Cet article est l’aboutissement d’un processus de recherche de plusieurs décennies sur la théorie de la synchronicité de Carl Jung, qui a débuté avec la rédaction et la publication de mon livre The Waking Dream (Le rêve éveillé) en 1996. C’est là que j’ai pour la première fois évoqué la possibilité d’une métathéorie plus large qui pourrait nous aider à mieux comprendre la signification des « coïncidences significatives », non seulement telles qu’elles se produisent dans notre propre vie, mais aussi dans le monde en général. Cet essai présente un cadre provisoire pour cette approche.
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La pensée symboliste considère le monde comme une sorte de langage, les personnes, les animaux et les événements représentant les éléments d’un vocabulaire vivant.
– Le rêve éveillé
En 1952, le psychologue Carl Jung a publié son ouvrage fondamental, Synchronicity : An Acausal Connecting Principle (La Synchronicité : Un principe de connexions acausales) sur un phénomène qu’il a appelé la synchronicité, qui peut être simplement défini comme l’expérience d’une « coïncidence significative », selon les termes de Jung. Alors que la plupart des coïncidences dans notre vie peuvent être facilement expliquées comme n’étant rien d’autre que le résultat d’un pur hasard, certaines coïncidences sont si frappantes que nous sommes obligés de nous demander s’il n’y a pas un but ou un processus plus profond à l’œuvre derrière ces événements.
Un exemple célèbre tiré des dossiers de Jung est celui d’une patiente qui décrit un rêve dans lequel elle a vu un scarabée égyptien. Jusqu’alors, elle s’était montrée réticente dans sa thérapie et fermement ancrée dans un état d’esprit rigoureusement rationaliste à l’égard de la vie. Alors qu’il l’écoutait décrire ce rêve, Jung entendit un coup à la fenêtre de la salle de thérapie. Il s’est avéré que c’était un scarabée, l’équivalent le plus proche d’un scarabée sous les latitudes du nord de la Suisse. Prenant cela comme un signal, il alla chercher le scarabée à la fenêtre et le lui tendit en disant : « Voici votre scarabée ». Le fait que cela se soit produit à un moment clé de la thérapie de la femme a semblé significatif à Jung, et le fait qu’elle l’ait reçu a semblé déclencher une percée dans son état d’esprit rationaliste.
Jung considérait de telles expériences comme des éruptions de sens, c’est-à-dire des événements significatifs dans notre croissance psychologique ou spirituelle, issue de ce mystérieux fossé entre nos mondes intérieur et extérieur. Il est important de noter que l’apparition du scarabée n’était pas « causale », c’est-à-dire qu’elle ne s’est pas produite directement en raison de ce que la femme ou Jung a dit ; au contraire, elle est apparue simultanément grâce à une connexion de sens plus profonde. Il s’agit d’un exemple de ce que Jung a appelé la connexion acausale.
Depuis sa publication, la théorie de Jung a donné lieu à un véritable vague de livres, d’articles et de discussions dans les médias, qui tentent tous de comprendre sa nature et son importance. Comment saisir au mieux ce que les coïncidences significatives disent réellement de notre monde ?
À la recherche d’une vue d’ensemble
J’aimerais proposer la possibilité d’une grande théorie unifiée qui vise à placer la synchronicité dans son contexte plus large. Tout comme certains scientifiques ont cherché un modèle unificateur qui relie les forces disparates de la nature, nous pouvons envisager un cadre théorique qui non seulement révèle des intuitions fondamentales sur le fonctionnement de la synchronicité, mais qui éclaire également ses liens avec divers autres concepts et systèmes symboliques. Comme nous le verrons, cela requiert nécessairement une approche plus philosophique que scientifique, car seule la première peut véritablement percer les mystères les plus profonds de ce phénomène. En focalisant notre attention sur des coïncidences isolées, nous risquons de passer à côté de la véritable signification et de l’ampleur du phénomène synchronistique.
