31 juillet 2024
Bhaktisiddhanta Sarasvati, « le gourou lion » du Bengale du début du 20e siècle, croyait que la liberté se trouve en fin de compte dans l’indépendance par rapport aux circonstances matérielles. Ses idées sont toujours d’actualité.
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Bhaktisiddhanta Sarasvati, né en 1874 sous le nom de Bimal Prasad Datta, était l’un des philosophes et enseignants les plus influents du début du XXe siècle au Bengale. Connu à son époque sous le nom de simha-guru ou « le maître lion », il était célèbre pour sa critique sans concession du Voidism (Shunya-vaad) [1] et du monisme, alors populaires, auxquels il opposait une vision personnifiée de l’Absolu. Bien que très critique à l’égard de la religion institutionnalisée, il considérait l’athéisme et le monisme comme les principaux obstacles à la réalisation de soi, tant pour les individus que pour la société.
C’est en 1922 que Sarasvati rencontra pour la première fois Abhay Charan De, qui devint plus tard son disciple et un célèbre partisan du culte de Radha-Krishna dans le monde occidental. De, plus tard connu sous le nom de Swami A.C. Bhaktivedanta, était à l’époque un fervent partisan du mouvement pour la liberté de Gandhi et portait les vêtements en khadi (coton grossier) désignés par ce mouvement. De proposait que la culture et la tradition indiennes ne pourraient jamais être suivies ou accomplies correctement tant que le pays resterait sous la domination britannique. Sarasvati, cependant, s’opposa à cette affirmation, déclarant que la liberté politique n’est qu’une question secondaire — la préoccupation première étant la liberté personnelle face aux misères de l’existence matérielle causées par l’ignorance de notre nature supérieure.
Différents niveaux de liberté
Indépendamment de nos affinités, ou de leur absence, à l’égard des opinions et des affiliations de Sarasvati, ses déclarations sur la question semblent révéler quelque chose de crucial sur la notion de liberté en général : c’est un phénomène hautement multidimensionnel. Il est vrai que la plupart des « combattants de la liberté » bien connus de notre histoire ont été des héros de la lutte politique. Pourtant, leur combat politique a souvent été caractérisé par le désir d’instaurer ou de rétablir les libertés individuelles dans la société. L’objectif politique a donc été le plus souvent subordonné aux efforts et aux besoins de l’individu, et ce dernier devrait être protégé contre les atteintes malavisées du premier, si l’on veut que les libertés sociales et personnelles prévalent.
Nos libertés englobent une grande variété de domaines et d’expressions — non seulement la liberté de vivre notre vie comme nous l’entendons, mais aussi la liberté de parler librement, de croire librement et, si nous le souhaitons, d’être librement laissés en paix. La liberté n’est donc pas seulement une question d’intégrité physique et de protection. Les exemples cités constituent un tissu qui a plus à voir avec notre épanouissement et notre bien-être psychologique qu’avec une liberté matérielle immédiate.
Bhaktisiddhanta Sarasvati. Lorsqu’elle a été utilisée pour la couverture d’un livre, Facebook a interdit la publication de la photo sous prétexte que son contenu sexuel n’était pas approprié. Sarasvati était en fait un célibataire et un moine à vie.
Cependant, la liberté en tant que notion peut également être définie comme l’absence de dépendance à l’égard des éléments extérieurs, ou la liberté à l’égard des pulsions de notre corps et de nos sens — en les maîtrisant au lieu d’être dominés par eux. Et enfin, la liberté vis-à-vis de la souffrance en tant que telle — si ce n’est sous la forme de son absence, au moins par une conscience capable de transcender son pouvoir. Même si la douleur et la pression sont là, on sera capable de ne pas s’y identifier. Proposant le chant de vibrations sacrées comme le moyen le plus puissant d’atteindre cet état, Sarasvati pense que c’est là que réside la liberté de la vie humaine.
Salut mécanique ou libération spirituelle
Si les revendications et les aspirations de Sarasvati peuvent sembler superficiellement dépassées ou inintelligibles dans l’Occident d’aujourd’hui, et si les notions de salut ou d’accomplissement spirituel semblent obsolètes pour beaucoup, il est difficile de nier que de nombreuses poursuites idéologiques actuelles visent essentiellement le même objectif. Après avoir apparemment réfuté l’idée d’une absolution descendante — absolution par la grâce ou comme récompense de l’abandon ou de l’effort spirituel d’une personne — la science futuriste semble toujours chercher des moyens de trouver la vie éternelle ou au moins de prolonger l’existence matérielle sous des formes et des durées nouvelles et invisibles. Au lieu de vaincre la mort en accédant à une forme de vie après la mort, nous cherchons maintenant à le faire au moyen d’une science et d’une technologie améliorées.
