Matt Colborn
La science cognitive post-matérialiste : est-elle viable ?

Le Dr Matt Colborn soutient qu’en niant la réalité objective de ce qui nous apparaît comme le monde physique extérieur, la science cognitive matérialiste rend ses propres présupposés métaphysiques intenables. Seule une base métaphysique idéaliste ou non-dualiste peut rendre la science cognitive moderne à nouveau cohérente en elle-même.

Le Dr Matt Colborn soutient qu’en niant la réalité objective de ce qui nous apparaît comme le monde physique extérieur, la science cognitive matérialiste rend ses propres présupposés métaphysiques intenables. Seule une base métaphysique idéaliste ou non-dualiste peut rendre la science cognitive moderne à nouveau cohérente en elle-même.

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Dans les années 1990, j’ai étudié les sciences cognitives dans le cadre d’un programme de maîtrise. La science cognitive est l’étude scientifique de l’esprit et de ses processus [1]. Elle est composée des sous-disciplines de la philosophie de l’esprit, de la psychologie cognitive, de l’intelligence artificielle, des neurosciences, de la linguistique et de l’anthropologie. C’est aussi un domaine fascinant, et j’ai été captivé dès le début. Nous avions reçu une liste de lectures estivales avant le début du cours, et le premier livre que j’ai lu fut Consciousness Explained de Daniel Dennett [2].

Ce livre constitue à bien des égards une démolition du modèle dualiste de la conscience proposé par René Descartes, philosophe du XVIIsiècle. Mais Consciousness Explained fait bien plus que discréditer la métaphysique du XVIIsiècle. Dennett, un philosophe, tente également de réfuter la notion de « qualia », c’est-à-dire l’expérience subjective et phénoménologique. Selon le philosophe de l’esprit John Searle, les qualia représentent le mystère central de la conscience [3]. Ils constituent l’essence du « problème difficile ». Mais Dennett soutient que les qualia n’existent pas comme quelque chose de « supplémentaire » au fonctionnement cérébral. Cela ouvre la voie à une approche fortement matérialiste de la conscience.

Dans son ouvrage, Dennett expose un pilier philosophique central de la science cognitive. Il s’agit du rejet du « dualisme » ou du « fantôme dans la machine » et de l’adoption de modèles de l’esprit fondés sur le fonctionnalisme, le matérialisme et le traitement de l’information. Toute compréhension de l’esprit, selon Dennett, doit être strictement empirique ou à la troisième personne, donc « objective ». L’esprit doit être compris entièrement comme un traitement physique de l’information, qui pourrait en principe être reproduit dans une intelligence artificielle ou un robot. Toute autre approche serait une forme d’« abandon ».

Dans le reste de cet essai, je vais soutenir que cette position est devenue intenable. Je vais également argumenter que les découvertes mêmes de la science cognitive discréditent profondément le matérialisme strict ou physicalisme de ses fondateurs. Donc, pour répondre brièvement à la question du titre de l’essai, la science cognitive post-matérialiste n’est pas seulement viable, elle est désormais nécessaire.

Une analogie utile est le passage, au début du XXsiècle, d’une compréhension classique de l’atome à la mécanique quantique [4]. On oublie souvent que cette transition conceptuelle fut laborieuse, et que les fondateurs de la théorie quantique commencèrent par tenter de formuler la structure des atomes selon des principes classiques. Ce n’est qu’après l’échec de ces tentatives que de nouveaux concepts, apparemment contraires au sens commun, furent finalement acceptés. Des participants comme Schrödinger et Einstein résistèrent particulièrement à ces innovations, mais elles menèrent à la découverte, à la confirmation expérimentale et à l’acceptation de phénomènes tels que l’intrication et la non-localité. La science cognitive se trouve aujourd’hui, pourrait-on dire, dans une position similaire.