À titre d’analogie, je vous invite à vous rappeler l’histoire classique des cinq aveugles et de l’éléphant. Chacun d’entre eux examine une partie différente du corps de cette créature, ce qui lui permet de se faire une idée complètement différente de l’animal. Par exemple, l’homme qui ne sent que la queue de l’éléphant conclut naturellement que cette créature est semblable à un serpent ou peut-être à une corde ; mais il n’a manifestement qu’une idée très incomplète de ce à quoi ressemble l’éléphant dans son ensemble. Son point de vue étant si étroit, il passe à côté de la réalité.
Je dirais qu’essayer de comprendre la synchronicité en se concentrant uniquement sur des coïncidences isolées s’apparente à la situation difficile de l’aveugle qui n’examine qu’une partie de l’éléphant. En se limitant strictement à des cas individuels de synchronicité, on passe à côté d’une vision plus large du monde dont les coïncidences ne sont qu’une partie.
En bref, pour comprendre la véritable signification de la synchronicité, il ne faut rien de moins qu’une cosmologie radicalement différente de celle qui nous est généralement familière dans notre culture matérialiste moderne.
Mais en quoi consiste exactement cette « cosmologie radicalement différente » ?
La vision symboliste du monde
C’est ce que j’ai appelé (ainsi que certains autres collègues, comme John Anthony West) la vision « symboliste » du monde. Cette façon de penser considère le cosmos comme un grand rêve — et, comme nos propres rêves, écrit dans le langage des symboles. « Le point de vue symboliste considère la vie comme un livre vivant de symboles, un texte sacré qui peut être décodé » (Grasse, 6). Le monde manifeste reflète une conscience sous-jacente, de la même manière que nos rêves nocturnes reflètent le fonctionnement de notre propre conscience, mais à une échelle très différente. Le monde n’est pas seulement imprégné d’esprit, il est saturé de sens. Dans Le rêve éveillé, j’ai ramené la vision symboliste du monde à quelques points essentiels, dont les suivants :
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Le monde reflète la présence d’une intelligence régulatrice supérieure, ou esprit divin, qui imprègne et transcende la réalité matérielle.
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Toutes les choses s’inscrivent dans un continuum supérieur d’ordre et de conception ; par conséquent, il n’y a pas de coïncidences ou d’événements véritablement aléatoires. Par conséquent, tout événement ou processus apparemment fortuit peut divulguer de plus grands modèles de signification dans la vie d’un individu ou d’une société.
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La réalité a un caractère multiniveau, impliquant des phénomènes et des expériences sur une large gamme de fréquences ou de vibrations.
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Le monde est tissé d’un réseau complexe de correspondances subtiles : des connexions secrètes qui relient des phénomènes apparemment différents par une résonance plus profonde.
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Tous les phénomènes peuvent être ramenés à un ensemble de principes universels ou archétypes. Décrits de diverses manières par différentes traditions, ces principes constituent le langage sous-jacent de l’expérience extérieure et intérieure.
Bien que tous ces points jouent un rôle important dans un cadre métathéorique plus large de synchronicité, j’aimerais concentrer notre attention sur l’un d’entre eux en particulier, la doctrine des correspondances.
La doctrine des correspondances
Pratiquement toutes les traditions ésotériques ou magiques ont souscrit à ce concept sous une forme ou une autre, qui peut être décrit de manière générale comme le sentiment que toutes les choses sont liées d’une manière qui va au-delà de l’évidence immédiate, impliquant un réseau souterrain de qualités plus profondes ou d’essences métaphoriques. Comme le dit Ralph Waldo Emerson dans son essai « Demonology », « des analogies secrètes relient les parties les plus éloignées de la nature, comme l’atmosphère d’un matin d’été est remplie d’innombrables fils de soie qui courent dans toutes les directions, révélés par les rayons du soleil levant » (Emerson, 2:949).
