« Pourquoi êtes-vous malheureux ? Parce que 99,9 % de tout ce que vous pensez et de tout ce que vous faites, c’est pour vous-même — et ce moi n’existe pas ».
Points clés à retenir
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La philosophie occidentale conçoit généralement le moi comme une entité stable et contrôlante, comparable à un pilote, tandis que les philosophies orientales, telles que le bouddhisme, affirment que le moi est une illusion, un sous-produit de nos processus mentaux.
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Les neurosciences modernes apportent des preuves qui vont dans le sens de la vision orientale, en révélant que l’hémisphère gauche du cerveau crée constamment des récits pour interpréter la réalité, ce qui conduit à une identification erronée avec ces récits personnels.
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Ce faux sentiment de soi, qui est souvent assimilé à un dialogue interne incessant, contribue de manière significative à la souffrance mentale de l’homme.
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L’individu doté d’un cerveau, qui est diversement appelé le soi, l’ego, l’esprit ou le « moi », se trouve au centre de la pensée occidentale. Dans la vision du monde occidental, les plus grands penseurs sont considérés comme des changeurs de monde. Il n’y a pas d’exemple plus concis que la célèbre déclaration du philosophe René Descartes : « Cogito, ergo sum », ou « Je pense, donc je suis ». Mais de qui s’agit-il ? Examinons de plus près ce penseur, ou ce « moi », que nous tenons tous pour acquis.
Le point de vue occidental : Le moi est un pilote
Ce « je » est pour la plupart d’entre nous la première chose qui nous vient à l’esprit lorsque nous pensons à qui nous sommes. Le « je » représente l’idée de notre moi individuel, celui qui se trouve entre les oreilles et derrière les yeux et qui « pilote » le corps. Le « pilote » est aux commandes, il ne change pas beaucoup et il nous semble être la chose qui donne vie à nos pensées et à nos sentiments. Il observe, prend des décisions et exécute des actions — tout comme le pilote d’un avion.
Ce Je/ego est ce que nous considérons comme notre vrai moi, et ce moi individuel est l’expérimentateur et le contrôleur de choses telles que les pensées, les sentiments et les actions. Le moi pilote a l’impression de mener la danse. Il est stable et continu. Il contrôle également notre corps physique ; par exemple, ce moi comprend qu’il s’agit de « mon corps ». Mais contrairement à notre corps physique, il ne se perçoit pas comme changeant, voué à disparaître (sauf, peut-être pour les athées, à la mort corporelle) ou influencé par autre chose que lui-même.
Point de vue oriental : Le moi est une illusion
Tournons-nous maintenant vers l’Orient. Le bouddhisme, le taoïsme, l’école hindouiste de l’Advaita Vedanta et d’autres courants de pensée orientale ont une vision très différente du soi, de l’ego ou du « moi ». Selon eux, cette idée du « moi » est une fiction, bien qu’elle soit très convaincante. Le bouddhisme a un mot pour désigner ce concept — anatta, souvent traduit par « non-soi » — qui est l’un des principes les plus fondamentaux du bouddhisme, si ce n’est le plus important.
Cette idée semble radicale, voire absurde, pour ceux qui sont formés aux traditions occidentales. Elle semble contredire notre expérience quotidienne, voire notre sens même de l’existence. Mais dans le bouddhisme et dans d’autres écoles de pensée orientale, le concept de soi est considéré comme le résultat de l’esprit pensant. L’esprit pensant réinvente le moi d’un moment à l’autre, si bien qu’il n’a rien à voir avec l’entité stable et cohérente à laquelle la plupart croient.
En d’autres termes, c’est le processus de la pensée qui crée le moi, plutôt qu’un moi ayant une existence indépendante de la pensée. Le moi est plus un verbe qu’un nom. Pour aller plus loin, l’implication est que sans la pensée, le soi n’existe tout simplement pas. De la même manière que la marche n’existe que lorsqu’on marche, le moi n’existe que lorsqu’on pense à lui. En tant que neuropsychologue, je peux dire qu’à mon avis, la science ne fait que rattraper ce que les bouddhistes, les taoïstes et l’Advaita Vedanta de l’hindouisme enseignent depuis plus de 2 500 ans.