La puissance de la science cognitive moderne

La science cognitive du XXIsiècle est puissante. Un domaine émergent est la science cognitive « 4e », qui cherche à étendre le champ conceptuellement [5]. « 4e » signifie incarnée, enracinée, énactive et étendue. La science cognitive classique avait tendance à se concentrer sur les fonctions de la pensée et de la cognition, en minimisant le rôle de l’émotion et du corps. La science cognitive 4e tente de surmonter cela en comprenant la cognition en termes de cerveaux enracinés dans des corps entiers, interagissant constamment avec l’environnement et avec d’autres acteurs conscients.

L’intelligence artificielle, l’une des sous-disciplines de la science cognitive, est devenue commercialisée et largement répandue. Des innovations, telles que les grands modèles de langage et les modèles de diffusion combinés aux mégadonnées, suggèrent au moins superficiellement que nous pourrions être sur la voie d’une intelligence artificielle générale. Ce succès a même suscité des débats passionnés sur la possibilité d’une conscience artificielle [6].

Les neurosciences modernes, une autre sous-discipline, entrent — selon un article de Nature de 2024 — dans une nouvelle ère. De nouvelles technologies, comme l’intelligence artificielle et l’imagerie cérébrale sophistiquée « aident les chercheurs à explorer ce qui distingue le cerveau humain de celui des autres espèces, et comment ses capacités cognitives ont évolué » [7]. Les neuroscientifiques développent une compréhension sans précédent des liens entre le fonctionnement cérébral et de nombreux aspects de l’humain, y compris la mémoire, l’émotion et la personnalité.

La logique sous-jacente de la science cognitive

Malgré cette sophistication, les sciences cognitives ont hérité d’une base théorique très spécifique datant du milieu du XXsiècle. Celle-ci est souvent incontestée. Elle façonne les hypothèses fondamentales de nombreux chercheurs sur la nature de la conscience. Un trait clé demeure le rejet absolu du « dualisme ». Cela fut exprimé en 2021 par le scientifique cognitif et chercheur en conscience de renom Anil Seth.

Dans son livre Being You, Seth qualifie toutes les alternatives au matérialisme de « non scientifiques » [8]. Le principal problème, selon Seth, est qu’une théorie alternative comme le panpsychisme « n’explique vraiment rien » et « ne mène pas à des hypothèses testables… » et que de telles théories conduisent « la science de la conscience dans une impasse empirique » [9]. Ainsi, pour des penseurs comme Seth, faisant écho à Dennett, les alternatives, comme le dualisme, le panpsychisme et l’idéalisme ne peuvent pas être « scientifiques », car elles ne sont pas testables. [Note de l’éditeur : il faut se demander à quel point le matérialisme l’est].

Quelle est donc l’alternative privilégiée par la science cognitive ?

Pour le comprendre, il faut connaître un peu l’histoire. Daniel Dennett a soutenu sa thèse à Oxford dans les années 1960. À cette époque, il étudiait sous la direction du philosophe Gilbert Ryle. Ryle était lui aussi un critique du dualisme cartésien, ou de l’idée de « trucs mentaux ». En 1949, il publia un livre intitulé The Concept of Mind [10]. Dans cet ouvrage, il affirmait que l’« esprit » est essentiellement illusoire. Il n’existe pas, selon Ryle, d’esprit substantiel, mais seulement une myriade de fonctions biologiques. Les observateurs confondent le fonctionnement de ces innombrables fonctions avec une entité substantielle, mais il s’agit d’une illusion. Le terme « esprit », selon Ryle, est semblable au terme « université » : tout comme « université » est un terme général pour un ensemble de nombreuses choses différentes (bâtiments, étudiants, professeurs, procédures administratives, etc.), l’esprit n’est qu’un ensemble de fonctions.

C’est ce qu’on appelle le fonctionnalisme. Les fonctions peuvent être comprises en termes d’outils spécialisés pour accomplir certaines tâches. Un outil de coupe peut être fait de métal, de plastique ou d’un faisceau laser. Ainsi, la forme d’un couteau peut varier, mais sa fonction reste la même. Les fonctions peuvent aussi être computationnelles, comme lorsqu’un humain ou une calculatrice de poche additionne deux et deux pour obtenir quatre.