De même, il semble que ce soit le salut qui soit au cœur de toutes les idéologies de gauche les plus en vue, dans la mesure où elles sont animées par la conviction qu’une réglementation globale des insultes, des malaises et autres maux possibles absoudra les maux de l’histoire et nous conduira à la meilleure version possible d’une société (disons « parfaite » ?). L’harmonie, selon ce point de vue, n’est qu’une question d’établissement de frontières plus fermes entre l’acceptable et l’inacceptable, le moral et l’immoral, en réduisant tous les discours présumés haineux, en appelant à l’approbation absolue de l’identification de genre autodéterminée de quiconque, ou en cessant de contester ce que les autorités établissent comme étant scientifique et donc vrai.
À bien des égards, cela semble refléter la manière dont nous intériorisons la notion de liberté pour nous-mêmes. Même dans le monde du matérialisme proclamé, nous aspirons toujours à l’éternité, ou du moins, dans la mesure du possible, à une vie très longue, et nous visons toujours une situation de souffrance minimale ou inexistante, mais dans un sens direct et matériel. On pourrait dire que cela en dit long sur la nature de la liberté à laquelle nous aspirons en fin de compte. Selon Bhaktisiddhanta Sarasvati, cependant, un tel idéal ne peut jamais être atteint par des moyens matériels ou mécaniques, car le corps finira par périr, quoi que nous fassions. Il est remarquable qu’il note également qu’il y aura toujours du mal dans le monde terrestre, car la véritable pureté ne peut être atteinte que dans le domaine de la conscience. Il affirme que partout où il y a un esprit humain, il existe un principe que l’on peut appeler le mal. « Le principe du mal accompagne le principe du bien dans notre vie terrestre », note-t-il dans son essai The Genesis of the Principle of Evil (La genèse du principe du mal), paru en 1932. « S’il n’y a pas de mal, il ne peut y avoir de bien terrestre. Ce sont les aspects complémentaires d’une fonction individuelle. C’est pourquoi ceux qui proposent d’éliminer le mal terrestre pour obtenir un bien terrestre sans mélange se lancent dans une quête futile » [2].
Nous vivons dans un royaume de dualités où tout ce qui a un début a une fin.
Le monde matériel est naturellement un royaume de dualités — tout ce qui a un début a une fin, là où il y a de la joie, il y a de la tristesse. Là où il y a de la lumière, il y a forcément de l’obscurité. L’une ne peut exister ou être définie sans l’autre. Là où il y a « un bien supérieur », il doit donc y avoir, par définition, « un mal supérieur ». On pourrait même dire que la création d’un bien supérieur nécessite la création simultanée d’un mal supérieur , ne serait-ce que pour que le « bien supérieur » ait quelque chose à combattre.
Comme le suggèrent de nombreux penseurs contemporains —Le Bon, Arendt, Peterson, pour n’en citer que quelques-uns — toute tentative de paradis mécaniste est toujours vouée à l’échec, comme l’histoire nous l’a montré. La dualité de ce monde ne peut jamais être évitée et la négation de sa nature aboutit généralement à plus de souffrance, et non l’inverse. C’est pourquoi, comme l’a noté l’un des derniers disciples de Sarasvati, Edward Striker alias Aindra Dasa, « Pour progresser, nous devons être préparés, prêts à la révolution — et à la réévolution. Une véritable révolution signifie changer nos paramètres, évoluer intérieurement, aller au-delà de nos conceptions relativement limitées de la façon dont nous pensons que les choses sont ou devraient être, élargir, élever nos perspectives pour nous adapter à une réalité de dimension supérieure. Sinon, nous devenons nous-mêmes l’obstacle à notre propre progrès ».
Ce sont des objectifs et des libertés qui ne peuvent être atteints par une réglementation formelle, car ils doivent être développés de l’intérieur. Bhaktisiddhanta Sarasvati est l’un des exemples qui montrent que les philosophes et les instructeurs du passé peuvent avoir plus à nous apprendre à cet égard que bon nombre des slogans en vogue d’aujourd’hui.
Texte original : https://www.freedom-research.org/p/in-pursuit-of-ultimate-freedom-an-96e
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1 NDT Le Shunya-vaad (Voidism en anglais) est un concept philosophique qui rejette l’existence des dieux, de la moralité, du but et de la conscience. Il se caractérise par une absence totale de croyance en ces aspects fondamentaux de l’expérience humaine.
2 « La genèse du principe du mal ». The Harmonist, vol. XXX, No.3, pp.73-77. Septembre 1932, Kolkata. https://www.prabhupada-media.net/book-pdf/The_Harmonist_As_It_Is_No_6.pdf