Il n’y a pas de « centre du moi » dans le cerveau
L’un des grands succès des neurosciences a été de cartographier le cerveau. Nous pouvons localiser le centre du langage, le centre de traitement des visages et le centre de compréhension des émotions d’autrui. Pratiquement toutes les fonctions de l’esprit ont été cartographiées dans le cerveau, à une exception près : le soi. C’est peut-être parce que ces autres fonctions sont stables et cohérentes, alors que l’histoire du moi est désespérément inventive et beaucoup moins stable qu’on ne le suppose.
Alors que plusieurs neuroscientifiques ont affirmé que le soi réside dans telle ou telle région neuronale, la communauté scientifique n’est pas vraiment d’accord sur l’endroit où le trouver — ni même sur la question de savoir s’il se trouve du côté gauche ou du côté droit du cerveau. Peut-être que la raison pour laquelle nous ne pouvons pas trouver le soi dans le cerveau est qu’il n’y est pas.
Ce point peut être difficile à saisir, principalement parce que nous avons longtemps pris le processus de la pensée pour une chose réelle. Il faudra un certain temps pour voir que l’idée d’un « moi » comme une simple idée plutôt qu’un fait. Votre moi illusoire — la voix dans votre tête — est très convaincant. Il raconte le monde, détermine vos croyances, rejoue vos souvenirs, s’identifie à votre corps physique, fabrique vos projections de ce qui pourrait arriver dans le futur et élabore vos jugements sur le passé. C’est ce sentiment de soi que nous ressentons depuis le moment où nous ouvrons les yeux le matin jusqu’à celui où nous les fermons au coucher. Il paraît si capital, que les gens sont choqués lorsque je leur dis que, d’après mon travail de neuropsychologue, ce « moi » n’existe tout simplement pas — du moins pas de la manière dont nous l’imaginons.
La grande différence entre les traditions spirituelles orientales et la psychologie est que les premières l’ont reconnu de manière expérientielle et que la seconde l’a fait de manière expérimentale (et accidentelle, d’ailleurs). À mon avis, cela signifie que ceux qui étudient et enseignent la psychologie sont encore largement incapables d’apprécier les implications de ces découvertes.
Une découverte accidentelle
Pour mémoire, il est important de rappeler que le cerveau est constitué de deux hémisphères symétriques reliés par un vaste ensemble de fibres appelé corps calleux. Dans le cadre de recherches visant à atténuer l’épilepsie sévère, Roger Sperry et Michael Gazzaniga pensaient qu’en coupant ce pont entre les deux parties du cerveau, les crises seraient plus faciles à contrôler. Ils eurent raison et Sperry a reçu le prix Nobel en 1981 pour ce travail.
Bien que chaque côté du cerveau soit spécialisé dans certains types de tâches, les deux côtés sont généralement en communication permanente. Cependant, lorsque cette connexion était rompue, il devenait possible d’étudier le travail de chaque côté du cerveau de manière isolée. Les côtés étant déconnectés chez ces patients épileptiques, les scientifiques purent tester chacun d’eux séparément et comprendre les différences fonctionnelles entre le côté gauche et le côté droit du cerveau. Ces patients furent surnommés les « patients à cerveau divisé (split-brain) ».
Pour comprendre cette recherche, il est également important de savoir que le corps est entrecroisé, c’est-à-dire que toutes les entrées et sorties de la moitié droite du corps passent par le cerveau gauche et sont traitées par lui, et vice versa. Ce croisement est également vrai pour la vision, de sorte que la moitié gauche de ce que nous voyons est transmise à la partie droite du cerveau, et vice versa. Là encore, ce phénomène n’est devenu évident que chez les patients au cerveau divisé. Les recherches menées sur ces sujets ont abouti à l’une des découvertes les plus importantes sur le côté gauche du cerveau, une découverte qui n’a pas encore été pleinement appréciée par la psychologie moderne ou le grand public.
