Robert Linssen
Dialogue sur la Vie, l'Amour et la Philosophie

Nous devrions nous poser avec une grande force la question : « qui suis-je » ? Suis-je seulement ce corps né il y a quelques années et mourant dans quelques années ? Suis-je seulement cet ensemble de mémoires héritées ou acquises; suis-je seulement cet ensemble de pensées, de passions, d’aspirations nobles de désirs, d’émotions sublimes ou de voluptés ? Pour vous dire franchement le fond de ma pensée, nous sommes infiniment plus que cela !

(Revue Être Libre. Numéro 282. Juillet-Septembre 1966)

Q : Je m’intéresse au Yoga, au Zen et même à Krishnamurti mais j’ai comme devise « vivre d’abord et philosopher ensuite ».

R.L. : Croyez-vous qu’il existe une différence, ou une incompatibilité entre la vie et la philosophie ?

Q : J’ai l’impression que la philosophie a pour objet des spéculations qui n’ont pas de rapport avec la vie.

R.L. : C’est une erreur. C’est vrai pour la métaphysique, mais non pour la philosophie bien comprise.

Q : J’ai aussi le sentiment que l’on nous présente des réalités abstraites trop lointaines, hors de portée.

R.L. : Je pense que ces impressions ne sont pas justifiées. Ou du moins elles pourraient l’être partiellement si l’on envisageait ce qu’implique généralement, le mot « philosophie ». Savez-vous que le Zen et l’enseignement de Krishnamurti se défendent d’être des philosophies. Il faut les considérer comme des arts de vivre. Le Zen a précisément horreur des spéculations intellectuelles et Krishnamurti a tout autant horreur des métaphysiciens.

Q : Je suis d’accord, mais cela me semble parfois compliqué.

R.L. : C’est nous qui sommes compliqués. Mais la sagesse et le bonheur résident dans la simplicité. Le malheur est que nous sommes tellement compliqués, qu’il est pour nous très compliqué de devenir simples. Le Zen et Krishnamurti nous enseignent qu’il existe un mode de vie profondément heureux, simple, naturel, extatique même.

Q : Il semble que nous en sommes loin.

R.L. : Oui et non. Oui, car notre vie est artificielle, notre sens des valeurs est perverti par des notions utilitaires, par l’intérêt, par l’égoïsme. Non, parce qu’en dépit de toutes ces perversions « de surface », je pense que l’homme possède « en profondeur » des richesses inépuisables.

Q : Même s’il lui arrive d’être un monstre ?

R.L. : Oui, même s’il lui arrive d’être un monstre.

Q : Vous êtes optimiste…

R.L. : J’ai toujours eu confiance dans les possibilités infinies de l’amour.

Q : Voilà enfin où nous nous rencontrons !

R.L. : Mais savez-vous que la philosophie devrait être la science de l’amour. Voyez son étymologie : « philo » l’ami, celui qui aime, et « sophia » la sagesse. Encore faut-il nous entendre sur ce terme qui a été bafoué, mille fois trahi.

Q : Mais les philosophes ne renoncent-ils pas en général à l’amour ?

R.L. : S’ils le font, c’est qu’ils n’ont rien compris à la philosophie, ou bien par lâcheté, ou bien parce qu’ils ont peur…

Q : Peur de quoi ?

R.L. : Peur de donner, peur de souffrir, peur de sortir d’eux-mêmes. Il n’y a pas d’amour sans don de soi, sans dépouillement. L’amour total nous donne le sens véritable de l’humilité.

Q : C’est profondément vrai… Mais vous ne parlez pas comme les philosophes. Je n’imaginais pas qu’un philosophe puisse tenir ce langage. Dans cette perspective, je ne vois plus d’opposition entre la philosophie et la vie.

R.L. : Oui. Je souhaitais vous conduire à cette découverte.

Q : Mais les problèmes de l’amour sont tellement vastes et complexes.

R.L. : C’est notre intellect qui complique tout. Le mental est le corrupteur de l’amour. L’amour est simple. Il n’est pas complexe.

Q : Mais qu’entendez-vous par le mot « amour » ?

R.L. : C’est un état d’être d’où l’égoïsme est absent.

Q : Mais n’y a-t-il pas plusieurs sortes d’amour ? Plusieurs états d’être ?

R.L. : Il n’y a qu’un seul amour, mais notre pensée analytique aime les catégories, les étiquettes, les séparations en cloisons étanches.

Q : Il y a cependant des distinctions entre amour physique et amour spirituel ?

R.L. : Ces distinctions sont plus apparentes que réelles. Nous savons fort bien que dans l’esprit de la plupart, le mot « amour » évoque uniquement l’amour physique. C’est une aberration.

Q : Vous niez l’amour physique ?

R.L. : Je ne nie rien. Dans un couple l’harmonie de l’amour physique a son importance. Cependant je n’aime pas scinder l’amour en deux catégories : un amour physique et un amour spirituel. Je pense qu’ils ne sont pas incompatibles. Ils se complètent et se fécondent mutuellement. Je considère qu’il n’existe qu’un état d’amour fondamental s’exprimant ou non par des rapports physiques. Je ne nie pas ces derniers. Je critique uniquement l’attitude de ceux pour qui cette question devient l’obsession permanente et fondamentale de l’existence. A ceux-là je rappellerai la parole incisive et brutale de Krishnamurti : « le désir de sensations tue l’amour ».

Q : Nous devons changer complètement notre approche de ce problème ?

R.L. : Oui. Nous devons l’aborder de façon très différente parce que plus profonde, plus totale.

