Rob Lewis
Sommes-nous en train de donner l’Alzheimer à la terre ?

Il n’y a pas si longtemps, associer les mots « plante » et « mémoire » dans un sens scientifique aurait prêté à sourire. Mais ce temps est révolu. De nombreux travaux scientifiques publiés suffisent désormais à démontrer que les plantes non seulement se souviennent, mais aussi apprennent, prennent des décisions, communiquent et perçoivent leur environnement.

Demandez aux Lakotas.

En 2017, les descendants de Crazy Horse, le légendaire guerrier lakota, ont entrepris une tournée pour promouvoir un livre qu’ils avaient écrit sur leur ancêtre, et j’ai eu la chance d’assister à l’un des événements. Ils avaient décidé qu’il était temps de raconter leur propre version de l’histoire de cet homme, basée sur les récits qui leur avaient été transmis directement, scrupuleusement, de génération en génération. Et c’est ce qu’ils ont fait. Plutôt que de lire des extraits du livre, ils se sont assis en demi-cercle, en jeans et casquettes, et ont partagé avec nous les histoires qui venaient directement des proches de Crazy Horse et des événements qui les entouraient, le récit le plus authentique possible de sa vie extraordinaire et bouleversante.

Ces histoires ne sont pas les seules choses que j’ai apprises ce soir-là. En attendant dans la file pour mon exemplaire de Crazy Horse: the Lakota Warrior’s Life and Legacy, j’ai entendu un visiteur lakota dire à un membre local de la nation Lummi : « Certains anciens disent que les Black Hills oublient. C’est comme si les forêts attrapaient la maladie d’Alzheimer ».

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Si j’avais su à l’époque ce que je sais maintenant, aussi peu que ce soit, au sujet des forêts et de ce qu’on leur inflige au nom de la «?santé forestière?», j’aurais peut-être eu le cran de demander respectueusement à en savoir plus sur ce phénomène d’Alzheimer dans les forêts. Mais à ce moment-là, je ne savais pas trop quoi penser de cette information. J’étais alors un guerrier du carbone, pensant surtout en termes de chiffres, le regard tourné vers le ciel, à compter des molécules dans l’atmosphère. Les forêts avaient glissé hors de ma conscience, devenues de simples facteurs de séquestration du carbone dans une équation planétaire. J’ai classé cela comme une autre conséquence mystérieuse du réchauffement climatique, sans jamais envisager les menaces plus immédiates des tronçonneuses, abatteuses-groupeuses et niveleuses. Je l’avoue, en matière de forêts, j’étais plutôt ignorant.

Cela a cependant commencé à changer lorsque je me suis engagé dans un effort local pour sauver les forêts dites «?Legacy Forests?(forêts héritées) ». Qu’est-ce qu’une Legacy Forest ? La réponse peut être complexe, mais, pour moi, elle est devenue assez simple. Les Legacy Forests sont des forêts qui se souviennent.

Laissez-moi expliquer.

Les peuples autochtones du monde entier semblent s’accorder sur un principe fondamental : « l’eau, c’est la vie », les deux étant si intimement liés qu’ils partagent une même nature. À cet égard, la région où je vis, sur la côte ouest de l’État de Washington, est particulièrement bénie. Sauf pendant une brève accalmie estivale, lorsque la pluie se fait rare, les courants atmosphériques naturels apportent en continu de l’humidité à l’intérieur des terres. Nous sommes alimentés par un océan, et au fil du temps, la vie ici a répondu par des géants : des cèdres millénaires de quatre mètres d’épaisseur et soixante-quinze mètres de haut, des sapins de Douglas de quatre-vingt-dix mètres, sans parler d’une profusion de mousses, de lichens et de champignons, des saumons grands comme un homme et si nombreux dans les rivières et ruisseaux qu’on disait qu’on pouvait les traverser sur leur dos.

Les humains y prospéraient également. De la côte aux montagnes, des dizaines de cultures autochtones ont fleuri dans cette abondance. Ils utilisaient bien sûr les arbres — pour les canoës, les longues maisons en cèdre à poteaux et poutres, les totems et les fibres — mais sans modifier significativement les forêts elles-mêmes. Ils faisaient partie des forêts, plutôt que l’inverse.

