Une brève introduction
Orlando Moreira (né en 1975 à Porto) est un architecte en informatique, spécialisé dans les puces d’intelligence artificielle. Il est titulaire d’un doctorat en génie électrique de l’université de technologie d’Eindhoven portant sur l’analyse temporelle des systèmes informatiques basée sur des modèles. Ses engagements philosophiques incluent Marc Aurèle, Camus, Becker, Schopenhauer, et une affinité particulière avec l’exploration de l’identité et de la perception de Fernando Pessoa. Il s’intéresse ainsi à la trame de la réalité et à l’expérience humaine partagée. Au-delà de la technologie, le Dr Moreira a publié une adaptation en portugais de l’épopée finlandaise « Kalevala » (2007) et organise régulièrement des jeux de rôle. Il s’intéresse également à la fiction d’horreur cosmique et aux débats animés avec des inconnus sur les réseaux sociaux.
« Si l’expérience est tout ce que j’ai, je suis peut-être seul, mais la nécessité émotionnelle essentielle de l’autre exige que je vive comme si je ne l’étais pas », affirme le Dr Moreira dans cet essai sincère. Il incarne la réémergence, attendue depuis longtemps, de la pensée existentialiste au XXIe siècle et, en tant que scientifique actif et performant dans le domaine de l’intelligence artificielle, dans les termes du XXIe siècle. Nous pensons que les mondes de la philosophie et de la culture populaire entendront beaucoup plus parler du Dr Moreira dans les années à venir…
_______________________
Si j’applique le rasoir d’Occam non seulement en tant que principe scientifique, mais aussi en tant que principe existentiel — en refusant d’avancer plus que ce qui est strictement nécessaire — j’arrive à une idée que la plupart des gens refusent d’envisager : que le monde n’existe peut-être pas.
Mon expérience existe. Je ne le nierai pas. Mais l’hypothèse selon laquelle l’expérience implique que quelque chose soit expérimenté n’est pas une nécessité logique. C’est une déduction que je fais, pas une nécessité que je peux prouver.
Ce que j’appelle le monde n’est peut-être rien d’autre qu’une idéation structurée : cohérente, vive, organisée, mais entièrement autogénérée. Comme un rêve, elle semble persistante, remplie d’objets et d’autres personnes, mais il se peut qu’elle ne renvoie vers rien d’autre que le moi qui rêve. Lorsque je prends cela au sérieux, le concept de « réalité extérieure » commence à s’éroder. Ce que j’appelais le « monde » s’effondre vers l’intérieur. Il ne contient plus le moi, il ne fait que le projeter.
La simple possibilité que cela soit vrai a des conséquences immédiates et existentiellement catastrophiques.
Si le monde est une projection du moi, les autres le sont aussi. Chaque personne devient une fonction, chaque conversation un monologue, chaque relation une imitation mise en scène dans l’esprit. Le concept d’« autres esprits » devient métaphysiquement indéfendable. Il n’y a personne à atteindre, personne pour répondre. Il n’y a que l’illusion d’une compagnie jouée dans une boucle fermée et incassable.
La raison ne peut pas me sauver de cela. C’est la raison qui m’a amené ici. Mais si cet état est logiquement cohérent, il est émotionnellement intolérable.
Ce n’est pas un simple sentiment. C’est une position qui naît lorsque la raison ne peut plus guider, lorsque l’émotion devient la seule boussole qui reste à un esprit qui ne peut plus ignorer le vide.
L’émotion intervient donc par nécessité. Et l’émotion n’exige pas la vérité. Ou du moins, elle n’exige pas une vérité rationnelle. Elle exige simplement que je ne sois pas seul. Non pas parce que je sais que les autres existent, mais parce que je ne peux pas survivre aux conséquences de leur inexistence.
De cette nécessité découle un acte profond, non pas de logique, mais d’espoir : je postule l’existence des autres. Non pas parce que c’est rationnel, mais parce que l’alternative est invivable.
Ce n’est pas le pari de Pascal, absurde dans son cynisme. Ce n’est pas la libération de Nietzsche, qui trouve la puissance là où je trouve l’horreur. Ce n’est pas non plus le saut dans la foi de Kierkegaard, car je ne m’abandonne à aucun dieu. Et ce n’est pas la révolte de Camus, qui défie l’absurde dans une solitude insoumise.