L’esprit, donc, n’est « rien d’autre » qu’une myriade de fonctions cérébrales. Cette masse de fonctions fut appelée la « société de l’esprit » par le chercheur vétéran en IA Marvin Minsky, une description de ce qu’il appelait en 1985 les « vastes mécanismes inconnus du cerveau » [11]. Et si le cerveau est une « machine à viande » fonctionnelle et computationnelle, cela ouvre la voie à la reproduction artificielle de ses fonctions. Le fonctionnalisme fournit ainsi une justification théorique à l’intelligence artificielle [12].

Hallucinations et machines à prédiction

Il existe, au sein de la science cognitive, une grande confiance dans l’idée qu’une conception fonctionnaliste et physicaliste satisfaisante de la conscience finira par être trouvée. La philosophe matérialiste Valerie Gray Hardcastle affirmait déjà dans les années 1990 que la conscience « n’a absolument rien de mystérieux » et que les matérialistes « ont une foi totale et absolue dans le fait que la science, telle qu’elle est conçue aujourd’hui, finira un jour par l’expliquer » [13].

Plusieurs théories tentent de réduire la conscience au fonctionnement cérébral. L’une des favorites actuelles est la théorie du traitement prédictif (Predictive Processing Theory). Celle-ci conçoit le cerveau comme un « moteur de prédiction » ou une « machine à expérience » [14]. L’expérience subjective, selon cette théorie, est une sorte de « supposition » générée à partir de nos entrées sensorielles. Le traitement prédictif et les théories apparentées fournissent aujourd’hui un cadre général pour comprendre le cerveau. Certains ont même suggéré qu’elles pourraient aider à résoudre le « problème difficile » de la conscience [15].

La théorie du traitement prédictif est utilisée par Anil Seth comme base d’une théorie de la conscience fondée sur l’« hallucination » :

Le traitement prédictif est une théorie portant sur les mécanismes par lesquels les cerveaux accomplissent la perception (ainsi que la cognition et l’action). La vision de l’hallucination contrôlée, en revanche, concerne la manière dont les mécanismes cérébraux expliquent les propriétés phénoménologiques de la perception consciente [16].

Seth affirme également que sa vision « dissout » le problème difficile de la conscience. Essentiellement, le « moteur de prédiction » du cerveau façonne la manière dont les expériences sensorielles sont perçues et vécues :

L’expérience perceptuelle – [comme] l’expérience subjective de « voir une tasse de café » – est déterminée par le contenu des prédictions (descendantes), et non par les signaux sensoriels (ascendants). Nous ne faisons jamais l’expérience des signaux sensoriels eux-mêmes, mais seulement de leurs interprétations. [17]

La théorie du traitement prédictif présente des mérites. Elle dit des choses utiles sur la conscience sensorielle et sur la façon dont l’expérience est constituée dans le cerveau. La théorie de l’« hallucination » de Seth apporte également des réflexions importantes et intéressantes sur la manière dont nos expériences perceptuelles sont façonnées par des fonctions cérébrales de haut niveau. Elle nous permet de comprendre l’expérience de veille comme une sorte de rêve contrôlé, contraint par les entrées sensorielles.

Cependant, il existe des problèmes. La théorie de l’« hallucination » de la conscience me semble être une version du XXIsiècle de l’épiphénoménalisme. L’épiphénoménalisme suppose que la conscience est un sous-produit inefficace de l’activité cérébrale (Thomas Huxley, inventeur au XIXsiècle de l’épiphénoménalisme, comparait la conscience à la vapeur d’un sifflet de locomotive) [18]. De manière similaire, la théorie de l’« hallucination » semble ne conférer à la conscience aucun rôle causal. Elle n’est « rien d’autre » qu’un effet secondaire de l’activité prédictive du cerveau.