Ces forêts cependant, à l’exception d’environ 3 %, ont aujourd’hui disparu, coupées et converties en champs agricoles, villes, banlieues et, bien sûr, plantations de bois. Mais pas toutes. Au milieu des mosaïques verdoyantes des plantations modernes, tachetées de brun clair par de nouvelles coupes à blanc, subsistent des bandes sombres et des fragments de forêt encore non convertis. Oui, elles ont été exploitées, autrefois, mais avant l’industrialisation, à la main, quand le travail était plus « négligé », laissant des arbustes et de petits arbres plus difficiles d’accès debout. Et surtout, elles n’ont pas été rasées, aspergées d’herbicides et replantées en monocultures, comme c’est devenu la procédure standard depuis la Seconde Guerre mondiale. Au contraire, on les a laissées se régénérer seules.

Ce dernier point est le détail clé. Ce n’est pas seulement leur âge, c’est leur proximité avec l’original. Si elles avaient été converties — dépouillées, aspergées, replantées —, ce lien aurait été perdu. Ce que nous appelons Legacy Forests sont donc les descendantes directes des forêts primordiales. Elles sont l’héritage. Elles détiennent les histoires.

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Ce que je décris ici, toutefois, est difficile à quantifier en termes mesurables, encore moins en monnaies reconnaissables pour une société si focalisée sur les rendements économiques. C’est encore plus difficile à exprimer dans les interventions publiques de deux minutes accordées aux citoyens lors des réunions mensuelles du Conseil des ressources naturelles, où se décident les destins de ces forêts. Et qu’est censé faire un représentant du Congrès de la valeur d’un héritage biotique ?

Bien qu’il soit difficile à traduire en mots, cela peut être compris, vu et ressenti, et cela a attiré une petite armée venue de tout l’État dans un mouvement soudain et acharné pour sauver ces lieux. Les gens se sont lancés dans le dur travail, ont écrit des lettres à leurs journaux, assistés à des audiences, appelés leurs représentants et se sont organisés pour aider à élire un nouveau commissaire aux terres favorable aux Legacy Forests.

Bien sûr, le nouveau commissaire, Dave Upthegrove, subit désormais d’énormes pressions de l’industrie et commence à vaciller. Le travail continu donc. Mais il aurait continué de toute façon, car la communauté qui s’est formée autour de ces forêts ne cesse de grandir et de s’approfondir. Il y a des clubs de lecture, des randonnées forestières et, plutôt que de simplement sauver ces lieux, nous apprenons à les connaître. Et nous posons des questions. Quelle est l’histoire de la forêt ? Combien d’héritage biotique a survécu ? De la même manière que ces lieux se souviennent de ce qui existait autrefois, ils nous appellent à faire de même.

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Dans ma propre vie, je rencontrais Alzheimer sous sa forme humaine. Entre 2005 et 2018, mon beau-frère a lutté contre un Alzheimer précoce avant de succomber en 2018. Pendant cette période, je faisais de fréquents voyages à Denver, au Colorado, pour aider ma sœur dans le travail difficile de prendre soin de quelqu’un atteint de démence. Entre-temps, en 2016, mon père a été diagnostiqué avec un Alzheimer à corps de Lewy, et il est décédé en 2019.

J’ai vu de mes propres yeux à quel point une personne est faite de mémoire, comment, à mesure que la mémoire s’en va, elle semble suivre, comme si elle était mémoire. Et pas seulement la mémoire profonde sur de longues périodes, mais la mémoire de chaque instant, celle qui lie le temps en une cohésion linéaire, qui rend une conversation, ou une tâche, possible. Comme la plupart des pensées sont simples. Nous percevons, nous choisissons, nous nous souvenons, nous répétons — une routine cognitive en apparence banale, mais continuellement magique. Mais si l’on retire le maillon du souvenir, le cercle s’effondre, laissant la victime échouée dans des perplexités. C’est pourquoi sortir les malades d’Alzheimer dans la nature peut être si bénéfique. Là, la cogitation n’est pas nécessaire. On n’a pas besoin de se souvenir de l’odeur du pin. Elle vous le rappellera à la prochaine inspiration.