Par exemple, supposons que vous demandiez à un scientifique d’expliquer ce qu’est réellement la planète Mars. Il se contentera probablement de la décrire en termes de propriétés les plus évidentes et observables de cette planète : sa composition chimique ou élémentaire, ses dimensions physiques, ses conditions météorologiques et ses champs d’énergie, son histoire cosmique, sa dynamique orbitale, etc. En outre, si le scientifique essayait de la classer par rapport à tous les autres phénomènes de l’univers, il penserait probablement en termes de relations facilement observables, comme le fait que Mars appartient à une classe particulière de corps célestes et qu’elle interagit avec ces corps de manière mesurable, notamment par la gravité, le magnétisme, etc. En d’autres termes, la perspective scientifique nous fournirait une approche quantitative pour comprendre la planète Mars.
Mais pour l’étudiant à l’esprit symbolique, Mars peut également être comprise en termes de ses qualités essentielles ou de ses significations symboliques — une perspective qui requiert un mode de perception très différent et qui permet d’accéder à un ordre d’information très différent au sein des phénomènes de l’univers.
D’un point de vue plus symbolique, Mars peut être associé à des qualités telles que la force, l’énergie ou l’affirmation de soi. Celles-ci, à leur tour, sont liées par un réseau subtil de qualités à d’autres phénomènes tels que la guerre, le fer, la colère, l’énergie, les objets tranchants, le feu et bien d’autres encore. De ce point de vue, un certain événement peut se produire ici, tout comme la planète Mars est engagée dans une danse planétaire là-bas, et bien que les deux ne semblent pas liés de manière évidente, ils peuvent être reliés par de subtils filaments de sens, par de subtils schémas de résonance archétypale. Alors que l’œil purement littéral considérerait ces significations et ces connexions comme absurdes et totalement imaginaires, pour l’œil ésotérique, elles sont tout à fait réelles, bien que subtiles.
Ce mode de pensée considère le monde comme composé de verbes et de processus vivants, plutôt que comme des noms ou des choses. En effet, tous les phénomènes peuvent être considérés à l’un ou l’autre de ces deux niveaux — littéral ou symbolique, comme des noms ou comme des verbes. Chaque niveau a sa propre validité et sa propre pertinence, mais c’est à ce niveau plus symbolique que nous découvrons ce réseau autrement caché de connexions acausales qui relie tous les phénomènes de notre vie et, à leur tour, au cosmos.
À ce niveau plus subtil, nous découvrons que notre vie est imprégnée de coïncidences d’une sorte ou d’une autre, bien que certaines soient plus évidentes que d’autres. Ainsi, la rare et spectaculaire « coïncidence significative » décrite par Jung n’est que la partie émergée d’un iceberg beaucoup plus vaste d’interconnexions qui s’étendent sur l’ensemble de notre vie.
Jung y a fait allusion lui-même lorsqu’il a parlé de la synchronicité individuelle comme d’une « instance particulière de l’ordre acausal général », mais il a finalement choisi de se concentrer presque exclusivement sur les coïncidences rares et inhabituelles. Pourquoi ? Vraisemblablement pour rendre un sujet déjà difficile moins difficile et plus digeste à la fois pour ses collègues et pour les lecteurs en général.
Quel que soit son raisonnement, la clé pour embrasser cette vision plus large de la synchronicité réside dans un changement cognitif ou épistémologique. Vue à travers un œil purement littéral, la synchronicité apparaît en effet comme un phénomène rare et peu fréquent ; mais lorsqu’elle est perçue à travers l’œil de la métaphore, la vision s’ouvre à un univers beaucoup plus vaste de significations et de connexions acausales, de la même manière que le port d’une paire de lunettes de vision nocturne permet à quelqu’un de contempler un paysage précédemment caché, composé de motifs subtils qui n’étaient pas visibles auparavant.
Astrologie : La clé de voûte céleste
Il est vrai que l’astrologie est un sujet controversé, mais Jung lui-même a jugé important de l’inclure dans cette étude. Il pensait que la corrélation entre les mouvements planétaires et l’expérience de vie d’un individu constituait une illustration concrète de la synchronicité en action. Par exemple, il a constaté qu’une analyse de certaines configurations du soleil et de la lune chez des couples mariés offrait des preuves statistiques de la présence d’un lien synchronique entre les schémas célestes et l’expérience personnelle.