Réfléchissons aussi à ce qu’implique cette théorie. La vie humaine est, après tout, la conscience humaine. Rien n’a de sens sans elle. Nos amours, nos haines, nos espoirs, nos peurs et nos joies existent tous au sein de la conscience, et nulle part ailleurs. La conscience est aussi la manière dont nous interagissons avec le monde intersubjectif, et les uns avec les autres. Elle agit comme une fonction de création et de découverte de la réalité pour les êtres humains, et très probablement pour d’autres formes de vie.

Notre imagination, partie essentielle, mais négligée de la conscience, remodèle ce monde vécu. Ces capacités ont été qualifiées de « cosmogéniques », ou créatrices d’univers [19]. Cela me semble être une capacité bien plus profonde que la simple génération d’hallucinations ; en vérité, une capacité qui ne me paraît pas entièrement décrite de manière satisfaisante par des processus mécaniques. Bien sûr, le fonctionnement cérébral en est une condition nécessaire, et la théorie du traitement prédictif éclaire sans doute certains aspects du processus « cosmogénique ». Mais quelque chose d’important manque.

On peut même soutenir que la capacité « cosmogénique » ne ressemble pas à un processus mécanique du tout. Elle s’apparente plutôt à un processus participatif entre la personne et le « grand toi » du monde. Comme l’a suggéré le neuroscientifique et philosophe Iain McGilchrist, le type d’attention qu’une personne porte au monde, en tant que sujet actif, contribue à compléter le monde auquel elle participe [20]. Ce n’est pas quelque chose qu’une hallucination passive permettrait.

Et il existe de bonnes raisons de penser que l’attention ne peut pas non plus être réduite à un processus mécanique. L’attention semble mieux comprise comme une capacité holistique, médiée par les hémisphères cérébraux, relevant de la personne entière et responsable de ce que McGilchrist appelle le « tout ou rien » de l’existence [21].

Il y a des problèmes encore plus profonds. Le chercheur Patrizio Tressoldi a suggéré que les théories fondées uniquement sur le fonctionnement cérébral ne « dissolvent » pas le problème difficile ; elles ne font que l’éviter. En effet, les théories basées sur le cerveau « utilisent des termes mentaux, tels qu’émotions, perceptions, sensations, croyances, attentes, etc., comme des alias de leurs corrélats neuronaux spécifiques, plus difficiles à décrire en un ou deux mots », et elles « impliquent une sorte de transmutation (c’est-à-dire de miracle) de l’activité cérébrale en expérience de première personne » [22].

Ainsi, ni la théorie du traitement prédictif ni la théorie de l’« hallucination » de la conscience ne « dissolvent » de manière évidente le problème difficile. Et elles peuvent même, en réalité, créer une difficulté fondamentale pour toute science cognitive qui demeure attachée au matérialisme. Car la théorie de l’« hallucination », poussée à sa conclusion logique, met en lumière une faiblesse peut-être fatale de l’un des éléments clés du matérialisme : le réalisme physique.

La fin du réalisme physique

Il est depuis longtemps admis que nous ne faisons pas directement l’expérience de la réalité. Nous la vivons à travers le filtre de nos sens. Ainsi, nous ne voyons pas réellement un coucher de soleil ou un arc-en-ciel. Nous faisons plutôt l’expérience de quelque chose produit par l’interaction complexe entre nos systèmes visuels et les photons. C’est donc une réalité à un degré de distance. La théorie de l’« hallucination » de la conscience pousse cette idée un pas plus loin. Comme le déclare Seth lui-même : « Nous ne faisons jamais l’expérience des signaux sensoriels eux-mêmes, nous ne faisons toujours que l’expérience de leurs interprétations ». Cela signifie, si la théorie est vraie, que nous faisons l’expérience de la « réalité », au mieux, à deux degrés de distance.

