Robert Powell
Maya ne peut jamais embrasser Brahman

Ainsi, les explications peuvent, au mieux, suggérer la vérité, mais elles ne peuvent jamais prouver ou transmettre cette vérité à autrui. La vérité doit être réalisée par soi-même pour soi-même. Ainsi, l’utilité réelle des explications réside peut-être dans le fait de réduire au silence l’esprit en lui montrant son impuissance, et de préparer ainsi une condition ou une réceptivité permettant à la Grâce d’opérer. Car la réalisation est essentiellement acausale : elle ne peut être ni induite ni entravée. Et, en dernier ressort, tout est Grâce.

L’un de nos principaux problèmes est qu’il nous est presque impossible de concilier les insights des Upanishads et de leurs représentants plus récents, les maîtres de l’Advaita Vedanta, avec notre expérience réelle de la vie quotidienne. Et je pense que c’est peut-être le seul problème dont découlent tous les autres. Les enseignements affirment que tout est en réalité un Tout (non-duel), qu’il n’existe aucune entité individuelle telle que « toi » et « moi », et que toutes les différences que nous percevons sont illusoires. En fait, le monde manifeste tout entier est Maya (illusoire) ; seul le Non-manifeste ou le Noumène est réel, mais, comme l’indique la définition de ces termes, « inconnaissable ». Ainsi, puisqu’il n’y a pas de différences, il n’y a rien à rechercher, pas même la réalisation, puisque nous sommes déjà le Réel. Nous devons simplement cesser de « prétendre » que nous ne sommes pas Cela (le Réel) — ce que nous avons fait pendant si longtemps que nous avons fini par nous hypnotiser nous-mêmes pour croire en notre propre ignorance. Ainsi, tout ce que nous avons à faire est de nous réveiller de notre état de rêve et d’être fidèles à notre Soi (non-duel).

Une telle attitude face à la vie va complètement à l’encontre de notre expérience quotidienne d’un monde tangible, dans lequel nous sommes très conscients de nos identités individuelles distinctes et des différences entre les individus. Après tout, ce sont ces différences qui sous-tendent la motivation de toutes les actions sur le plan psychologique : « nous améliorer » et, en fin de compte, « survivre » en tant qu’entité indépendante, le « moi ».

Notre difficulté est donc la suivante : comment traiter cette antithèse entre deux visions du monde diamétralement opposées, d’autant plus que l’une est basée sur l’expérience réelle de la vie et l’autre, pour nous, sur des ouï-dire ? Il faut tout d’abord souligner que toute expérience est basée sur les sens, et que ceux-ci nous trompent souvent. Pendant des siècles, l’homme a cru que le soleil tournait autour de la terre, car notre expérience quotidienne nous montrait que le soleil se levait et se couchait sur une terre immobile, considérée comme le centre de l’univers. Lorsque, par la suite, la connaissance de notre système solaire commença à s’élargir, l’homme prit conscience de l’erreur de sa vision du monde et des limites de la perception intuitive.

Cependant, le pire était à venir avec les découvertes de la « nouvelle physique », qui laissait encore moins de place à la perception intuitive ou à la compréhension. À titre d’exemple, nous pouvons citer le concept selon lequel la lumière est à la fois particule et onde, et la « matière » une courbure de l’espace. Ces concepts sont non seulement totalement étrangers à notre intuition, mais ils sont également en contradiction directe avec le bon sens et dépassent même la portée de la pensée linéaire.

Dans le domaine spirituel, les grands maîtres de toutes les traditions de sagesse ont toujours remis en question les hypothèses profondément enracinées et les modes habituels de perception et de conceptualisation. Ils ne se sont jamais lassés de souligner certains faits indéniables, généralement méconnus parce qu’ils sont contraires à la perception intuitive, qui peuvent nous rapprocher d’une compréhension de l’advaita ou de la non-dualité. Pour certains aspirants, ces indications se sont avérées extrêmement utiles, dans leur rôle d’« indices », bien qu’elles ne fournissent pas de « preuve » définitive, si tant est qu’une telle chose existe ; pour d’autres, peut-être moins avancés, elles semblent avoir simplement ajouté à la confusion dans leur esprit. Je ne pense pas qu’il soit possible de produire une preuve absolue de la vérité de l’advaita, comme on le ferait pour une proposition mathématique ou scientifique. Et même si une telle « preuve » voyait le jour, elle resterait sur le plan intellectuel et ne serait pas une perception transcendantale ou une réalisation menant à la libération de la conscience. Je ne crois pas que cette dernière puisse être communiquée d’une personne à une autre, et j’expliquerai plus tard pourquoi.

L’un des indices que les maîtres de l’advaita nous ont donnés est que, sans l’identification au corps, l’idée d’être un individu séparé ne serait jamais apparue ; en fait, un tel concept ne pourrait tout simplement pas exister. Il en découle logiquement que, en l’absence d’un observateur distinct dans l’espace et le temps, il n’y a pas d’objets distincts dans l’espace et le temps. En d’autres termes, si l’observateur se considère comme une entité séparée, alors le monde lui apparaît comme des entités séparées. Et si l’observateur se considère comme la Totalité, alors le monde est observé de la même manière, comme un Tout indivisible. Une autre façon de comprendre cela est d’affirmer que, puisque, fondamentalement l’observateur est l’observé, les deux doivent être de nature similaire.