Bien que je sois en grande partie d’accord avec le point de vue de Jung, les raisons pour lesquelles je l’inclus ici sont quelque peu différentes et plus larges. Parce que l’astrologie représente essentiellement l’art et la science des correspondances, elle constitue un outil particulièrement utile pour approcher ce réseau de significations autrement caché dont nous discutons ici.
Grâce à son réseau élaboré de « dominations » symboliques, où chaque planète ou signe zodiacal se voit attribuer une foule de connexions subtiles dans le monde entier, on découvre rapidement que nos vies sont peuplées d’innombrables associations acausales qui sont autrement invisibles à l’œil purement physique. L’une des valeurs de l’astrologie est qu’elle nous donne la possibilité d’examiner ces connexions subtiles plus rapidement et de manière beaucoup plus complète. Permettez-moi de vous donner un exemple simple.
Supposons qu’une personne se trouve au milieu d’une période perturbée de sa vie où aucune synchronicité ou coïncidence évidente ne semble visible. Cependant, en appliquant la lentille du symbolisme astrologique à sa vie, vous pourriez bien découvrir que la planète Uranus tire fortement sur son horoscope à ce moment-là — moment où une foule de connexions acausales et de coïncidences subtiles deviennent soudainement évidentes, toutes liées au principe dominant d’« Uranus ». Il peut s’agir de correspondances et de symboles uraniens tels que des problèmes techniques ou mécaniques, des retards pour attraper un vol, des problèmes de liberté personnelle dans une relation, ou même une blessure à la cheville (la partie du corps associée à Uranus). Pourtant, cette matrice particulière d’analogies secrètes serait totalement invisible pour le matérialiste strict, car elle exige une sensibilité accrue aux essences métaphoriques plutôt qu’aux apparences purement évidentes.
Ainsi, l’astrologie nous fournit un outil particulièrement utile pour nous aider à nous familiariser avec ce langage subtil des correspondances et, à son tour, avec le langage profondément synchronistique de la vie quotidienne.
Envisager un modèle plus holistique
Alors, où allons-nous maintenant ? Reprenant là où je m’étais arrêté dans Le rêve éveillé, j’aimerais suggérer quelques directions possibles pour la poursuite de la recherche et de l’exploration.
Une approche plus holistique et intégrale de la synchronicité pourrait être envisagée sous la forme d’une pyramide, dont les aspects les plus étroits de cette recherche sont symbolisés par le sommet de la pyramide et s’étendent vers le bas pour inclure des aspects progressivement plus larges de la synchronicité plus près de la base, comme suit :
Un modèle prospectif pour une approche « champ unifié » de l’étude de la synchronicité
I. Au sommet de la pyramide, semblable à la partie la plus visible d’un iceberg, une approche systématique de la synchronicité se concentrerait sur l’étude et la classification des coïncidences significatives des types les plus évidents et les plus littéraux — comme une femme qui parle de son rêve de scarabée au moment précis où l’un d’entre eux apparaît à la fenêtre.
