Traduction libre
Pour la pleine compréhension du mysticisme d’Eckhart, je demande au lecteur de me suivre dans un détour qui, aussi inadéquat qu’il soit par son caractère sommaire, devrait aider à la compréhension d’Eckhart.
Le judaïsme classique, et en suivant ses conceptualisations, le christianisme et l’islam, sont des religions monothéistes. Elles adorent le Dieu Un, contrairement à l’adoration païenne de nombreux dieux. Cette différence entre l’Un et le multiple n’est pas quantitative, mais qualitative. L’UN est le principe suprême de la connaissance et de l’éthique. Il est apparu non seulement au Proche-Orient, mais aussi en Inde et en Chine, et souvent sous une forme plus pure que dans le concept du Dieu Un.
Il me semble raisonnable de supposer qu’à un certain moment du développement humain, lorsque l’homme a coupé la plupart des liens primaires qui le rattachaient encore au sol et à sa tribu, et lorsque l’individuation a atteint son premier sommet, il a dû prendre davantage conscience de lui-même en tant qu’individu confronté à la multiplicité des phénomènes qui n’étaient pas lui (not-I), c’est-à-dire qui s’opposaient à lui. En conséquence, un besoin logique a dû se développer, à savoir celui de distinguer le monde phénoménal, le monde de la multitude, d’un autre principe qui se trouvait à l’opposé du monde phénoménal, le principe de l’UN, ou du Rien, afin de ne pas être submergé par le voile trompeur de la multiplicité des choses. L’homme a dû faire la même expérience avec lui-même. Au même premier sommet d’individuation, les lois et les normes de son groupe primaire sont devenues moins efficaces et il a été submergé par la multiplicité de ses désirs et de ses souhaits ; plus il créait d’objets, plus il éveillait de désirs ; il deviendrait un paquet de désirs impuissants s’il ne parvenait pas à construire l’idée de l’UN en lui, à s’expérimenter comme sujet de désirs et d’actions, à formuler un concept de soi ou de Je. Ainsi, la recherche du principe de l’UN comme principe régulateur de la cognition et de l’expérience de soi devint une nécessité, à moins que l’homme ne devienne l’objet impuissant des choses et de ses sens.
En Inde, le principe de l’UN a été établi dans les premières parties des Upanishads ; il est appelé Brahman comme le principe de l’UN dans l’univers, qui est identique à l’Atman, le principe de l’UN dans la personne. Le UN n’est pas quelqu’un ou quelque chose ; il transcende tout ce qui existe, n’ayant d’autre nom que celui de ne pas être quelque chose. C’est le principe suprême du monde, souvent défini aussi comme neti, neti, c’est-à-dire qu’il n’est pas ceci et n’est pas cela. (Mais côte à côte, nous trouvons aussi des conceptualisations des Upanishads du Brahman comme Père Suprême, à peine distinguable du langage de l’Ancien Testament). Dans le bouddhisme Mahayana, le « plus haut » est la vacuité absolue (le vide), qui ne peut être évoquée que par ce qu’elle n’est pas.
Dans la pensée chinoise, nous trouvons la même idée exprimée dans le taoïsme. Le Tao-te-ching commence par cette phrase : « Le Tao dont on peut dire quelque chose n’est pas le Tao absolu. Les noms qui peuvent être donnés ne sont pas les noms absolus. Le Sans Nom est l’origine du ciel et de la terre » [1].
Dans le bouddhisme zen, nous trouvons de nombreuses formulations soulignant l’inexprimabilité du principe le plus élevé, et le but entier de l’effort zen est de briser la tentative de comprendre l’ultime au moyen de l’intelligence discursive [2]. La même idée est exprimée dans le mysticisme occidental. Plotin donne l’expression de l’idée de l’UN (hen) qui sera suivie par Boèce et Pseudo-Denys, Rumi, le grand mystique persan, enraciné dans la tradition musulmane et orientale, adopte une attitude identique. Au Proche-Orient, le concept de l’UN était exprimé dans le symbole de Dieu, le roi suprême. Il s’agissait d’une nécessité historique, car dans les petits États gouvernés par des despotes orientaux, qui s’arrogeaient le pouvoir divin, le concept du principe le plus élevé, de l’UN, devait être formulé dans le symbole du roi suprême, le « Roi des Rois ». Certes, ce Dieu était différent de toutes les idoles : il n’avait pas de nom [3] et aucune image de lui n’était autorisée — ou possible. Mais malgré ces précautions, le symbole du Dieu-roi se prêtait au danger de l’anthropomorphisation et de l’idolâtrie du concept de Dieu. Ce danger était d’autant plus grand que le concept de Dieu était cultivé par l’Église au Moyen Âge européen dont la structure sociale était également dominée par la présence d’empereurs, de papes et de seigneurs féodaux qui étaient des figures suprêmes. Ainsi, le symbole « Dieu », qui représentait l’UN et la valeur suprême, s’est dégradé en une réalité imaginaire d’un Roi des Rois qui gouvernait les dirigeants et leurs sujets depuis son trône suprême au ciel.