À ce stade, certaines personnes, entendant que l’esprit est faussement identifié au corps, interpréteront l’advaita en affirmant qu’une multiplicité de corps existe comme entités séparées, mais que, psychologiquement nous sommes un ; c’est-à-dire que nos esprits ne sont pas séparés, mais un. C’est, en gros, le point de vue et l’enseignement essentiels de Krishnamurti. (K n’a jamais accepté le concept de Maya.) Mais une telle vision du monde comporte ses propres difficultés, car elle maintient et renforce la fausse division entre le corps et l’esprit. En effet, si nos corps existent comme des entités multiples et l’esprit comme une unicité, ils doivent nécessairement être de nature fondamentalement différente, et nous ne faisons alors que réaffirmer la fausse dualité corps-esprit ou matière-conscience. Une autre conséquence possible est que l’esprit commence à rationaliser et à projeter divers concepts, par exemple en se disant : « Tous ces esprits séparés sont alimentés par une seule énergie ; je suis énergie et je me sens donc comme faisant partie de l’énergie universelle », ce qui n’est qu’une autre explication, purement intellectuelle d’ailleurs, et finalement dénuée de sens : cela ne me touche pas au plus profond de mon être et je n’ai toujours pas atteint l’advaita [1].

Mon point de vue est que les explications, quelles qu’elles soient, ne nous aident pas vraiment à comprendre notre propre nature ; en un sens, elles nous empêchent d’atteindre une réalisation totale et directe. En effet, toute forme d’explication implique des concepts, et les concepts maintiennent nécessairement l’élan du processus intellectuel. Plus précisément, les explications ne font référence qu’à Maya ; par conséquent, pour que Maya prenne fin, les explications doivent prendre fin. Et, bien que les intuitions puissent et doivent être partagées, la magie d’un tel transfert s’opère plus souvent par le silence que par toute autre chose. Car en fin de compte, il est impossible de faire voir à quelqu’un une vérité spirituelle par le raisonnement ou la persuasion intellectuelle, ou de transporter une autre personne dans son propre état de félicité.

Pour citer Ramana Maharshi : « Les pensées doivent cesser et la raison disparaître pour que le “Je-Je” puisse s’élever et être ressenti. Le sentiment est le facteur primordial, et non la raison » [2] (Par « Je-Je », Ramana fait référence au vrai Soi ou Brahman.) Une remarque de Sri Nisargadatta Maharaj est également pertinente : « Vos faits peuvent être de l’imagination pour moi, et mes faits peuvent être de l’imagination pour vous ». Ainsi, les explications peuvent, au mieux, suggérer la vérité, mais elles ne peuvent jamais prouver ou transmettre cette vérité à autrui. La vérité doit être réalisée par soi-même pour soi-même. Ainsi, l’utilité réelle des explications réside peut-être dans le fait de réduire au silence l’esprit en lui montrant son impuissance, et de préparer ainsi une condition ou une réceptivité permettant à la Grâce d’opérer. Car la réalisation est essentiellement acausale : elle ne peut être ni induite ni entravée. Et, en dernier ressort, tout est Grâce.

Il existe une autre raison, bien plus convaincante, pour laquelle la vérité de l’advaita — notre nature profonde — ne peut être formulée et donc « connue » d’aucune manière. Le processus même de « connaître », toute notre activité cognitive intellectuelle et émotionnelle se déroule strictement dans et en tant que domaine de Maya ; c’est une activité mayaïque. Le chercheur lui-même n’est rien d’autre que Maya, et ce chercheur veut établir la vérité concernant le non-duel — c’est-à-dire la conscience pure, sans objet et sans attribut, appelée Brahman.

Il est important de comprendre que tout ce que conclut cette entité corps-esprit ne peut que décrire comment les choses apparaissent à cette entité empirique qui trouve son existence dans le domaine de Maya. Et, comme nous l’avons déjà vu, puisque l’observateur est l’observé, l’entité corps-esprit ne peut que découvrir et faire des déclarations sur Maya, jamais sur Brahman. Un fragment ne peut décrire que le fragmentaire, le fini ne peut définir que le fini, jamais l’infini. Pour utiliser une analogie simple, une goutte d’eau projetée dans l’écume à la surface de l’océan pourrait théoriquement dire quelque chose sur elle-même, puisqu’elle a des frontières, c’est-à-dire qu’elle est en contact avec un milieu autre qu’elle-même. Mais cette même goutte, en tant que partie intégrante du corps de l’océan, ne pourrait rien dire de tel ; elle ne peut pas se connaître elle-même, au sens traditionnel du terme. Où se trouve la « goutte » et où se trouve l’océan ? Ce serait la Totalité, au-delà de toute relation sujet-objet. De même, nous devons considérer notre être psychosomatique, notre « ego » faussement supposé et expérimenté ; il n’est autre que l’océan de la Conscience, au-delà de l’espace-temps, au-delà du savoir et du non-savoir, au-delà de l’existence et de la non-existence. Une telle réalisation ne peut avoir lieu que lorsque le processus mental a été réduit au silence et que la connaissance en tant que cognition est transcendée.

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1 À ce sujet, Sri Ramana Maharshi a déclaré : « Tout ce que vous voyez dépend de celui qui voit. En dehors de celui qui voit, il n’y a rien de vu ». A. Devaraja Mudaliar, Day by Day with Bbagaran, p. 149 ; et « Sans celui qui voit, il n’y a pas d’objets vus ». — Talks with Sri Ramana Maharshi, première édition américaine, Inner Directions Foundation, Carlsbad, 2000.

2 Ibid., p. 17.