II. Au niveau suivant, notre attention s’élargit pour inclure des coïncidences significatives de nature plus symbolique et subtile, où l’accent est mis moins sur la forme de l’événement que sur la signification sous-jacente. Un exemple simple serait la fois où, alors que je traversais à vélo une passerelle dans une réserve forestière locale, j’ai vu à l’improviste un cerf traverser une rivière à la nage, ce que je n’avais jamais vu auparavant au cours de toutes mes années de randonnée pédestre ou cycliste. J’ai découvert par la suite que cette observation avait eu lieu au moment même où un ami proche était décédé des suites d’une longue maladie. (En fait, j’avais même pensé à cet ami quelques instants avant de rencontrer le cerf). À première vue, il n’y a pas de coïncidence évidente entre la traversée d’une rivière par un cerf et l’annonce du décès d’une personne. Pourtant, pour quelqu’un qui utilise un regard analogique ou métaphorique, le lien synchronique est assez clair et fait même écho à des notions classiques assimilant la mort à la traversée d’une rivière. À ce niveau de notre pyramide, nous pourrions également inclure le large éventail de messages symboliques décrits dans diverses traditions divinatoires telles que la pyromancie, le clédonisme (divination basée sur des remarques fortuites), l’ornithomancie, la géomancie, la bibliomancie et bien d’autres encore, qui impliquent des événements et des connexions significatifs ou anormaux, mais qui peuvent ne pas prendre la forme de coïncidences évidentes et facilement reconnaissables.
III. En descendant plus bas dans la pyramide, notre étude s’élargit pour se concentrer sur des synchronicités et des événements symboliques plus collectifs, à la fois évidents et subtils, impliquant des groupes de personnes plutôt que des individus solitaires. Un exemple en serait l’explosion de ferveur révolutionnaire qui se produit parfois à travers le monde dans des contextes apparemment sans rapport les uns avec les autres au même moment. Dans son livre Cosmos and Psyche, mon collègue Richard Tarnas souligne que la célèbre mutinerie qui a eu lieu sur le navire anglais H.M.S. Bounty en 1789 s’est produite en même temps que la Révolution française — deux événements historiques impliquant des soulèvements rebelles, mais sans lien direct entre les deux (Tarnas, 50-60). Tarnas note que cela s’est produit lors d’un puissant aspect astrologique entre les planètes Uranus et Pluton. Cela peut évidemment être considéré comme une synchronicité, mais cela a affecté bien plus qu’un seul individu.
IV. À la base de la pyramide, nous trouvons l’étude de la vision synchronistique du monde à son apogée — c’est-à-dire, quelle est la cosmologie symboliste sous-jacente à tous ces niveaux ? Ce niveau de recherche comprendrait des sujets tels que la doctrine des correspondances, la loi des cycles, la nature des archétypes et même les doctrines du karma, de la réincarnation et de la téléologie (but) en relation avec l’aspect plus personnel de ce phénomène. Ce sont tous des éléments interconnectés qui informent le développement du sens aux niveaux personnel, collectif et universel.
Enfin, une approche véritablement intégrale de la synchronicité impliquerait un examen plus approfondi des dimensions théologiques potentielles de ce phénomène : l’univers est-il l’expression onirique d’un grand être ou d’un principe cosmique ? Ce n’est pas une possibilité que nous devrions négliger avec trop de désinvolture. Pour que les divers événements de notre vie soient imbriqués de manière aussi complexe et artistique que l’implique la synchronicité, et comme le démontrent empiriquement des systèmes tels que l’astrologie, il semblerait qu’il existe une intelligence régulatrice sous-jacente à notre monde, un principe central organisant tous ses éléments, comme les notes d’une grande symphonie de sens.
Révision de la synchronicité de Jung
Pour récapituler, j’ai suggéré que le phénomène de la synchronicité peut être mieux compris dans le cadre d’une cosmologie qui considère le monde entier comme de la nature du rêve, qui est aussi symbolique à sa manière que nos propres rêves nocturnes, et qui est également encodé dans le langage des symboles et des correspondances subtiles. Au sein de ce rêve cosmique se nichent les rêves plus modestes des groupes et des individus, qui s’entrelacent tous de manière transparente, comme les fils d’une vaste courtepointe. Par conséquent, une coïncidence unique et isolée se produisant pour un individu donné s’inscrit en réalité dans le contexte de cette infrastructure de sens plus vaste qui imprègne tous ces différents niveaux.
Alors, comment une vision aussi large pourrait-elle modifier notre compréhension du modèle de synchronicité de Jung ? Je pense que cela peut se résumer à quelques points essentiels.
