Pascal Ruga
Priorité à l’unité

On ne saura jamais assez tout ce que le mental livré à lui-même peut contenir d’incomplétude. Il faut être d’une extrême vigilance envers soi-même, d’une lucidité à toute épreuve, et cela, sans le moindre soupçon de tension ; ce qui est difficile à concevoir pour la majorité d’entre nous tant nous avons le préjugé de la manière forte, de l’action volontaire, de la conquête du pouvoir, de la victoire à acquérir sur soi-même.

Il n’y a de réalité que créative et universelle

L’immense majorité de nos semblables ne se contente que d’ersatz de création ; on réduit l’amour à la chansonnette, le sport à la compétition, les arts aux multiples rivalités qui les opposent ; quant à cette forme de création faussement appelée « progrès », elle n’est le plus souvent qu’une forme d’avidité productrice d’apprentis sorciers qui de plus en plus mettent à mal notre planète.

La seule création valable n’est pas celle qui situe, mais celle qui intègre, accomplit, unifie au Réel, – un monde retrouvé au sein de son universalité. Peu importe la disparition prochaine de nos corps, si nous savons que les printemps de la vie sont toujours présents, – et ils le sont – indubitablement, dans l’immense et vertigineux infini de notre univers.

Ne rien regretter de ce qui doit finir, puisque chaque instant peut être la négation d’un temps, la relation de ce qui existe dans sa temporalité vers son intemporalité. Ne faisons pas de cette proposition une abstraction, souvent l’homme n’enferme dans ses abstractions que ses ambiguïtés, et notre fin de siècle est si riche de confusion à ce sujet, qu’il vaut mieux n’en rien ajouter de plus, laisser ouvertes toutes les interrogations.

Derrière tout cela se manifeste l’esprit vivant, qui lui, ne s’identifie à aucune forme ; cet esprit que l’on perçoit si rarement, et qui pourtant ne nous fait pas douter de lui lorsque l’une de ses flammes nous rappelle qu’il existe bel et bien. L’esprit vivant, en nous et autour de nous, visible et invisible, formel et informel, dans le temps et hors du temps. Pourquoi devrions-nous limiter la réalité à notre brève existence ? L’esprit vivant c’est l’esprit authentique de toute vie, de tous mouvements, de toute énergie… CELA où s’affirme toute création. Ne pas assumer cette certitude, c’est formuler l’enfer… Et si nous posons la question : « Pourquoi cette recréation constante de l’univers au cœur d’une Présence que nous ne pouvons pas imaginer autrement qu’éternelle, en nous et partout ? », c’est que nous subissons encore nos limites humaines, c’est que nous n’avons pas franchi cette frontière après laquelle toute question ne peut que ternir ce qui EST.

En définitive, bien se convaincre qu’il n’y a ni départ ni arrivée absolus. Vouloir prouver le contraire n’est que le reflet de notre erreur, une sorte de névrose de l’être d’où naît la dualité. La dualité conditionne et emprisonne, nous devrions le savoir une fois pour toutes… Ce qui prend fin n’est jamais qu’un temps déplacé qui nous tient encore sous sa coupe, et il conviendrait de laisser en nous toute place à ce qui jamais ne commence et jamais ne finit; enfin nous abandonner sans restriction à l’ESPRIT VIVANT, c’est cela, vivre…

Pour m’exprimer plus concrètement : l’homme qui m’a engendré repose au sein de la mort maternelle qui accueillera chacun de nous, mais je sais, non seulement qu’il est vivant en moi au-delà de la conservation d’une espèce, mais aussi, que sa disparition s’est universalisée au cœur de ce mystère qui nous contient et s’offre à chaque instant à notre vérité dans le fleuve de la création. Père, mon père, que ta présence rejoigne le poème où tu revis.

Priorité à l’unité

Il faut un certain humour pour affirmer que dans toute chose de la vie il faut laisser la priorité à l’Unité, car cette idée de priorité contient, il va sans dire, une dualité…

Pour ne pas accorder le moindre bénéfice aux valeurs dualistes, nous devons nous écarter de toute action volontaire. C’est plutôt affaire de vision, la vision de celui qui non seulement sait, mais ressent cela dans tout son être. C’est une réalisation du cœur, de l’âme et de l’esprit ; et cela ne nous advient pas si nous n’en avons qu’une vision intellectuelle. On ne saura jamais assez tout ce que le mental livré à lui-même peut contenir d’incomplétude. Il faut être d’une extrême vigilance envers soi-même, d’une lucidité à toute épreuve, et cela, sans le moindre soupçon de tension ; ce qui est difficile à concevoir pour la majorité d’entre nous tant nous avons le préjugé de la manière forte, de l’action volontaire, de la conquête du pouvoir, de la victoire à acquérir sur soi-même. Et en voilà déjà assez dit sur cette trop fameuse connaissance que depuis la Renaissance nous avons portée au pinacle avec l’aide et la complicité de nos écoles et de nos universités, cette connaissance qui devrait être source de « progrès »…

Comment ne pas penser au mythe du paradis perdu ? Avoir mordu au fruit de l’arbre de la connaissance, c’est avoir revendiqué le pouvoir, c’est avoir renié cette innocence qui peut exister dans toutes créatures vivant hors du temps et de l’espace (ces deux prisons), pour s’établir dans une course vers le pouvoir total. Et à quoi cela peut-il aboutir ? Qu’avons-nous sous les yeux, de nos jours ? Nous sommes aux portes d’un cataclysme, et il faut être aveugle pour ne pas le voir se dessiner, ne pas le pressentir… Les hommes, avec la découverte de l’énergie atomique et de ses forces de destruction à l’échelle planétaire, sont-ils devenus plus sages ?… Notre monde disgracié continue d’être la proie des guerres, des révolutions, des coups d’état, des génocides, du racisme, de la surpopulation, de la pollution… Est-ce cela que devait apporter le fruit de l’arbre de la connaissance ?

Que faire, que faire, que faire ? et nous voilà déjà en train de ronger le frein… Ce monde devrait savoir et sentir qu’il est temps pour lui de changer de cap ; pour qu’une mutation de dernière heure soit possible, il doit se débarrasser de cette avidité qui le caractérise et l’entraîne vers sa fin, qu’il arrête sa course en avant et retrouve ses vraies richesses.

Laissons nos antagonismes au vestiaire ainsi que la peau du « vieil homme »… Retrouvons l’Amour qui est la seule grande loi de la vie. Ne soyons plus les dogmatiques d’une religion ou d’une politique ; allons au-devant de toutes les vérités possibles pour n’en faire qu’une dans le respect des différences ; et peut-être alors retrouverons-nous cette innocence perdue que la nature nous offre tous les jours à contempler. Saurons-nous nous abandonner à elle, la recevoir dans le seul ordre qui lui soit valable, l’ordre de cette Unité qui est au cœur (secrètement ou non) de la moindre des choses ? Là, il n’y a plus de mal ni de bien, de progrès ou de décadence ; là, il n’y a que ce qui EST ; et toute notre imagination, si riche pourrait-elle paraître, n’est que pauvreté devant cet événement, elle ne pourra jamais le décrire…

Extraits de Mûrir son éternité 1978