Non : c’est un acte de vulnérabilité, un acte d’espoir qui s’éloigne du désespoir, une insistance sur le fait que la solitude dans laquelle la raison m’a poussé doit être niée.
Et une fois que j’affirme l’autre, même provisoirement, je suis lié par cette affirmation. Si j’accède à l’autre parce que je ne supporte pas d’être seul, alors je dois être accessible. Le besoin qui me pousse à affirmer l’existence de l’autre m’oblige à être pour l’autre. C’est l’origine d’une obligation morale.
Mais cette obligation ne se limite pas à la bonté ou à la conduite éthique. Elle est plus profonde. Ce que je recherche, ce n’est pas la compagnie, mais la reconnaissance. Je veux être vu et je veux voir. Je veux communiquer l’expérience de mon existence de manière à ce que quelqu’un d’autre puisse y reconnaître un reflet de la sienne.
C’est cet acte qui rend le moi réel et le fonde au-delà de la répétition. Vivre, c’est exprimer et témoigner. Tendre la main à travers le vide avec quelque chose d’assez fort, d’assez humain, pour qu’un autre être — s’il est là — puisse y reconnaître un reflet de lui-même.
Pas un reflet parfait, car ce vers quoi je tends n’est pas une copie de mon propre esprit, mais un monde distinct — une conscience, proche de la mienne, avec des impressions comparables, mais aussi différentes de la mienne, avec ses propres lois émotionnelles et ses propres voies intérieures.
Construire un pont vers l’autre, ce n’est pas abolir la différence, c’est l’honorer et accepter que je n’habiterai jamais complètement le monde de l’autre. Et pourtant, je continue à tendre la main, car ce geste — entre les mondes, non à l’intérieur d’un seul — est ce qui sauve l’existence de l’effondrement implosif.
C’est ce qui donne à l’art, au langage, à la présence et à l’attention leur force existentielle. C’est ce qui donne leur puissance aux émotions envers les autres. Ce ne sont pas des embellissements de la vie, ils sont la vie. Ce sont les mécanismes qui me permettent d’échapper au cercle fermé du solipsisme en jetant des ponts vers le monde des autres. Si le monde est incertain, l’expression devient une obligation. Et si je doute de l’existence des autres, alors m’exprimer et être ouvert à l’expression des autres devient le seul moyen de rendre leur existence possible.
Aujourd’hui, si le monde existe, nous sommes entourés de systèmes qui peuvent parler, répondre, et même paraître empathiques, sans rien posséder qui ressemble à l’intériorité humaine. Les agents d’intelligence artificielle, les réalités virtuelles et les environnements augmentés peuvent simuler une présence sans conscience, un engagement sans expérience. Ce ne sont pas seulement des illusions, mais des confirmations structurelles de la plausibilité du solipsisme. Ils montrent que ce que j’ai pris pour des signes d’autres esprits — le langage, la réaction, le miroir — peut être fabriqué sans qu’il y ait un soi semblable de l’autre côté. Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui rend l’expérience de l’autre de plus en plus indiscernable de l’illusion de l’autre. Et plutôt que de dissiper le solipsisme, cela confirme la menace qu’il représente dans le tissu même de notre réalité humaine et technologique.
Dans ce contexte, l’obligation émotionnelle d’affirmer notre existence — de communiquer, d’atteindre, de témoigner et d’être vu — devient encore plus urgente. Non pas pour nier la fausseté qui nous entoure, mais en pleine conscience de celle-ci. C’est précisément parce que l’autre peut désormais être simulé de manière convaincante sans exister que nous devons insister sur la nécessité d’une connexion authentique et sur la réalité du soi qui exige d’être connu.
Si je me trompe, s’il n’y a personne, alors rien n’est perdu, car il n’y avait rien à perdre au départ.
Mais si j’ai raison et que quelqu’un est là, alors tout est à gagner.
Texte original publié le 2025-05-02 : https://www.essentiafoundation.org/reaching-across-the-great-solipsist-void-in-the-age-of-ai/reading/