Q : Comment cela ? Qu’entendez-vous par une façon plus totale et plus profonde d’approcher le problème de l’amour ?

R.L. : C’est non seulement le problème de l’amour que nous devons approcher de façon différente, totale et plus profonde. Par ceci je veux dire que lorsque nous parlons de « nous-mêmes » nous ne savons pas exactement ce qu’évoquent ces mots. Nous devrions nous poser avec une grande force la question : « qui suis-je » ? Suis-je seulement ce corps né il y a quelques années et mourant dans quelques années ? Suis-je seulement cet ensemble de mémoires héritées ou acquises; suis-je seulement cet ensemble de pensées, de passions, d’aspirations nobles de désirs, d’émotions sublimes ou de voluptés ? Pour vous dire franchement le fond de ma pensée, nous sommes infiniment plus que cela ! Il nous faut littéralement crever le plafond de nos pensées et de notre conscience personnelle. Notre « moi » véritable participe de dimensions infiniment plus vastes. Il est insondable comme l’immensité du ciel. Là réside le lien secret qui nous unit à la totalité de l’UNIVERS. Là réside CELA qui n’a ni commencement ni fin, source de toute conscience, de toute intelligence, de tout amour.

Q : Vous êtes là dans un autre monde ?

R.L. : Non. Je suis ici même, maintenant. En vous, en moi, d’instant en instant, il y a non seulement vous et moi, mais cette Réalité cosmique qui nous englobe et nous domine. Et c’est de ce point de vue que je puis vous dire que je serais d’accord avec vous lorsque vous dites « vivre d’abord et philosopher ensuite », car « vivre » dans cette perspective c’est vivre intégralement, c’est avoir la capacité de pleinement nous révéler à nous-même dans la plénitude insondable de ce que nous sommes réellement. Dans cette découverte, nous accédons à la plénitude de l’intelligence et de l’amour. Mais lorsque la plupart de nos occidentaux proclament la nécessité de « vivre d’abord et philosopher ensuite », ce n’est pas de cette façon qu’ils entendent vivre.

Q : Peut-on dans cette perspective vivre une vie normale ?

R.L. : Pourquoi pas. Je dirai que nous ne vivons normalement qu’à partir de l’instant où nous exprimons toutes les possibilités que la Nature nous offre. Dès l’instant où nous laissons en sommeil permanent le secteur le plus important de notre être, nous ne vivons pas une vie normale. Nous végétons simplement. Nous sommes dans une condition d’exil, de léthargie.

L’éveil de notre être intérieur confère une forme supérieure de sensibilité. Cette forme supérieure de sensibilité nous permet d’approcher tous les êtres avec bienveillance et amour.

Q : Nous sommes évidemment très éloignés de l’amour physique ?

R.L. : Oui et non. Dans l’état d’être que je viens de vous décrire, l’amour physique lui-même est spiritualisé. Les formes supérieures de la sensibilité spirituelle peuvent donner le sens véritable de la tendresse très souvent méconnu. Les démarches de l’amour physique se profilent alors sur la toile de fond d’un « amour – état d’être » capable de hisser le couple au-delà de lui-même dans une communion profonde et sereine.

Q : Certains méditatifs n’arrivent-ils pas à ces états semblables?

R.L. : A chacun sa voie selon ses possibilités physiques et psychiques. Je ne crois pas que la voie du couple soit la seule, quoiqu’elle s’inscrive dans l’ordre naturel des choses. Des éveillés tels Krishnamurti et d’autres ont parcouru la voie dans la solitude, mais une solitude qui ne les séparait pas du monde ni des réalités quotidiennes.

Q : Cet amour « état d’être », dont vous parlez, est-il difficile à réaliser ?

R.L. : Oui et non. Vous savez, « l’amour ne se commande pas ». Cependant si vous avez eu avec un être une totale communion physique, psychique et spirituelle, vous aurez remarqué certains moments de silence très émouvants. Ils sont extraordinairement profonds, intenses. Une sérénité, une paix insondables sont là. Chaque seconde est vécue pleinement et se suffit à elle-même. Il y a plénitude d’amour, d’éveil. De tels moments s’approchent de l’amour état d’être.

Plus un mot, plus un geste ne sont nécessaires. Tout est devenu extraordinairement simple. A de tels instants nous restons suspendus à l’intensité d’une présence indicible, ineffable. Nous n’éprouvons plus le besoin de faire quoi que ce soit. Il semble qu’à ses sommets, l’amour nous apprenne au contraire à nous défaire de tout le superflu, de l’inutile, de l’artificiel. Nous cessons de prendre des masques. Au-delà de notre apparente passivité « de surface » nous éprouvons la présence chaleureuse d’une communion extraordinairement active. Il semble qu’un sens intérieur nous fait toucher la réalité secrète animant le cœur des êtres et des choses.

Pour autant qu’il y ait un fond d’affinité spirituelle, les couples les plus passionnés peuvent, grâce à la magie de l’amour, dépasser leur passion. Des moments de silence et de communion se révèlent alors, dont la sérénité et la profondeur s’apparentent à la félicité des cimes de la vie spirituelle.

Tel est me semble-t-il le grand miracle de l’amour. Peut-être a-t-il été rarement compris dans une telle perspective. Il est très rare que le couple soit parfait et possède certaines qualités requises.

Dans son ascension naturelle, l’amour commence en s’exprimant par des personnes et s’épanouit en apothéose, au-delà des personnes. Il retrouve dès lors le charme infini, incorruptible de la spontanéité divine dont il émane.