Martin Ratte
Trois façons de se comprendre

Trois formes de compréhension de soi : La première consiste à s’observer de manière holistique, sans moi-observateur au centre de cette observation. La seconde compréhension correspond à l’insight. Dans cet insight, nous pénétrons jusqu’au cœur de notre manière de vivre, et nous voyons clairement qu’elle est stupide, voire dangereuse. La troisième compréhension ne transforme pas, mais est déjà le fruit d’une transformation en quelque chose de non mental. Cette compréhension de sa vie doit être comprise comme une sensibilité à sa vie.

Se comprendre intellectuellement n’apporte aucune transformation intérieure radicale [1]. Pourquoi cela ? Notre vie intérieure est de nature mentale de bout en bout. Une transformation radicale de soi consiste donc à dépasser le mental. Or, une compréhension intellectuelle est elle-même de nature mentale. Ainsi, si ce genre de compréhension pouvait nous transformer radicalement, il faudrait que le mental puisse se dépasser lui-même. Cette possibilité doit être exclue : le mental produit toujours plus de mental — pas un dépassement de celui-ci ! [2] Dans ce texte, je ne discute pas de compréhension intellectuelle, mais de compréhensions qui nous transforment radicalement, dans la mesure où elles nous permettent précisément de dépasser le mental. Ce texte comporte trois parties, et chacune d’elles présente une compréhension de soi ayant la particularité unique de nous faire vivre au-delà du mental.

La compréhension de soi comme observation de soi

Avant de discuter de compréhension de soi, une précision terminologique s’impose : que signifie le mot « soi » dans l’expression « compréhension de soi » ? Par ce terme, je me réfère à notre intériorité. Et l’intériorité, dans ce texte, désigne l’espace de nos états mentaux : désirs, émotions, pensées, etc. La compréhension de soi consiste donc en une compréhension de nos états mentaux. Voilà, cette précision étant faite, essayons d’en savoir plus sur cette compréhension de soi.

En comprenant quelque chose, on se dit « J’ai compris ». À travers ce genre de pensée, le moi est présent. Il est inclus dans cette pensée. Il correspond au pronom personnel, au JE dans la pensée « J’ai compris ». Par la présence de ce moi, on est conscient. C’est en effet moi qui suis conscient. Dans le type de compréhension qui m’intéresse, il n’y a pas de moi, il n’y a pas de pensées consistant à se dire « j’ai compris ». Cette compréhension suppose donc une certaine forme d’inconscience. En fait, non, je m’exprime mal. Il y a toujours de la conscience. La seule conscience qui s’est retirée, c’est celle qui existe pour le moi. Comme le moi n’est plus là, il ne peut plus y avoir de conscience pour le moi. En quoi consiste alors une conscience sans le moi ? À mon avis, c’est une conscience où seul ce qui est compris est conscient. C’est une conscience de ce qui est compris, sans qu’un moi en ait conscience.

Il est maintenant temps d’être plus précis : cette compréhension de soi est en fait une observation de soi. Par suite, à la lumière de nos dernières paroles, cette observation ne se rapporterait pas à un moi (un observateur) ; seul l’observé y serait conscient et au cœur de l’attention. À ce titre, cette observation n’a rien d’un acte introspectif. Dans un acte introspectif, ce qui est vu est conscient pour le moi, pour un moi observateur ou introspectif. Ce n’est pas là la seule différence entre observation de soi et introspection. L’introspection n’a aucune dimension holistique. L’introspection, comme on le disait, est un acte du moi. Or, le moi, en fonction de sa mémoire — le moi existe et vit à travers la mémoire — donne une direction à ses actes d’observation (ou d’introspection). Mais pour avoir une observation globale, holistique, il ne faut pas diriger notre regard sur ceci ou cela. En donnant à ce dernier une direction, j’exclus d’autres directions, d’où le caractère non global, limité et morcelé de ce regard. À l’opposé, comme on l’a vu, l’observation de soi ne s’articule pas autour d’un moi, ce qui explique qu’elle ne se donne pas de direction ou de but à atteindre — observer ceci ou cela. N’étant pas dirigée vers ceci ou cela, cette observation, que je qualifierais d’observation spirituelle, est simplement une grande ouverture.