Dans l’une des expériences de Gazzaniga, les chercheurs ont présenté le mot « marche » au seul cerveau droit d’un patient. Le patient répondit immédiatement à la demande, se leva et s’apprêta à quitter la camionnette dans laquelle se déroulaient les tests. Lorsqu’on demanda au cerveau gauche du patient, responsable du langage, pourquoi il s’était levé pour marcher, celui-ci donna une explication plausible, mais totalement incorrecte : « Je voulais chercher un coca dans la maison ».
Dans un autre exercice, le mot « ris » fut montré au cerveau droit et la patiente éclata de rire. Interrogée sur les raisons de son hilarité, son cerveau gauche répondit par une plaisanterie : « Vous venez nous tester tous les mois. Quelle drôle de façon de gagner sa vie ! » Mais comme le cerveau gauche n’avait pas accès à ces instructions, il inventa une réponse et y crue au lieu d’avouer : « Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça ».
Un interprète peu fiable
Gazzaniga a déterminé que le côté gauche du cerveau fabrique en permanence des explications pour donner un sens à ce qui se passe autour de nous. Le cerveau gauche agit comme un « interprète » de la réalité. En outre, Gazzaniga a découvert que cet interprète, comme le montrent ces exemples, se trompe souvent complètement. Cette découverte aurait dû bouleverser le monde, mais la plupart des gens n’en ont même pas entendu parler.
Réfléchissez un instant à la signification de ce phénomène. Le cerveau gauche inventait simplement des interprétations, ou des histoires, pour les événements qui se produisaient d’une manière qui avait du sens pour ce côté du cerveau, ou comme s’il avait dirigé l’action lui-même. Aucune de ces explications n’était vraie, mais cela n’avait pas d’importance pour le cerveau interprétatif, qui était convaincu que ses explications étaient les bonnes.
Au cours des 40 dernières années, plusieurs études supplémentaires ont montré que le côté gauche du cerveau excelle à créer une explication de ce qui se passe, même si elle n’est pas correcte, et ce même chez les personnes dont le cerveau fonctionne normalement. Par exemple, toutes choses étant égales par ailleurs, nous préférons ce qui se trouve du côté droit, mais presque personne n’en est conscient. Les chercheurs ont donc présenté à des participants n’ayant jamais subi de lésions cérébrales trois objets presque identiques et leur ont demandé lequel ils préféraient. La préférence pour celui de droite était évidente, mais lorsqu’on leur demandait pourquoi, ils inventaient une histoire totalement erronée du genre : « J’aime juste plus sa couleur ». Même après que les chercheurs leur ont expliqué l’idée de l’étude, le cerveau gauche des participants ne pouvait s’empêcher de croire à ses propres aux histoires.
La vérité est que votre cerveau gauche a interprété la réalité pour vous toute votre vie, et si vous êtes comme la plupart des gens, vous n’en avez jamais compris toutes les implications. C’est parce que nous confondons l’histoire de ce que nous pensons être avec ce que nous sommes vraiment.
La voix intérieure incontrôlable
La plupart d’entre nous vivent leur vie sous la direction de cet interprète, ce qui fait de l’esprit notre maître, et nous n’en sommes même pas conscients. Nous pouvons être en colère, offensés, sexuellement excités, heureux ou effrayés, et nous ne remettons pas en question l’authenticité de ces pensées et de ces expériences. Bien qu’il soit évident que ces expériences nous arrivent, nous conservons en quelque sorte l’idée que nous sommes toujours en contrôle de tout cela.
Testez cela et faites l’expérience directe de l’interprète plutôt que de supposer qu’il est ce que vous êtes. Pendant le reste de la journée, remarquez si une voix intérieure crée des théories pour expliquer ce qui se passe. La voix pourrait dire : « Cette personne a l’air heureuse », « Cette personne a l’air intelligente » ou « Peut-être que je n’aurais pas dû envoyer ce courriel ». Si ces histoires correspondent à ce que vous êtes, vous devriez être en mesure de les arrêter. En êtes-vous capable ? Voici une autre façon de le vérifier. Lisez les deux nombres suivants, mais ne complétez pas le modèle en remplissant les blancs à l’aide de votre voix intérieure. 3,2, _. Votre voix intérieure a-t-elle complété le schéma et dit « un » ? Recommencez, et essayez vraiment de ne pas terminer le schéma dans votre tête. La prochaine fois que vous aurez une pensée intrusive, dites-vous que le fait que vous ne puissiez pas l’arrêter prouve qu’il n’y a pas de moi intérieur qui la contrôle.
