Accomplir le germe divin scellé au cœur de notre chair Entretien avec Annick de Souzenelle

Tout à tour mathématicienne, infirmière-anesthésiste, psychothérapeute, Annick de Souzenelle travaille depuis plus de 40 ans à un renouvellement de la lecture des textes bibliques. A travers une approche symbolique et poétique inspirée de la kabbale juive, qui remonte à la source des lettres hébraïques et fait appel à la psychologie des profondeurs ainsi qu’à la […]

Tout à tour mathématicienne, infirmière-anesthésiste, psychothérapeute, Annick de Souzenelle travaille depuis plus de 40 ans à un renouvellement de la lecture des textes bibliques. A travers une approche symbolique et poétique inspirée de la kabbale juive, qui remonte à la source des lettres hébraïques et fait appel à la psychologie des profondeurs ainsi qu’à la tradition chrétienne orthodoxe, elle montre en quoi les Écritures bibliques constituent une révélation des « lois ontologiques » fondatrices de l’être humain. Elle a publié de nombreux ouvrages, dont : Le symbolisme du corps humain (Paris, Albin Michel, 1984), La Parole au cœur du corps (Paris, Albin Michel, 1993), Alliance de feu (Paris, Albin Michel, 1995), Manifeste pour une mutation intérieure (Gordes, Éd. Du Relié, 2003), Le Baiser de Dieu (Paris, Albin Michel, 2007), Nous sommes coupés en deux (Gordes, Éd. du Relié, 2008)…

La santé est devenue un lieu particulièrement symptomatique des grands choix de société. L’un des principaux enjeux est certainement le passage d’une médecine technologique, où le corps est surtout considéré comme une mécanique, à une médecine holistique de la personne, où le corps retrouve une dignité de sujet. Pour exprimer ce changement de paradigme, le psychologue et philosophe Karlfried G. Dürkheim faisait la distinction entre le corps qu’on a et le corps qu’on est. L’allemand a deux mots pour exprimer cette différence : Körper et Leib. Körper, c’est le corps dans sa matérialité et sa fonctionnalité, identifié souvent à des images extérieures de beauté, de jeunesse, de performance. Leib, c’est le corps dans sa dimension psychique et spirituelle. Dans Leib, il y a leben, vivre. Il ne s’agit donc pas seulement d’exister, mais d’être. Pas seulement de survivre, mais de vivre. En quoi la symbolique du corps humain que vous avez élaborée depuis plus de trente ans participe-t-elle de cette transformation ?

Le cœur de la tradition biblique – c’est son actualité brûlante – est un appel vibrant à une telle mutation, personnelle et collective. Les lettres hébraïques, à partir du moment où nous entrons de tout notre être dans leur profondeur symbolique, nous disent que le corps est sacré en tant qu’icône de la « chair ». Celle-ci n’a rien à voir avec l’état « déchu » du corps dont une certaine tradition chrétienne, pétrie de moralisme et de dualisme entre le corps et l’esprit, nous a rebattu les oreilles depuis des siècles. Le corps est à la fois le lieu, la matière première et l’outil du grand œuvre de notre vie. C’est un langage symbolique à déchiffrer, qui nous informe du programme spirituel à réaliser. Chaque organe est la manifestation d’un archétype fondamental, dont on ne saurait le dissocier sous peine de s’interdire d’en comprendre le sens. Son rôle profond va bien au-delà de sa fonction physiologique. Créés à l’image divine, nous sommes appelés à devenir lumière dans une croissance spirituelle qui se manifeste au plan somatique et énergétique.

Le corps, icône de la « chair », qu’entendez-vous par là ?

Étonnamment, l’hébreu n’a pas de mot pour dire le « corps » au sens où nous l’entendons habituellement. Il parle de basar, la « chair ». Or, la chair n’est pas le corps. La chair s’exprime certes dans notre corps, mais elle est quelque chose de beaucoup plus profond. Elle contient tout le mystère divin de l’humain. Un mystère scellé dans nos profondeurs, dans le féminin de notre être, cet « autre côté » (Gn 2,21) de nous-mêmes dont la finalité est nos épousailles avec Dieu.

Dans basar, en jouant avec les mots hébreux, on peut lire à la fois une contraction de bereshit (« dans le principe ») qui ouvre le premier récit de la Genèse et baresh (« dans le prince »). La « chair » renvoie donc au « principe » qui est au fondement de notre être (le Verbe) et au « prince » qui l’habite (le Fils). Basar, par ailleurs, comprend le mot bar et la lettre shin. Le mot bar signifie à la fois le « grain de blé » et le « fils ». Il désigne la semence divine qui est déposée au plus profond de chacun de nous. Il exprime le Fils encore en germe que nous sommes potentiellement par l’image divine et que nous sommes appelés à accomplir dans tout notre être par une mutation intérieure. La lettre shin symbolise l’Esprit en l’humain. En effet, l’idéogramme originel de cette lettre en forme de trident évoque une flèche retenue au fond d’un arc tendu à l’extrême. La flèche est la puissance de l’éros donnée à l’humain pour faire croître le Fils en lui.