Certes, mais dans ce regard global porté sur soi, qu’observe-t-on au juste ? Je l’ai dit ci-dessus : on observe sa vie mentale — pensées, désir, émotion, etc. Cette réponse est peut-être un peu trop vague. Précisons ce qu’une observation globale ou spirituelle observe : elle porte sur la genèse et le déploiement de la pensée. La genèse ! Quelle genèse ? Une pensée naît en réaction à une émotion. Par exemple, en tant que professeur, je peux trouver un de mes étudiants indisciplinés à l’occasion. Lorsque cela arrive, une émotion surgit en moi automatiquement, disons de la déception. Ensuite, en réaction à cette émotion, jaillit une pensée, du genre « Mais j’en ai marre ! ». Ainsi, si j’ai la chance de m’observer spirituellement, j’observerai la naissance de cette pensée en réaction à mon émotion. De plus, cette pensée se transforme souvent en désir, par exemple en la pensée « Comme j’aimerais que ce satané étudiant soit attentif ». S’observer spirituellement, c’est observer ce processus.

Notez que, dans cette observation de notre pensée, il y a observation simultanée du moi, car le moi est compris dans ces pensées. Mais n’avons-nous pas dit que cette observation écartait le moi ? Certes, mais la mise en retrait du moi signifie simplement que l’observation de ces pensées ne se fait pas à partir d’un moi, d’un centre (ou observateur) qui observerait tout cela. Autrement dit, il n’y a pas de moi observant mes pensées, mais simplement observation de celles-ci. Mais ces pensées observées, elles, peuvent toujours représenter un moi, elles peuvent toujours contenir le mot « moi ». C’est en ce sens que j’affirme que le moi ou observateur s’est retiré, bien que des pensées le mettant en scène peuvent toujours être là.

En début d’article, j’ai affirmé que la compréhension (ou observation) de soi apportait un changement radical dans notre esprit, qu’elle nous libérait du mental. Eh bien, rien n’est plus vrai. Lorsqu’on observe ainsi sa pensée, elle disparaît. Dans le même souffle, le mental disparaît, car le mental est constitué de pensées. Essayons d’expliquer cette disparition du mental et de la pensée par l’observation de soi.

En s’observant, on dépasse l’émotivité, on cesse d’être le jouet de nos émotions. On est le jouet de nos émotions lorsqu’on répond sans cesse à nos émotions et que nos réponses sous forme de pensée alimentent en retour nos émotions. Or, dans l’observation spirituelle, on observe de manière neutre notre émotion et notre pensée en réaction à celle-ci, et cette pensée ne réalimente pas l’émotion. En effet, j’ai oublié de le dire, mais lorsque j’observe la pensée « Mais j’en ai marre que cet élève est si indiscipliné », cette pensée ne réalimente pas ma déception ou mon exaspération. C’est ce qui me fait dire qu’en observant de la sorte sa pensée, on dépasse l’émotivité. On décharge la teneur émotionnelle associée à cette pensée. Or, ce sont nos émotions comportant du plaisir ou de la souffrance qui nous conditionnent. Donc, en retirant la charge émotionnelle de cette pensée, on se déconditionne. En étant déconditionné, on n’est plus du tout enclin à avoir cette pensée en tête. En fait, les choses vont peut-être encore plus loin. Je n’exclus pas la possibilité que, en observant cette pensée, celle-ci ne s’enregistre même pas dans notre esprit. N’étant pas enregistrée, on ne peut évidemment plus la répéter dans son esprit. Cette dernière hypothèse n’est pas du tout farfelue. N’est-ce pas ce que Krishnamurti disait lorsqu’il affirmait que, si on observe complètement l’insulte (par exemple) que quelqu’un nous adresse, nous n’enregistrons pas cette insulte. Ce sage signifiait-il par là que cette insulte ne serait même pas mémorisée, ou voulait-il simplement dire que toute la charge émotionnelle associée à cette insulte aurait disparu ? Je ne sais trop quoi répondre. En tout cas, une chose me semble certaine : lorsqu’on observe ainsi sa pensée apparaître et disparaître, on n’est plus du tout porté à la repasser dans notre tête. Il y a eu déconditionnement. Cette observation constitue donc effectivement un changement radical dans notre esprit. Elle écarte la pensée, et la pensée est mentale. Cette observation écarte donc le mental. Il n’y a pas de transformation qui soit plus radicale.

La compréhension de soi comme insight.

