre, naturellement dévolus à ce rôle puisque le bouddhisme, dans sa lutte contre cette religion, les a quelque peu « démonisés ».

Au centre du palais fleurit également un lotus, mais à quatre pétales seulement. D’autres textes précisent qu’il est tout entier couleur d’or, ou que les pétales sont dorés, cependant que le cœur flamboie comme un diamant. Chaque pétale est habité par une yoginî entièrement nue, mais parée de colliers, de bracelets et de bagues, le regard tourné avec ravissement sur le spectacle qui s’offre à elle au cœur de la fleur. C’est là en effet qu’Héruka s’unit à sa parèdre Vajra-Varâhî en une étreinte perpétuelle, source de béatitude éternelle (ou, plus précisément, hors du temps). Le méditant, qui, à l’origine, s’était identifié à Héruka, doit maintenant visualiser le couple de façon précise et objective : Varâhî lui apparaît alors comme une jeune femme nue au corps rouge, assise sur les cuisses du Buddha et l’enlaçant de ses deux bras. Chaque main, dont l’une s’appuie sur la nuque du Buddha et l’autre se situe au bas de son dos, tient un objet rituel, en l’occurrence un vase fait d’un crâne humain contenant du sang, et un couteau. De plus, de nombreux bijoux, boucles d’oreilles, diadème, colliers, bracelets, bagues, parent la jeune femme dont l’attitude lascive indique l’excitation sensuelle.

Héruka n’est pas moins paré puisqu’en Orient les hommes portent eux aussi colliers, bagues et bracelets ; le personnage en est donc abondamment pourvu, davantage même que sa compagne, ce qui est une façon de marquer la prééminence du Buddha sur sa Shakti. La couronne, notamment, suffit à indiquer qu’il est roi. De plus, et selon une habitude constante de la statuaire indienne et tibétaine, Héruka est doté de douze bras, prolongés par douze mains brandissant divers objets rituels et symboliques parmi lesquels, évidemment, le vajra (à la fois arme de guerre [7], foudre, et diamant) qui est la marque distinctive du Buddha suprême (Vajra-sattva) dans cette forme de bouddhisme. Quant à la Varâhî, dans la mesure où elle est « tenue » par deux bras parmi tant d’autres, on n’échappe pas à l’impression qu’elle est, elle aussi, un « objet » (symbolique et rituel) au même titre que le tambour ou le couteau sacrificiel… La petite taille de la déesse par rapport à celle de son partenaire semble confirmer cette impression. Mais n’oublions pas que dans de nombreux autres textes similaires, ainsi que dans la plupart des représentations iconographiques, le Buddha Vajra-Sattva n’a que deux bras et se consacre tout entier à sa compagne.

Pour achever de donner toute sa plénitude à sa description du mandala sur lequel doit méditer le jeune moine, le Chakra-Samvara Tantra précise encore que le lotus central à quatre pétales, au cœur duquel s’unissent Héruka et la Varâhî, est lui-même entouré par trois cercles concentriques correspondant successivement, à partir du centre, à la pensée, à la parole, au corps. Sur les deux cercles intérieurs sont situées des yoginîs, huit à chaque fois. Ces filles sont nues, comme à l’ordinaire, et simplement parées de bijoux ; elles prennent leur plaisir à la seule vision des ébats amoureux du Buddha et de sa Shakti, ce qui semble façon de marquer le caractère « subtil » de la pensée (manas) et de la parole. Le corps, au contraire, plus « grossier », appartient au domaine de l’action objective, concrète : les huit yoginîs de ce cercle (le plus extérieur des trois) sont pourvues, cette fois, de partenaires masculins et imitent avec eux les ébats amoureux d’Héruka et de Vajra-Varâhî. Le texte indique également que l’adepte doit visualiser ensuite les huit directions de l’espace occupées, chacune pour sa part, par un couple divin constitué d’un Régent-du-Monde et de sa parèdre. Les différentes régions du domaine culturel indien y figurent, de Sumatra à l’Assam, de l’Anddhra au Bengale. Quant aux quatre portes du palais, elles sont gardées par quatre guerrières farouches, ce qui porte à trente-sept, au total, le nombre des yoginîs présentes dans le mandala. Ce chiffre (36 + 1) est évidemment symbolique et concourt à faire de ce diagramme à la fois une représentation du monde (une imago mundi, comme disaient les alchimistes de notre Moyen Age) et une roue du temps (Kâla-chakra).

J. Varenne


[1] L’adepte parvenu au bout de sa quête sera appelé siddha, « parfait ».

[2] Rite d’origine brahmanique qu’il est surprenant de voir figurer dans une cérémonie bouddhique.

[3] L’expression est de Patanjali (Yoga-Sûtras : 2,46).

[4] Je prends refuge dans le Buddha ! refuge dans la Loi ! refuge dans la Communauté ! »

[5] L’un des noms du Buddha, dans le Tantrisme tibétain.

[6] Adepte féminin du yoga : le mot désigne la partenaire sexuelle.

[7] Le Dieu Indra utilise une arme de jet appelée vajra (sorte de marteau de combat, semblable à celui du dieu germanique Thor).