Cependant, de telles théories — se voulant explicitement matérialistes — reposent aussi sur une position philosophique appelée réalisme physique. Cela signifie qu’elles supposent que nous vivons dans un « monde réel » composé d’objets physiques soumis à des processus physiques. La biologie et les neurosciences reposent sur cette hypothèse. Elles considèrent que la biochimie, les processus énergétiques, les cellules, les organes et les tissus de la vie sont eux aussi « réels ». Dans son livre, Seth l’énonce clairement :

Ma position philosophique préférée, et l’hypothèse par défaut de nombreux neuroscientifiques, est le physicalisme. C’est l’idée que l’univers est constitué de matière physique, et que les états de conscience sont soit identiques à, soit émergent d’agencements particuliers de cette matière physique [23].

Mais la théorie de l’« hallucination » de la conscience crée des difficultés insurmontables. Si notre réalité vécue est une hallucination, à deux degrés d’une « réalité » qui ne peut être que conjecturale, cela signifie que nous ne faisons jamais l’expérience du « monde réel » lui-même. En effet, dans ces théories, le monde expérientiel n’est même pas une perception directe du supposé monde matériel. Il n’est qu’une sorte de simulation secondaire et dérivée de quelque chose qui ne peut jamais vraiment être connu. Nos expériences peuvent très bien ne présenter aucune ressemblance avec le « monde réel ».

Cela ébranle fatalement l’idée selon laquelle la science décrit un monde matériel réel existant « là-dehors », indépendant de la conscience. Le problème est que la pratique scientifique repose sur l’expérience. En réalité, les observations scientifiques et les expériences formelles sont des formes particulières et contrôlées d’expérience. Elles ne peuvent être autre chose. Mais si nous avons des raisons de penser que nous ne pouvons jamais accéder au « monde réel », il semble n’exister aucun moyen de déterminer si les observations et conclusions issues de la science ont le moindre rapport avec ce « monde réel ».

Cela implique une position d’ordre idéaliste. L’idéalisme suggère que la réalité que nous vivons est fondamentalement mentale, et non physique. À tout le moins, il me semble que la science cognitive, en adoptant de telles théories, est forcée d’assumer quelque chose comme l’idéalisme transcendantal du philosophe du XVIIIsiècle Emmanuel Kant [24]. Pour Kant, les objets dans l’espace et le temps ne sont que des « apparences ». L’espace et le temps eux-mêmes sont des caractéristiques de la perception. C’est l’un des arguments centraux de son œuvre de 1781, Critique de la raison pure.

Cela signifie aussi que le physicalisme, tel que le définit Seth, est simplement non viable. Toute « substance » que nous pourrions rencontrer est une caractéristique de la conscience, et non un élément de la réalité objective. Il ne semble exister aucune échappatoire à ce problème.

Ces difficultés ont été explorées par le scientifique cognitif Donald Hoffman dans son livre de 2019, The Case Against Reality [25]. Dans cet ouvrage, Hoffman cite des expériences suggérant que nous avons tendance à ne pas faire l’expérience de la réalité en tant que telle, mais de ce qui nous aide à survivre. Il relie cela aux théories de la sélection naturelle et de l’évolution. Il examine également des expériences en physique qui semblent ébranler radicalement l’idée de réalisme physique. Hoffman suggère plutôt que nous percevons des « représentations de bureau » de la réalité. Il appelle cette approche « réalisme conscient ». Hoffman est très explicite sur les difficultés fondamentales auxquelles les théories physicalistes de la conscience doivent faire face si ses vues sont exactes.

Il me semble évident que ces approches physicalistes ou matérialistes, poussées jusqu’à leur conclusion logique, se discréditent elles-mêmes. Elles pourraient même renforcer les arguments en faveur de la forme d’idéalisme analytique défendue par Bernardo Kastrup [26]. Kastrup soutient notamment que nous ne faisons pas l’expérience d’une réalité objective, mais seulement de ce qu’il appelle une représentation de tableau de bord. Il fournit, dans ses conférences et écrits, de solides raisons d’y croire [27]. Ses arguments rejoignent la conception de Hoffman d’une « représentation de bureau ».