Alors que cette idolâtrie de Dieu dominait les concepts des masses et des dirigeants qui pensaient comme les masses, il y a toujours eu des penseurs et des groupes (généralement révolutionnaires) qui ont voulu nettoyer le pur concept de l’UN des mélanges « impurs », autoritaires et idolâtres qui l’avaient couvert et déformé. L’histoire du judaïsme et du christianisme peut être caractérisée comme l’effort continu de restaurer le concept de Dieu à sa signification originelle contre le processus d’idolâtrie.
Cet effort s’est fait non seulement par la pensée mystique, telle qu’elle vient d’être décrite, mais aussi par une approche très différente : la « théologie négative » de Maïmonide. La théologie négative enseigne qu’aucune attitude positive sur l’être de Dieu n’est permise. On peut dire ce que Dieu n’est pas, mais pas ce que Dieu est [4]. « Il est maintenant clair pour vous », dit Maïmonide, « que chaque fois que vous établissez par la preuve la négation d’une chose par rapport à Dieu, vous devenez plus parfaits, tandis qu’avec chaque affirmation positive supplémentaire, vous suivez votre imagination et vous vous éloignez de la vraie connaissance de Dieu ». [5]
La théologie négative a ses racines dans la tradition biblique. L’interdiction de représenter Dieu par un nom, une image ou une statue est essentiellement l’interdiction de faire une déclaration positive sur Dieu [6]. Les prophètes ont poursuivi la lutte contre l’idolâtrie de Dieu par des protestations enflammées contre le culte des images et des statues représentant Dieu.
Les deux tendances, l’idée mystique orientale et occidentale de l’UN et le concept juif de la théologie négative avaient la même fonction : défendre l’idée non idolâtre de Dieu l’UN contre l’idolâtrie qui s’est produite dans le développement du christianisme.
Chez Maître Eckhart, les deux traditions se rencontrent. Il a été fortement influencé par Maïmonide, l’auteur qu’il citait le plus fréquemment et qu’il ne contredisait jamais, et aussi par la tradition mystique, en particulier (Pseudo) Denys. Cette double influence n’a pas seulement fortifié la position d’Eckhart, elle a aussi permis qu’il suive parfois davantage la pensée de Maïmonide, et parfois davantage celle de la tradition mystique.
Si l’on considère cette fonction libératrice du mysticisme d’Eckhart et son insistance intransigeante sur l’indépendance, on peut être bien préparé à corriger l’autre cliché du mysticisme comme « irrationnel », et « opposé à la raison ». « Si Dieu n’avait pas de bonté, ma volonté ne le voudrait pas […]. Je ne suis pas béni, parce que Dieu est bon. Je ne veux jamais non plus désirer que Dieu me donne la bénédiction par sa bonté, car il n’en serait pas capable. Je suis béni seulement parce que Dieu est raison (vernünftig) et parce que je le reconnais. » Ou encore : « La raison est le temple de Dieu. Nulle part Dieu n’habite plus essentiellement que dans son temple, dans la raison ». [7]
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1 Lin Yutang, Laotse, Fischer Verlag, Francfort, 1955, p.37. — Ma traduction.
2 Cf. les écrits de D. T. Suzuki sur le bouddhisme zen, qui sont de loin la meilleure source pour comprendre les idées fondamentales du bouddhisme zen. C’est précisément en raison de leur authenticité que les livres de Suzuki exigent plus d’efforts de la part du lecteur qu’un certain nombre de livres moins authentiques et plus « faciles ».
3 Comme je l’ai souligné dans You Shall be as Gods (New York 1966 ; tr fr Vous serez comme des dieux), Dieu fait une concession à Moïse qui dit que s’il ne mentionne pas le nom de Dieu, ils ne le croiront pas, et il mentionne son nom ; mais le nom lui-même exprime l’être à l’imparfait (comme un processus et non comme une chose) et il est préférable de le traduire par « mon nom est innommable ».
4 Cf. à ce sujet D. Kaufmann, Geschichte der Attributenlehre in der jüdischen Religionsphilosophie des Mittelalters von Saadja bis Maimuni, Gotha 1877, qui traite également des contributions arabes au concept de théologie négative ; en outre H. Cohen, Die Religion der Vernunft aus den Quellen des Judentums, Kaufmann Veriag, Frankfurt, 21928, pp.71-74 ; 109-114.
5 Moïse Maïmonide, Le guide des perplexes, traduit de l’arabe par M. Friedländer, Pardez Publ. House, Londres, 1904, p.161.
6 J’ai discuté ce point de manière très détaillée dans E. Fromm, You Shall Be as Gods, New York, 1966, p. 33 et suivantes.
7 Sermon 10 (Quasi stella matutina) in: J. Quint, Deutsche Predigten und Traktate, traduit en allemand et édité par J. Quint, Munich : Carl Hanser Verlag, 1969, pp. 195-200. (Ma traduction E. F. ; c’est nous qui soulignons).