Dans la compréhension de soi comprise comme observation de soi, tout juste présentée, on ne fait qu’observer. On ne trouve ni mal, ni stupide ni bien notre pensée. On l’observe de manière neutre. Maintenant, il existe une autre forme de compréhension de soi qui, à l’opposé, nous fait voir que notre manière de vivre est complètement stupide, si ce n’est carrément dangereuse. Cette compréhension de soi me semble correspondre à ce que Krishnamurti nommait « insight ». Cependant, attention, ce sage aurait très bien pu ne pas être d’accord avec ce que je m’apprête à vous dire.

Donnons un exemple de cet insight. Le professeur qui se sent heurté par le comportement indiscipliné de ses élèves pourrait comprendre que son inconfort vient du fait qu’il se trouve important. Dans le même souffle, il pourrait comprendre que cette manière de vivre, consistant à se sentir important, est stupide, voire dangereuse. Supposons que ce professeur ait vraiment vécu un insight à cette occasion. À mon avis, ce qui va s’ensuivre est très simple : ce professeur va se transformer ; il va cesser de se trouver important ; il va devenir simple. Pourquoi cette transformation aura-t-elle lieu ? Vous devinez sûrement la réponse à cette question : le cerveau, devant l’évidence fulgurante que sa manière de vivre est dangereuse et fausse, ne peut qu’éliminer cette manière de vivre. En faisant cela, le cerveau fait reculer le mental, il le transcende. En effet, le cerveau a éliminé ici une manière de vivre de type mental. Nous sommes pour une seconde fois en présence ici d’une transformation de soi des plus radicales.

Aussi, mettons une chose au clair : cette compréhension par insight n’est pas du tout d’ordre intellectuel. Une compréhension intellectuelle est fondée sur la mémoire. Plus précisément, je vois la compréhension intellectuelle comme une organisation des contenus de la mémoire. Si la compréhension est « nouvelle », alors elle correspond à une réorganisation inédite de nos contenus mémorisés. Ainsi, l’enfant qui, à l’adolescence, comprend intellectuellement et pour la première fois ce qu’est un mammifère n’a rien fait d’autre qu’organiser d’une nouvelle manière ses connaissances. Cet enfant a relié le concept de mammifère à celui d’animal, de chien, de chat, de glandes mammaires, etc., et sa compréhension de ce concept n’est rien d’autre que le tissu de relations entre ces connaissances. Une compréhension intellectuelle, bien qu’elle puisse se produire soudainement et être surprenante, est donc reliée au passé, à la mémoire, elle ne divorce jamais de la mémoire et des connaissances. Sur ce point, l’insight se distingue radicalement de la compréhension intellectuelle. L’insight n’est pas relié à la mémoire. Il se donne comme un contenu absolument nouveau. Il est en rupture par rapport au connu. Mais cela, voyez-vous, pose problème. Ce sont nos connaissances qui nous permettent de donner sens et signification au monde autour de nous. Grâce à ces connaissances, nous jugeons les choses, et ce sont ces jugements qui sont porteurs de sens. Or, l’insight est lui aussi porteur de sens. D’où gagne-t-il ce sens, si ce n’est pas par le biais de connaissances ? Voilà le problème ! Voici comment j’y réponds tant bien que mal.

À mon avis, l’insight va au cœur même des « choses ». Ainsi, le professeur, en comprenant la stupidité de vouloir être important, est allé au cœur même de sa manière de vivre en compagnie de ses étudiants. Peut-être, mais me demanderez-vous : comment aller au cœur des « choses » peut-il faire que l’insight donne sens à ces « choses » ? J’explique cela en faisant l’hypothèse qu’au cœur des choses se trouve l’essence des choses, et que cette essence est précisément porteuse d’un sens immense. Ce sera donc en saisissant l’essence des choses que l’insight donne un sens à ce dont il est l’insight. Je sais, il est métaphysiquement lourd d’introduire cette notion d’essence. Malheureusement, je me sens incapable d’en faire l’économie. Maintenant, si vous me demandiez comment l’esprit peut ainsi saisir l’essence des « choses », je me verrais obligé de vous répondre encore une fois que je n’en sais rien.

Un autre aspect, parmi tant d’autres, distingue l’insight de la compréhension intellectuelle : la compréhension intellectuelle est seulement cohérente et ne se présente pas avec une évidence et une clarté absolue ; l’insight, oui. En fait cette caractéristique de l’insight, d’être absolument évident, est reliée au fait qu’il touche à l’essence même des « choses ». En effet, l’essence d’une chose, si je la saisis, ne peut que révéler une évidence absolue au sujet de cette chose. En outre, ce qui me fait dire que l’insight possède ce caractère évident, c’est que le cerveau se résout à l’écouter lorsqu’il élimine la manière de vivre que l’insight lui a révélé comme fausse et dangereuse. Si l’insight n’était pas si évident, le cerveau ne l’écouterait pas aussi fortement.