En fin de compte, si la science cognitive souhaite une base métaphysique satisfaisante, elle devra élargir ses horizons métaphysiques. À mon avis, l’auteur Peter Guy Jones a raison de désigner une forme de non-dualisme, issue de la philosophie pérenne, comme solution aux dilemmes apparemment insolubles créés par une adhésion dogmatique au physicalisme [28].

Dans son livre, Jones montre comment divers paradoxes de la conscience disparaissent si l’on admet que la réalité est une unité qui dépasse la pensée conceptuelle [28]. Il s’agit essentiellement d’un plaidoyer pour une approche non dualiste, non réductionniste et mystique de la réalité et de la conscience. De tels insights importants seront rejetés par toute science cognitive continuant d’insister sur le matérialisme. Mais ils ne devraient pas l’être.

Conclusion

Dans The Self and Its Brain, Karl Popper a suggéré que, dans l’histoire de la science, le matérialisme a souvent été contraint de « se transcender » [29]. Il entendait par là que, très souvent, à mesure que la recherche scientifique progressait, les concepts matérialistes initiaux devaient être abandonnés au profit de nouvelles idées transcendant le matérialisme du moment. Ainsi, l’idée newtonienne de la gravité comme attraction à distance a supplanté l’univers purement mécanique de Descartes. La conception de Faraday des champs électromagnétiques introduisit une idée nouvelle en physique, qui n’était pas non plus manifestement matérialiste. Et au XXsiècle, la relativité et la théorie quantique ont remplacé la mécanique classique.

Je voudrais conclure par une réflexion supplémentaire sur la déclaration de la philosophe Valerie Gray Hardcastle selon laquelle les matérialistes « ont une foi totale et absolue dans le fait que la science, telle qu’elle est conçue aujourd’hui, finira un jour par expliquer » la conscience. Je pense que cette « foi » n’est pas justifiée.

Par « science telle qu’elle est conçue aujourd’hui », Hardcastle fait en partie référence à ce que le philosophe Thomas Nagel a appelé la « conception matérialiste néo-darwinienne de la nature » [30]. Cette conception est largement considérée comme expliquant tout ce qui existe dans l’univers. La conscience, dès lors, est présentée comme un problème de plus à résoudre dans ce cadre.

Cependant, Nagel suggère que le problème corps-esprit [c’est-à-dire le problème difficile de la conscience] n’est probablement pas un simple problème local, « concernant les relations entre l’esprit, le cerveau et le comportement dans les organismes animaux vivants ». Il est plutôt susceptible d’envahir « notre compréhension de l’ensemble du cosmos et de son histoire » [3]. Peut-être de manière ironique, les théories de la conscience fondées sur le cerveau, en invoquant l’idée d’hallucination, puis en adoptant celle selon laquelle nous ne faisons absolument pas l’expérience du « monde tel qu’il est », confirment involontairement l’affirmation de Nagel. Cela signifie, par conséquent, que la science « telle qu’elle est actuellement constituée » ne peut contenir les ramifications plus larges du problème corps-esprit. Ainsi, le matérialisme devra une fois encore se transcender.

La science cognitive post-matérialiste n’est pas seulement viable. Elle est nécessaire.

Références

[1] Science Cognitive (5 September 2025). In Wikipedia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Sciences_cognitives.

[2] Dennett, D. (1991). Consciousness explained (tr fr La Conscience expliquée). Allen Lane.

[3] Searle, J.R. (1990). The Mystery of Consciousness (tr fr Le Mystère de la conscience). Granta books.

[4] Helrich, C. (2021). The quantum theory – origins and ideas: A historical primer for physics students. Springer.

[5] Newen, A., Bruin, L. & Gallagher, S. (eds.) (2018). The Oxford handbook of 4E cognition. Oxford University Press.