Lors de ma dernière visite à mon père, parler était devenu difficile pour nous, alors, toutes les heures environ, je le conduisais en fauteuil roulant jusqu’au jardin de cactus élaboré derrière l’établissement. C’était la saison des floraisons, avec des explosions de couleurs dans toutes les directions. En tournant encore et encore sur les mêmes allées, il pointait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre : « Waouh, regarde celui-là », et « Hé, regarde par-là ». À part lorsqu’il dansait sur la musique swing de l’époque des big bands, je l’avais rarement vu aussi animé.

À un moment, sous l’ombre d’un acacia, il a demandé que nous nous arrêtions et que je mette le frein de son fauteuil. Il a commencé à se lever, m’écartant d’un geste quand j’ai voulu l’aider. S’agrippant au bras du fauteuil, il s’est stabilisé en se redressant lentement, puis a lâché, se mettant complètement debout, sentant profondément le contact de ses pieds avec la terre. Il est resté là un moment à simplement regarder autour de lui. Il voulait se souvenir de ce que c’était.

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Il y a quelques mois, cette histoire est revenue en cercle complet. Un ami m’a envoyé un article de l’Associated Press de 2021 au sujet d’une opération de coupe particulièrement intensive qui a eu lieu dans les Black Hills au début des années 2000. En 1998, une épidémie de dendroctones du pin avait commencé à déferler. En réponse, le service forestier a lancé de vastes projets d’éclaircissage des arbres, abattant plus d’arbres par éclaircissage que l’infestation n’en tuait. En 2017, lorsque l’épidémie a officiellement pris fin, les Black Hills avaient perdu la moitié de leur volume de bois, et des études ultérieures du service forestier ont montré que ce travail était insoutenable. On prélevait plus de bois que la forêt ne pouvait en remplacer.

2017 fut aussi l’année où j’entendis le commentaire sur les anciens Lakotas qui percevaient quelque chose comme de la démence dans les collines. Bien sûr, la science moderne ne sait pas quoi faire d’une telle observation, mais nous aurions intérêt à la prendre en considération. Elle soulève de nombreuses questions. Qu’avons-nous oublié dans notre approche rationaliste et scientifique du monde naturel ? Que risquons-nous de manquer en écartant notre intuition et notre sens moral de l’équation ? Et, étant donné l’ampleur toujours croissante de l’éclaircissage des arbres sur nos terres publiques, quel genre de dommages infligeons-nous ? Ne sommes-nous pas, en effet, en train d’infliger aux forêts quelque chose comme Alzheimer ?

Voilà le type de questions que nous aborderons dans le prochain volet, d’ici environ une semaine. J’espère que vous vous joindrez à moi.

Texte original publié le 7 août 2025 : https://theclimateaccordingtolife.substack.com/p/are-we-giving-the-land-alzheimers

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Si les plantes pouvaient se souvenir. Apparemment, elles le font par Rob Lewis

Deuxième partie de la série : Sommes-nous en train de donner l’Alzheimer à la Terre ?

Dans la première partie de cette série, j’ai raconté comment, en 2017, j’ai entendu un Amérindien lakota décrire les propos d’aînés affirmant qu’une sorte d’oubli, semblable à l’Alzheimer, affectait les Black Hills du Dakota du Sud. J’ai ensuite mis cela en parallèle avec la découverte, plus tardive, qu’en réponse à une épidémie de dendroctones du pin en 1998 dans les Black Hills, l’US Forest Service avait entrepris une vaste campagne d’éclaircissage, si bien qu’en 2017, lorsque l’épidémie fut officiellement terminée, la forêt avait perdu plus d’arbres du fait de l’éclaircissage que de la maladie.