Comment cet insight se produit-il ? Il surgit sûrement lorsque nous avons des problèmes, lorsque nous vivons mal. En effet, pour être amené à voir que nous vivons mal et stupidement, il faut vivre mal et stupidement. Comment, alors que nous sommes dans notre misère, cet éclair de lucidité survient-il ? En toute honnêteté, je n’en ai aucune idée. Peut-être me direz-vous qu’il suffit de désirer se comprendre pour avoir un insight. Peut-être, mais alors je vous répondrais que ce désir de se connaître ne viendra pas du moi. Le moi ne peut pas désirer se comprendre au sens requis pour qu’il y ait un insight. Pour que le désir de se comprendre mène effectivement à un insight, il faut désirer se comprendre pour se comprendre. Il faut que la compréhension de soi (ou l’insight) soit la fin visée au-dessus de tout. Or, le moi est incapable de se comprendre pour se comprendre. Il veut toujours retirer quelque chose pour lui-même. Il est pour lui-même la fin au-dessus de tout. Autrement dit, il cherche à se comprendre non pas pour se comprendre, mais pour en retirer quelque chose pour lui-même — du plaisir, par exemple, ou encore la joie de se dire « Ah, j’ai compris, comme je suis bon », ou bien « Ah, j’ai compris, peut-être pourrai-je alors me tirer d’affaire ! », pour ne nommer que quelques-uns des intérêts que pourrait avoir le moi lorsqu’il essaie de se comprendre.

Ainsi, avoir un insight sur soi suppose de s’être libéré, ne serait-ce que quelques instants, de soi, de son moi. Comment s’en libérer ? Le moi ne peut rien faire pour cela. Il ne peut pas se mettre lui-même hors jeu. Il faut donc que quelque chose d’extérieur au moi agisse pour qu’il soit écarté. En quoi consiste ce facteur extérieur, de quelle énergie s’agit-il ? En fait, je n’en ai aucune idée. Je le répète donc : je ne sais vraiment pas comment vivre un insight.

Remarquez aussi ceci : comme le moi n’est pas là au moment de l’insight, cette compréhension n’est pas consciente pour un moi ; seul le contenu compris est conscient. Cela dit, il n’est pas impossible que, quelques instants après le surgissement de l’insight, le moi apparaisse alors que l’insight est encore là. Le moi en sera alors conscient. Mais cette conscience avec un moi viendra limiter et déformer le contenu de l’insight. C’est que le moi fonctionne avec des mots et de la mémoire. Donc, ce moi fera entrer tant bien que mal l’immensité de l’insight dans les cases limitées de la mémoire. Pour le moi, cela sera gigantesque, mais comparé à la grandeur réelle de l’insight, cela sera très petit. Cela dit, avant que le moi apparaisse, le cerveau aura reçu le « choc » de l’insight, de sorte que ce dernier aura pu le changer ou provoquer en lui une transformation qui a fait reculer le mental.

La compréhension de soi comprise comme sensibilité

La troisième compréhension de soi est particulière. Alors que les deux formes précédentes de compréhension ont pour effet de nous transformé intérieurement, en nous faisant passer au-delà du mental, la troisième conception n’est pas initiatrice de transformation. Elle est bien plutôt le résultat d’une transformation qui nous a déjà fait passer au-delà du mental. Ainsi, une vie au-delà du mental est une vie où nous comprenons notre vie, Plus précisément, dans cette compréhension de notre vie, nous ressentons notre vie, nous la vivons de l’intérieur, avec la plus délicate intimité. Tout cela correspond à une immense sensibilité à notre vie.

Plus précisément, cette sensibilité est un état où l’on ressent très fortement son émotion, son état corporel et la situation dans laquelle on se trouve. Supposons que ma copine me quitte. Je ressens alors de la tristesse. Selon cette troisième façon de se comprendre, je ressens très intimement ma tristesse et ma relation qui vient de se terminer avec ma copine. Bien que j’aie de la tristesse, celle-ci ne me fait pas du tout souffrir. Je ne la rejette pas. Je fais un avec elle et ma situation ; je comprends ou ressens ce que c’est que d’être un être humain largué par sa copine. J’ai une grande joie à comprendre ainsi ce que cela signifie être humain.