[6] Colborn, M. (2025 September 8). Artificial Intelligence and consciousness: A guide for post-materialists. What Lies Beyond. https://whatliesbeyond.substack.com/p/artificial-intelligence-and-consciousness.

[7] Editorial (2024). Human neuroscience is entering a new era — it mustn’t forget its human dimension. Nature, 630 (8017), 530–530. https://doi.org/10.1038/d41586-024-02022-3.

[8] Seth, A. (2021). Being you: A new science of consciousness (tr fr Être soi : Une nouvelle science de la conscience). Faber & Faber.

[9] Seth, 2021.

[10] Ryle, G. (1949). The concept of mind. University of Chicago Press.

[11] Minsky, M. (1985). The society of mind (tr fr La société de l’esprit). Simon & Schuster, p. 30.

[12] Marcus, G. & Davis, E. (2020). Rebooting AI: Building Artificial Intelligence we can trust. Vintage.

[13] Quoted in Kuhn, R.L. (2024). A landscape of consciousness: Toward a taxonomy of explanations and implications. Progress in Biophysics and Molecular Biology, 190, 28–169.

[14] Clark, A. (2024). The experience machine: How our minds predict and shape reality. Penguin.

[15] Lewis, R. (2023 28 November). The Predictive Brain and the ‘Hard Problem’ of Consciousness. Psychology Today. https://www.psychologytoday.com/gb/blog/finding-purpose/202311/the-predictive-brain-and-the-hard-problem-of-consciousness

[16] Seth, 2021.

[17] Seth, 2021.

[18] Robinson, W. (2023). Epiphenomenalism. In E. N. Zalta & U. Nodelman (Eds.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Summer 2023 ed.). Stanford University. https://plato.stanford.edu/archives/sum2023/entries/epiphenomenalism/

[19] Kelly, E.F., Kelly, E.W., Crabtree, A., Gauld, A., Grosso, M., Greyson, B. (2007). Irreducible mind: toward a psychology for the 21st century. Lanham, Maryland: Rowman & Littlefield, chapter one, page 40.

[20] McGilchrist, I. (2021). The matter with things: Our brains, our delusions, and the unmaking of the world (2 Vols). Perspectiva.

[21] McGilchrist, 2021, p. 204.

[22] Tressoldi, P. (2022, May 22). Miracles in the brain: how brain activity generates phenomenological first-person experiences according to some authors. https://doi.org/10.31231/osf.io/gj2wv.

[23] Seth, 2021.

[24] Stang, N. F. (2024). Kant’s transcendental idealism. In E. N. Zalta & U. Nodelman (Eds.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Spring 2024 ed.). Stanford University. https://plato.stanford.edu/archives/spr2024/entries/kant-transcendental-idealism/

[25] Hoffman, D.D. (2019). The case against reality: How evolution hid the truth from our eyes. Allen Lane.

[26] Kastrup, B. (2024). Analytic idealism in a nutshell: A straightforward summary of the 21st century’s only plausible metaphysics (tr fr L’idéalisme analytique en quelques mots). Essentia Books.

[27] Kastrup, B. (n.d.). Analytic idealism course. Essentia Foundation. Retrieved September 14, 2025, from https://www.essentiafoundation.org/analytic-idealism-course/

[28] Jones, P.G. (2025). In pursuit of the inconceivable: An investigation of metaphysics and mysticism. Essentia Books.

[29] Popper, K. R., & Eccles, J. C. (1977). The self and its brain. Springer-Verlag.

[30] Nagel, T. (2012). Mind and Cosmos: Why the materialist neo-Darwinian conception of nature is almost certainly false (tr fr L’esprit et le cosmos). Oxford University Press.

[31] Nagel, 2012, p. 3.

Texte original publié le 7 novembre 2025 : https://www.essentiafoundation.org/post-materialist-cognitive-science-is-it-viable/reading/