J’ai également parlé de la mémoire dans ma propre vie : autant dans mon travail de sauvegarde des forêts anciennes — ces forêts où la mémoire biotique originelle de la terre est encore relativement intacte — que dans mon expérience auprès de mon père et de mon beau-frère, pour qui la perte de mémoire due à Alzheimer revenait à perdre leur propre être, comme s’ils étaient en quelque sorte faits de mémoire. Je voulais apporter ce contexte à la discussion, car je commençais à pressentir qu’il y avait beaucoup plus à dire sur la mémoire, qu’elle soit biologique, culturelle ou personnelle, que ce que nous reconnaissons d’ordinaire.

J’avais laissé la discussion sur une question évidente : cette vaste campagne d’éclaircissage, combinée aux pertes naturelles dues à l’épidémie de dendroctones, avait-elle endommagé à ce point la « mémoire » des Black Hills que les aînés lakotas aient pu la percevoir ? C’est la question autour de laquelle s’articule cette série. Mais tout commence par une interrogation plus préliminaire : les forêts possèdent-elles réellement une mémoire ? Si oui, où est-elle située ? Dans les plantes ? Dans leurs relations ? Où, dans la plante ? Où, dans les relations ? Ces questions ne troublent guère les peuples autochtones, qui entretiennent avec les plantes une relation bien différente de la nôtre et, par conséquent, une compréhension différente. Mais nos décisions en matière de gestion des terres s’appuient, en principe, sur la science occidentale. Que dit donc la science occidentale actuelle du lien entre les plantes et la mémoire ?

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Il n’y a pas si longtemps, associer les mots « plante » et « mémoire » dans un sens scientifique aurait prêté à sourire. Mais ce temps est révolu. De nombreux travaux scientifiques publiés suffisent désormais à démontrer que les plantes non seulement se souviennent, mais aussi apprennent, prennent des décisions, communiquent et perçoivent leur environnement. Le sujet de l’intelligence végétale a même sa propre société scientifique et sa revue spécialisée : Plant Signaling and Behavior. Le domaine avait été proposé au départ sous le terme de neurobiologie végétale, mais trop de chercheurs s’y sont opposés, puisque les plantes n’ont pas de système nerveux. En réalité, une grande partie des débats autour du sujet tient moins aux protocoles scientifiques et aux résultats obtenus qu’aux mots employés pour les décrire.

Prenons, par exemple, le mot « intelligence ». L’écologue chimiste André Kessler a souligné dans un article récent qu’il existe plus de 700 définitions publiées de l’intelligence. Il propose donc une formulation succincte : « La capacité à résoudre des problèmes à partir des informations reçues de l’environnement, en vue d’un objectif particulier ». C’est un peu fade, mais universellement acceptable, et cela lui permet de poursuivre : « La question n’est pas de savoir si les plantes manifestent un comportement intelligent, mais comment elles y parviennent sans système nerveux et quelles sont les conséquences écologiques de ces comportements ».

Notez que Kessler parle de « manifester un comportement intelligent » plutôt que de simplement dire « intelligence ». Même pour ceux qui acceptent l’idée d’une intelligence des plantes, il reste apparemment difficile de l’affirmer sans précaution. Il faut l’enrober dans le langage du « comportement ». Et déjà, nous pensons trop. Avant tout, il faudrait voir de quoi il s’agit, ce que la lenteur des plantes nous rend difficile. Heureusement, la vidéo en accéléré nous aide à sortir de ce piège. Prenez trois minutes pour regarder cette courte vidéo montrant des plants de haricot cherchant un tuteur, narrée par Michael Pollan, l’auteur de Botanique du Désir. Notez, comme Pollan le suggère, non seulement les vrilles qui cherchent ardemment le support, mais aussi les feuilles, si animées, comme si elles participaient à l’effort. Et puis, quand le contact est établi avec le tuteur, remarquez comme elles semblent visiblement se détendre. Intelligence ou comportement intelligent ? Qu’y voyez-vous ?