Comment connaître une telle sensibilité face à sa vie ? Je crois et suis même convaincu que le lâcher-prise permet cela. Cette sensibilité face à sa vie d’humain est en fait un accueil inconditionnel de soi, de sa vie. Qu’est-ce qui empêche cet accueil ou cette ouverture, sinon nos désirs d’être « ailleurs » ? Donc, en lâchant prise sur ces désirs, on se dépose en effet en soi, dans sa vie, on la ressent.

Vous me demanderez peut-être alors comment lâcher-prise. Ici encore, je n’ai pas de réponse très assurée. Mais une hypothèse me semble plausible : un insight préalable ouvre sûrement la porte à ce lâcher-prise. Je m’explique.

L’insight auquel je pense ici consiste à comprendre qu’il est stupide, voire dangereux, de se donner des modèles de vie, des « Tu devrais être comme ceci ou comme cela ». Après avoir compris par insight qu’il est stupide d’avoir des modèles de vie, on ne s’en donne plus. Que signifie ne plus se donner de modèle de vie ? Cela signifie ne plus se forcer à être comme ceci ou comme cela. Autrement dit, on s’accepte ou s’accueille comme on est. La sensibilité est alors présente.

Remarquez maintenant ceci : le lâcher-prise permet précisément de vivre de la manière décrite à l’instant. En effet, le lâcher-prise se fait par rapport à nos désirs pour ces modèles, et en nous libérant de ces modèles grâce au lâcher-prise, ce dernier permet justement l’acceptation et la sensibilité tout juste évoquée.

Maintenant, chez certains individus, l’insight dont on discute peut les changer du tout au tout, sans retour en arrière possible. Ces individus sont constamment dans l’acceptation et la sensibilité face à leur vie. Ces individus n’ont pas besoin de lâcher-prise ; ils sont dans un lâcher-prise continuel. Bien heureux sont ces individus. J’ai eu la chance d’en connaître un en la personne de Virgil Hervatin. Évidemment, tout le monde n’a pas cette chance. Chez d’autres personnes, l’insight n’a pas été assez fort pour tout ébranler, mais il aura néanmoins opéré un changement. Ce changement en eux, je le comprends ainsi : ces gens, après avoir eu cet insight, trouveront plus facile de ne pas s’accrocher à des modèles et de vivre en s’acceptant. Cela signifie qu’ils vivront de plus en plus facilement des lâcher-prises. En effet, lâcher prise, c’est précisément se décrocher des « Tu devrais être ainsi », de sorte que, grâce à cet acte, on entre en contact avec sa vie. De toute évidence, même si, chez ces gens, l’insight n’a pas ébranlé de fond en comble la demeure mentale, il aura eu le mérite d’y créer des brèches laissant entrer une lumière — le lâcher-prise — qui permet de ressentir les choses de la manière la plus sensible qui soit.

Conclusion

Trois formes de compréhension de soi ont été discutées. La première consiste à s’observer de manière holistique, sans moi-observateur au centre de cette observation. Cette observation désactive la charge émotionnelle, ce qui entraîne un déconditionnement et donc un dépassement du mental. La seconde compréhension correspond à l’insight. Dans cet insight, nous pénétrons jusqu’au cœur de notre manière de vivre, et nous voyons clairement qu’elle est stupide, voire dangereuse. Après avoir réalisé cela aussi fortement, nous cessons de vivre aussi stupidement. Encore une fois, le mental est transcendé. La troisième compréhension ne transforme pas, mais est déjà le fruit d’une transformation en quelque chose de non mental. Vivre de manière non mentale, c’est vivre en comprenant sa vie. Cette compréhension de sa vie doit être comprise comme une sensibilité à sa vie.

Les trois formes de compréhensions de soi présentées dans ce texte ont été décrites comme étant plutôt indépendantes les unes des autres. Peut-être est-ce là une erreur. Clarifier les rapports entre ces trois formes de compréhension est un travail qui mériterait certainement d’être fait. Pour l’instant, je ne saurais m’acquitter de cette tâche. Je me promets bien d’y réfléchir, et j’invite aussi le lecteur à se pencher sur cette question.

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1 Ce texte est le résultat de correspondances que j’ai eues avec un ami, Marc-André Lepage. Cette correspondance avec lui m’a permis d’ajuster plusieurs de mes idées.

2 C’est que le mental se base sur la mémoire, et ce n’est pas en recourant à davantage de mémoire qu’on peut accéder à une sphère située au-delà de la mémoire – au contraire !