La question la plus évidente est celle de la fréquence, c’est-à-dire la fréquence à laquelle la synchronicité se produit réellement. D’une part, Jung a parlé de la synchronicité comme d’une connexion acausale entre un événement extérieur et un état psychologique intérieur, ou entre deux événements extérieurs. Dans les deux cas, il l’a décrite comme un phénomène « relativement rare », une irruption décidément peu fréquente de sens dans nos vies. Cependant, si l’on adopte l’approche symboliste, on s’aperçoit qu’il y a en réalité de nombreuses éruptions de sens dans nos vies, qui se produisent dans des contextes très variés. En nous inspirant des traditions ésotériques, nous pourrions inclure des événements apparemment courants tels que la naissance d’enfants, les rencontres fortuites avec des étrangers ou des animaux, les tragédies de la vie, les changements sur le lieu de travail, les expériences de voyage, les problèmes de santé, les rêves nocturnes et les événements anormaux de toutes sortes. Tous ces événements, et bien d’autres encore, sont des éruptions significatives, avec des liens acausaux profonds aux schémas plus larges de signification dans nos vies, jouant tous leur propre rôle dans le drame phénoménologique de l’expérience quotidienne.
Mais compte tenu de l’omniprésence de la synchronicité dans cette optique, comment commencer à trier le proverbial signal du bruit pour trouver un sens à l’expérience ordinaire ? Dans Le rêve éveillé, j’ai suggéré une règle simple : concentrer son attention sur les événements les plus inhabituels ou qui sortent de l’ordinaire. Si vous êtes abonnés à un journal quotidien, par exemple, le fait de trouver un exemplaire sur le pas de votre porte n’a rien de particulièrement significatif. Mais supposons que vous n’ayez jamais été abonné à un journal et qu’un jour vous en trouviez une copie devant votre porte. Cela prend soudain une signification, qui peut être révélée par le symbolisme du titre de ce jour-là, ou peut-être même par le sujet d’une conversation téléphonique que vous aviez au moment où vous l’avez trouvé.
En formulant sa théorie de la synchronicité, Jung concentra son attention sur les coïncidences simultanées, c’est-à-dire celles qui ont lieu au même moment. L’histoire du scarabée de Jung en est un exemple ; un autre serait de recevoir un appel téléphonique d’un ami d’enfance au moment même où une vieille lettre de lui tombe d’un livre que vous venez de sortir de l’étagère. De tels événements se synchronisent dans le temps, d’où le terme de synchronicité utilisé par Jung.
Avant Jung, le biologiste autrichien Paul Kammerer avait entrepris sa propre étude sur les coïncidences, mais en se concentrant sur les coïncidences séquentielles, c’est-à-dire celles qui se produisent consécutivement. Par exemple, une vieille chanson obscure peut apparaître plusieurs fois au cours d’une même journée, l’une après l’autre, dans des contextes complètement différents. En se penchant sur de tels événements, Kammerer a baptisé sa propre théorie « sérialité », soulignant le caractère consécutif plutôt que simultané des coïncidences. (Pour une discussion sur la théorie de Kammerer, voir L’étreinte du crapaud d’Arthur Koestler).
Dans son acception la plus large, la vision symboliste du monde ne met pas l’accent sur la simultanéité ou la séquentialité, mais s’ouvre aux connexions acausales de tous types — séquentielles ou simultanées, évidentes ou subtiles. Comme l’illustre en particulier la perspective symboliste de l’astrologie, la tapisserie synchronistique des correspondances s’étend dans toutes les directions, à travers le temps et l’espace.
Alors que Jung considérait la synchronicité comme un phénomène strictement personnel, lié à la psychodynamique des individus, la vision symboliste du monde considère que les connexions acausales ont lieu à au moins trois niveaux distincts : personnel, collectif et universel. J’ai mentionné la coïncidence entre la mutinerie du Bounty et la Révolution française comme une synchronicité impliquant des groupes plutôt que de simples individus. Un autre exemple serait la façon curieuse dont des inventions ou des théories similaires apparaissent parfois simultanément dans différentes parties du monde, apparemment sans aucun lien les unes avec les autres. Un exemple célèbre est le développement du téléphone par Alexander Graham Bell et Elisha Gray, les deux inventeurs ayant déposé des avis auprès de l’Office des brevets à Washington, D.C., le même jour, le 14 février 1876.