Peut-être ce qui rend l’intelligence des plantes si difficile à accepter pour beaucoup de scientifiques, c’est ce que les plantes n’ont pas un cerveau, donc l’absence du support central auquel la cognition a longtemps été associée. Mais en y réfléchissant, toute plante dotée d’un unique centre d’intelligence n’aurait pas survécu bien longtemps. Que se passerait-il si un cerf venait à brouter les feuilles contenant ce « cerveau » ? Ou si cette branche tombait lors d’une tempête ? Il est préférable que la « pensée » de la plante soit distribuée dans l’ensemble de l’organisme — dans ses feuilles, ses branches et ses racines. Ainsi, si une partie est endommagée, le reste continue de fonctionner, maintenant son ensemble de capacités cognitives. Quelle que soit la manière dont fonctionne cette intelligence, il faut retenir qu’il s’agit d’une intelligence distribuée, dont toutes les parties sont capables.

Un autre point clé pour « comprendre » la cognition végétale réside dans un simple fait : les plantes sont des êtres immobiles, ce que la science appelle « sessiles ». Elles ne peuvent pas se déplacer si l’endroit ne leur convient pas. Elles ne peuvent pas fuir ou se cacher de leurs prédateurs. Elles doivent au contraire s’adapter et, si possible, modifier les conditions de l’endroit où elles se trouvent. En conséquence, elles ont développé un répertoire sensoriel remarquable. En plus des cinq sens que nous nous reconnaissons — ouïe, vue, odorat, goût et toucher —, les plantes peuvent aussi détecter et analyser des gradients de gravité, d’électromagnétisme et de concentrations chimiques, sans oublier la capacité de reconnaître leur parenté. Et elles font tout cela sans les organes que nous associons habituellement à la perception. Comme le dit le chercheur renommé Stefano Mancuso, les plantes savent « voir sans yeux et entendre sans oreilles ». Un petit exemple : les racines entendent le son de l’eau dans le sol et poussent dans sa direction.

Bien sûr, les plantes ne font pas que percevoir le monde qui les entoure, elles utilisent ces informations pour prendre des décisions. Et elles en ont beaucoup à prendre. Doivent-elles produire plus de feuilles dans l’espoir de photosynthèse en fin d’été, ou préserver leurs réserves d’énergie pour l’hiver et le printemps suivant ? Quand déclencher la floraison et la reproduction ? Y a-t-il assez d’eau pour croître davantage, ou faut-il la conserver ? Une chenille grignote l’une de leurs feuilles. La plante doit-elle dépenser de l’énergie pour se défendre, en diffusant des toxines dans ses tissus ? Et quel cocktail chimique produire ? Mancuso a identifié plus d’un millier d’exsudats chimiques provenant de diverses plantes, qu’il décrit comme un « vocabulaire ». Nous les percevons, quant à nous, avec notre nez : l’odeur résineuse des pins, l’odeur herbacée de l’armoise, l’odeur du plant de tomate.

Une démonstration particulièrement frappante de l’apprentissage végétal a été menée par la chercheuse australienne Monica Gagliano. Elle a repris un protocole expérimental habituellement utilisé pour les animaux et l’a appliqué aux plantes. Elle testait l’habituation, c’est-à-dire la capacité d’un sujet à reconnaître lorsqu’un stress ou un stimulus répété ne représente plus une menace et peut être ignoré comme une répétition inutile, ce qui permet d’économiser des réserves d’énergie. Mais au lieu de l’appliquer à des animaux, elle l’a testé sur des plantes, choisissant Mimosa pudica, surnommé la sensitive, car ses feuilles se replient au toucher. C’était un choix judicieux, car il permettait une confirmation visuelle immédiate de l’effet.

Les mimosas sont sensibles au toucher et aux secousses, mais ils réagissent aussi à la chute. Gagliano a donc installé 56 mimosas en pot, qu’elle laissait tomber d’environ 15 centimètres sur un coussin de mousse, toutes les cinq secondes. L’expérience devait commencer par une session de 60 chutes, mais aucun entraînement ne sembla nécessaire. Certains arrêtèrent de réagir après seulement 4 chutes, d’autres après 6. À la fin de la session, toutes les feuilles étaient ouvertes ; aucune plante ne s’était laissée duper. Étaient-elles simplement fatiguées ? Non, car lorsqu’on les secouait, elles se repliaient bien. Le stress était nouveau.

