Claude Tresmontant
Deux conceptions du christianisme

Sous la crise actuelle, à la racine du schisme qui se prépare, si l’on creuse jusqu’au fond, on trouve que s’opposent, secrètement, deux conceptions, deux représentations du christianisme, deux manières de le penser, deux visions du monde. L’une est fortement influencée par le platonisme et par le néo-platonisme et même, nous allons le voir, par […]

Sous la crise actuelle, à la racine du schisme qui se prépare, si l’on creuse jusqu’au fond, on trouve que s’opposent, secrètement, deux conceptions, deux représentations du christianisme, deux manières de le penser, deux visions du monde. L’une est fortement influencée par le platonisme et par le néo-platonisme et même, nous allons le voir, par des thèmes gnostiques. L’idée initiale, c’est que la perfection, la plénitude étaient au commencement. Au commencement, la création du monde et de l’homme, une création réalisée d’un seul coup, ou, si l’on veut, en une semaine. Puis la chute. Et plus tard, la réparation, la restauration de l’ordre originel qui a été troublé ou brisé. Dans cette représentation, le Christ a une fonction principalement, pour ne pas dire exclusivement, réparatrice, rédemptrice.

L’autre conception nous vient des prophètes hébreux. Une création continuée à travers l’histoire humaine. L’histoire humaine, c’est la Création qui se continue avec la coopération active de l’homme. Dans la perspective du prophétisme hébreu, la plénitude, la perfection, ne sont pas au commencement. La plénitude de l’œuvre de Dieu, son achèvement, sont au terme, à la fin, non pas dans le passé, aux origines, mais dans l’avenir, devant nous. Jamais les prophètes hébreux ne parlent du retour au jardin d’Éden. Leur perspective n’est pas rétrospective, mais prospective.

Jésus de Nazareth continue dans la lignée du prophétisme hébreu. Jamais, lui non plus, ne nous a parlé de retourner au jardin d’Éden. Toujours son regard se porte dans la direction de l’achèvement de l’œuvre de la Création, lorsque la moisson sera mûre, lorsque l’heure de l’enfantement sera venue. Et Paul, son disciple, enseigne constamment la création de l’humanité nouvelle, la nouvelle création. Contre les gnostiques de son temps, il enseigne expressément que la plénitude n’est pas au commencement, mais au terme de l’œuvre de Dieu, que la première humanité a été créée animale, et que l’humanité ultime, celle que Dieu vise depuis le commencement, n’est constituée qu’à la fin.

Les Pères de langue grecque, et tout d’abord saint Irénée, évêque de Lyon, ont développé la perspective génétique ouverte par les Évangiles et par Paul. Irénée, dans sa lutte contre les gnostiques, enseigne que le premier homme n’a pas été créé achevé, mais au contraire inachevé, afin de pouvoir coopérer librement à l’œuvre de sa propre création. C’est en effet une doctrine fondamentale du christianisme orthodoxe, comme du judaïsme, que l’homme doit consentir et coopérer activement à sa propre création et à la destinée qui lui est proposée. Les Évangiles enseignent constamment que l’homme doit porter fruit, qu’il doit être fécond et que la pire des fautes est de refuser de faire fructifier cette semence qui nous a été confiée.

Il est vrai que dans l’Église latine, sous l’influence de Tertullien et du grand Augustin, le christianisme a souvent été pensé en termes juridiques de réparation, de restauration. Il faut dire qu’Augustin avait été fortement marqué par le néo-platonisme et par son passage à travers le manichéisme. Il est vrai que Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle, pense le christianisme davantage en termes de restauration, comme il le dit lui-même. Il écrit que la raison d’être principale de l’Incarnation, c’est la réparation. Mais du côté des Pères de langue grecque, c’est la perspective génétique qui est développée davantage, et accentuée. La finalité de la Création, c’est Dieu qui s’unit à l’Homme lorsque l’Homme en est devenu capable, et l’Incarnation est pensée en fonction de cette finalité ultime qu’elle réalise. Cette perspective génétique est celle qui est reprise par un très grand docteur, à la fin du XIIIe siècle et dans les toutes premières années du XIVe : Jean Duns Scot, le docteur franciscain. Il critique librement maître Thomas à propos de la finalité de l’Incarnation. L’Incarnation, dit-il, n’a pas été décidée par Dieu à cause du péché originel, mais elle est voulue par le Créateur de toute manière depuis le commencement, car c’est par l’Incarnation que se réalise le dessein de Dieu : l’union de l’Homme créé à Dieu incréé. Le Christ n’a pas seulement une fonction rédemptrice, réparatrice. Comme il le dit lui-même dans une parole qui nous a été conservée par le Quatrième Évangile : Mon Père est à l’œuvre jusqu’à maintenant, et moi aussi je suis à l’œuvre. Comme l’écrit Paul dans les lettres de la fin de sa vie, le Christ est celui en qui toute la Création tend à s’achever. Il est l’Alpha et l’Oméga de la Création.

Selon que l’on adopte l’une ou l’autre perspective, l’une ou l’autre représentation, les attitudes et les comportements pratiques seront très différents. Dans la première, celle qui est sous influence platonicienne et même quelque peu gnostique, on aura tendance à accentuer les conséquences de la chute originelle. C’est ce que feront Luther, Calvin, Jansénius. On sera porté à adopter une conception pessimiste de la nature humaine et de l’histoire. On sera tenté de penser l’histoire humaine comme une dégradation continue, et le christianisme aura pour but de nous faire revenir aux origines, de rétablir ou de restaurer l’ordre initial. Si l’on adopte au contraire la perspective des prophètes hébreux qui est celle de Jésus de Nazareth, de Paul, d’Irénée de Lyon, des Pères grecs dans leur ensemble, de Jean Duns Scot, on sera porté à accentuer la fonction créatrice et Verbe incarné, et à insister sur le fait que l’homme doit être, comme l’écrit Paul, coopérateur de Dieu. Cette doctrine de la coopération a été définie par le Concile de Trente, contre Luther qui la rejetait. On sera enclin à comprendre la Création comme continuée à travers l’histoire humaine, et donc comme éminemment positive malgré les douleurs de l’enfantement, les crimes de l’humanité. On regardera constamment en avant, du côté de la Parousie, et non en arrière, du côté du jardin d’Éden perdu.

Il n’est pas étonnant que ceux qui, au XIXe et au XXe siècle, ont préféré la théologie qui est sous influence augustinienne, aient repoussé avec horreur la découverte de l’évolution, car celle-ci signifie justement que la Création est en cours, depuis des milliards d’années, et qu’elle constitue un processus constant d’enrichissement, de progrès objectif : c’est exactement l’inverse du schéma néo-platonicien. Il n’est pas étonnant non plus que les mêmes repoussent le plus possible l’idée d’un développement dogmatique, lequel signifie que la pensée de l’Église croît et s’enrichit au cours du temps, en prenant conscience des trésors contenus dans la Révélation. Constamment nous trouvons une opposition, un conflit, entre ceux qui valorisent le passé, les origines, et ceux qui pensent, avec toute la révélation hébraïque et chrétienne, que la plénitude et la perfection de l’œuvre de Dieu sont pour l’avenir et que nous devons y coopérer activement.

La Voix du Nord, 4 août 1977