La science rejoint la vision orientale
Ainsi, pour la première fois dans l’histoire, les découvertes des scientifiques occidentaux soutiennent fortement, dans de nombreux cas sans le vouloir, l’une des idées les plus fondamentales de l’Orient : le moi individuel est plus proche d’un personnage de fiction que d’une chose réelle.
Pourquoi tout cela est-il important ? La triste vérité est que chacun d’entre nous fera l’expérience de beaucoup de douleur mentale, de misère et de frustration au cours de sa vie. En prenant la voix dans notre tête pour une chose et en l’appelant « moi », nous entrons en conflit avec les preuves neuropsychologiques qui montrent que cette chose n’existe pas. Cette erreur — ce sentiment illusoire de soi — est la cause première de notre souffrance mentale. Lorsque vous n’arrivez pas à dormir la nuit, est-ce parce que vous vous inquiétez des problèmes d’un étranger ou est-ce que ce sont vos problèmes qui vous empêchent de dormir ? La plupart d’entre nous s’inquiètent de leurs problèmes professionnels, financiers et relationnels. Que se passerait-il si nous éliminions le « moi » de ces problèmes ?
Je distingue la souffrance psychique de la douleur physique. La douleur se produit dans le corps et est une réaction physique, comme lorsque l’on se cogne l’orteil ou que l’on se casse un bras. La souffrance dont je parle se produit uniquement dans l’esprit et décrit des choses telles que l’inquiétude, la colère, l’anxiété, le regret, la jalousie, la honte et une foule d’autres états mentaux négatifs. Je sais que c’est une grande affirmation que de dire que tous ces types de souffrance sont le résultat d’un sentiment fictif de soi. Pour l’instant, l’essence de cette idée est brillamment capturée par le philosophe et auteur taoïste Wei Wu Wei lorsqu’il écrit : « Pourquoi êtes-vous malheureux ? Parce que 99,9 % de tout ce que vous pensez et de tout ce que vous faites, c’est pour vous-même — et ce moi n’existe pas ».
Texte original publié le 9 juin 2023 : https://bigthink.com/the-well/eastern-philosophy-neuroscience-no-self/
L’auteur : Chris Niebauer, Ph. D.
Au début des années 1990, alors qu’il était encore étudiant en doctorat, Chris Niebauer commença à remarquer des parallèles frappants entre les dernières découvertes en psychologie et en neurosciences et les enseignements du bouddhisme, du taoïsme et d’autres courants de pensée orientaux. Lorsqu’il présenta ses conclusions à un professeur, ses idées furent rapidement rejetées comme étant de la « pure coïncidence, rien de plus. »
Vingt ans après : Niebauer est désormais titulaire d’un doctorat et professeur titulaire, et le lien entre le bouddhisme et les neurosciences qu’il avait découvert en tant qu’étudiant est pratiquement devenu un genre à part entière dans les librairies. Mais selon lui, nous ne faisons que commencer à comprendre le lien entre la philosophie orientale et les dernières avancées en psychologie et en neurosciences, ainsi que ce que cette synthèse d’idées signifie pour l’expérience humaine.
Chris Niebauer a obtenu son doctorat en neuropsychologie cognitive à l’Université de Toledo, se spécialisant dans les différences entre les hémisphères gauche et droit du cerveau humain. Il est actuellement professeur à l’Université de Slippery Rock en Pennsylvanie, où il enseigne des cours sur la conscience, la pleine conscience, les différences entre le cerveau gauche et droit, et l’intelligence artificielle. Il est l’auteur du livre : No Self, No Problem: How Neuropsychology Is Catching Up to Buddhism. Site : https://chrisniebauerphd.com/