Encore plus remarquable fut ce qui suivit. Quarante minutes plus tard, elle répéta l’expérience : les mimosas se souvenaient. Puis, une semaine après, à nouveau. Puis une autre semaine plus tard. Après quatre semaines, les plantes conservaient encore la mémoire de la leçon. Les abeilles, quant à elles, dans des tests similaires, se rappelaient environ 48 heures.

Et cela ne concerne que les parties aériennes de la plante, celles que nous voyons. Il existe aussi tout un monde de cognition végétale sous terre. C’est Darwin, en fait, grâce à son sens aigu de l’observation, qui remarqua le premier que « l’extrémité de la radicule (racine) est douée de diverses sensibilités ». Il nota que la pointe de la racine non seulement lisait son environnement, mais semblait utiliser les informations recueillies pour diriger les mouvements des autres parties. Dans le dernier paragraphe d’un traité en quatre volumes, The Power of Movement in Plants, il écrivait : « Il n’est guère exagéré de dire que la pointe de la radicule ainsi dotée [de sensibilité] et ayant le pouvoir de diriger les mouvements des parties adjacentes agit comme le cerveau d’un des animaux inférieurs ; le cerveau étant situé à l’extrémité antérieure du corps, recevant les impressions des organes des sens et dirigeant les différents mouvements ». Cela est devenu connu sous le nom d’« hypothèse du cerveau-racine », et, bien que le cerveau animal ne soit pas exactement un modèle adapté à notre compréhension de l’intelligence végétale, nombre des observations de Darwin ont depuis été confirmées par la science.

Ce qui se révèle désormais à nous est une plante bien différente de celle que nous avions l’habitude de nous représenter : inerte, simplement debout, ou posée dans un pot, ou encore alignée pour la récolte, et dans le cas de l’agriculture moderne, aspergée de biocides. En somme, juste un organisme qui prend ce qui vient. Mais nous avons aujourd’hui la vision en accéléré. Nous pouvons désormais imaginer la plante en dehors de notre étroite perception du temps, alors qu’elle s’étend lentement, teste, goûte, écoute, s’enfonce et flaire son chemin dans le monde. Loin d’être indifférente, la plante semble curieuse. Elle remarque et semble questionner ce qu’elle remarque : « Qu’est-ce que c’est ? Est-ce sûr ou dangereux ? Où est l’eau ? Qui est parent et qui ne l’est pas ? Où est la meilleure lumière ? » Et si vous vous approchiez d’elle et saisissiez une feuille, il est probable qu’elle remarquerait votre présence. Elle entendrait, ou plutôt sentirait, vos pas qui approchent. Du moins les racines le feraient, et, selon Darwin, elles le communiqueraient « aux autres parties ».

La recherche se poursuit pour savoir où réside la mémoire dans la plante. Mais elle est en partie épigénétique. C’est-à-dire que, plutôt que de modifier la séquence des gènes, la plante module leur expression, renforçant ou atténuant diverses expressions génétiques de manière à maintenir une mémoire dans le temps transmissible même aux générations futures. Il existe aussi des systèmes de cascades chimiques et de signaux électriques qui pourraient contenir la mémoire, mais souvenez-vous : il n’y a pas de cerveau pour la stocker. La mémoire semble davantage distribuée. Comme si la plante elle-même était l’organe de la mémoire.

Bien sûr, rares sont les plantes qui vivent comme un « soi isolé », mais plutôt comme une plante au sein d’une communauté d’autres plantes et d’êtres vivants, grands et petits, que nous appelons écosystèmes, ou, dans notre cas, forêts. La prochaine question que nous devons poser est donc : une forêt a-t-elle une mémoire ? Encore une fois, je pense que la réponse vous surprendra, et j’espère que vous me rejoindrez pour le prochain épisode de cette série, lorsque nous explorerons l’intelligence et la mémoire des forêts.

Rob Lewis est poète, essayiste et militant, qui s’efforce de mettre des mots au service de ce qui n’en a pas.

Texte original publié le 4 septembre 2025 : https://theclimateaccordingtolife.substack.com/p/if-plants-could-remember-apparently