Il est même possible de parler de synchronicité dans des contextes où aucun individu ou groupe n’est impliqué. Par exemple, les astrologues pourraient examiner comment une éruption volcanique sur une île isolée du Pacifique a coïncidé avec une configuration céleste impliquant les planètes lointaines Uranus et Pluton. Une telle connexion constituerait un développement véritablement synchronistique dans la mesure où il s’agit d’une connexion d’événements véritablement acausale, mais qui n’impliquerait pas directement des individus ou même des collectifs. De même, certains astrologues étudient la relation entre les configurations planétaires et les conditions météorologiques dans le monde entier, que des êtres humains soient directement impliqués ou non. En d’autres termes, contrairement au modèle de Jung, il n’est pas nécessaire que des psychologies humaines individuelles soient présentes ou impliquées pour que des synchronicités se produisent.
Conclusion
Pour reprendre l’analogie classique de William Irwin Thompson, nous sommes comme des mouches rampant sur le plafond de la chapelle Sixtine, inconscientes du drame archétypal qui se joue devant nous. La coïncidence dramatique et peu fréquente ne fait que tirer le rideau sur une petite partie de ce tableau, qui englobe non seulement notre vie personnelle, mais aussi notre société et, en fait, l’univers tout entier.
En tant que telle, la synchronicité est la clé d’une cosmologie radicalement différente de celle suggérée par la science conventionnelle. Au-delà d’une simple relation intime entre le monde extérieur et le monde intérieur, ou d’une subtile « intrication » entre des phénomènes éloignés, elle décrit une vision du monde dont les significations sont à plusieurs niveaux et dont les interconnexions vont bien au-delà de ce que l’esprit littéral peut percevoir.
S’il est à notre portée de comprendre cette vision plus large du monde, nous ne pouvons l’atteindre par un état d’esprit purement littéral ou une méthodologie mécaniste, et encore moins par l’étude de coïncidences individuelles en elles-mêmes. Elle devra plutôt se déployer en partenariat avec une enquête philosophique plus large sur les dimensions symboliques et archétypales de l’existence elle-même. C’est cette démarche, et rien d’autre, qui nous permettra de percevoir enfin « l’éléphant entier » de la synchronicité.
Sources
Emerson, Ralph Waldo. The Complete Writings. Twelve volumes. New York: William H. Wise, 1929.
Grasse, Ray. “Synchronicity and the Mind of God.” Quest, May-June 2006: 91?94.
———. The Waking Dream: Unlocking the Symbolic Language of Our Lives. Wheaton: Quest, 1996.
Jung, C.G. Synchronicity: An Acausal Connecting Principle. Translated by R.F.C. Hull. 2d ed. Princeton, N.J.: Princeton/Bollingen, 1973.
Koestler, Arthur. The Case of the Midwife Toad. New York: Random House, 1971. (tr fr L’étreinte du crapaud)
Tarnas. Richard. Cosmos and Psyche. New York: Penguin, 2006.
Ray Grasse est l’auteur de neuf livres, dont An Infinity of Gods, The Waking Dream et When the Stars Align. Il a travaillé pendant dix ans à la rédaction du magazine Quest et de Quest Books. Son site web est www.raygrasse.com. Pour approfondir la théorie des correspondances et la dynamique du symbolisme, voir son livre The Waking Dream, ainsi que le chapitre 36 de son livre StarGates. Cet article est extrait de son dernier livre So, What Am I Doing Here, Anyway? (Londres : Wessex Astrologer, 2024).
Texte original : https://www.theosophical.org/publications/quest-magazine/toward-a-grand-unified-theory-of-synchronicity