Autrement dit, nous sommes ensemencés d’un sperme divin que nous avons à faire croître à l’intérieur de nous jusqu’à la ressemblance divine, c’est-à-dire la réalisation du Saint Nom imprononçable [1] révélé à Moïse au Buisson ardent : « Je Suis celui qui Suis en devenir » (Ex 3, 14). On oublie toujours de traduire cette dimension essentielle du devenir. Ce Nom secret est propre à chacun. Il est unique. Il est notre véritable identité à réaliser, la clé de notre vraie beauté. Le moteur de cet accomplissement est le feu de l’Esprit (shin), lui aussi constitutif de notre être, même s’il est bien souvent étouffé par nos énergies inconscientes et animales.

Puisqu’il n’y a pas de voyelles en hébreu, basar peut aussi être prononcé baser. Il signifie alors « informer ». En ce sens, la chair contient toute l’information du devenir divin de l’être humain. Chaque cellule de notre corps est riche de cette information. L’Évangile (basorah, la « bonne nouvelle ») n’exprime rien d’autre que la réouverture, le rappel de cette information qui est le noyau fondateur et sacré de notre être et que nous avons oublié à l’intérieur de nous.

Vous soulignez le caractère divin de la personne et de son corps. Les Pères de l’Église, qui n’ont pas une anthropologie uniforme, ne vont pas si loin. Certes, pour eux, le corps participe au devenir spirituel de la personne, à son élévation par l’Esprit saint à un état au-delà des limites de la nature. Mais une séparation fondamentale demeure entre le créé et l’incréé. L’Esprit vient comme s’ajouter au composé humain fait d’âme et de corps. Certains Pères rechignent à considérer le corps comme partie intégrante de l’image de Dieu en l’être humain. Ils en donnent une image ambivalente, opposant le corps dans sa condition actuelle « déchue » – le « corps de péché » (Rm 6,6) voué à la mort (Rm 7,21) – et le corps dans son état originel et à venir, tel que Dieu l’a créé et veut qu’il soit – le « corps de gloire » (Ph 3,21) destiné à la transfiguration finale. D’où une dévalorisation du corps, qui a marqué tout un pan de la tradition chrétienne. Comment comprendre cette attitude ambivalente ou franchement négative, contraire d’une certaine manière à l’incarnation de Dieu en Jésus-Christ ? En se faisant chair, le Verbe n’a-t-il pas, à l’inverse, redonné au corps une valeur éminente, transcendante ?

Le problème avec les Pères, c’est qu’ils voient le corps avant tout à travers la petite lorgnette de leur lutte contre la pulsion sexuelle. Celle-ci, certes, peut effectivement entraîner aux pires dérapages. Mais l’erreur, c’est de vouloir lutter contre. La véritable lutte, spirituelle, est la lutte avec. La pulsion sexuelle, les passions, tout ce que les Pères appellent les démons intérieurs, sont en réalité des énergies potentielles formidables. Elles nous ont été données par Dieu pour être travaillées, réorientées, transformées comme autant de forces vitales afin de manifester dans notre être la puissance du Verbe créateur.

Le philosophe religieux russe Nicolas Berdiaev affirmait que l’anthropologie des Pères doit aujourd’hui être dépassée. Je suis d’accord avec lui. Pour moi, il existe bien une dimension d’éternité en l’être humain, qui demande de dépasser la séparation entre le créé et l’incréé. Souvenons-nous de ce que Dieu dit de Moïse : « Je lui parle bouche à bouche […] et il voit ma forme » (Nb 12,8). Moïse fait l’expérience du corps non seulement comme temple de l’Esprit (1 Co 6,19), mais comme forme divine. Une forme « informée », structurée et animée par les dix énergies divines fondamentales qui sont représentées par l’arbre des Sephiroth [2].

En ce sens, il y a bien du divin, de l’incréé en nous, jusque dans notre corps. Lorsque Dieu s’incarne dans le Christ, il ne prend pas forme humaine, mais révèle le mystère de l’être humain, dont le corps obéit à la forme divine, son archétype. C’est pourquoi l’humain est image de Dieu jusque dans la forme de son corps. Plus encore, jusque dans l’information contenue dans chaque cellule. Cette information fondamentale, c’est celle qui nous demande, avec urgence, de faire croître la semence divine à l’intérieur de nous pour devenir des « Fils [3]» de Dieu. Le corps participe et est au service de ce processus de divinisation. Chaque cellule est signifiante de l’Esprit qui la fait vivre. Le divin – à la fois transcendant et immanent – n’est pas un élément extérieur qui viendrait s’ajouter à l’humain ; il est intimement lié à la nature même de notre être, quelque chose à reconquérir et dont il faut se souvenir.

Il y a une autre ambivalence dans le christianisme, qui concerne cette fois-ci l’unité de l’être humain. Elle est déjà perceptible dans le langage des Évangiles et des épîtres de Paul, où se mêle un double héritage. D’un côté, la tradition hébraïque ou sémitique, clairement axée sur l’unité indissociable de la personne. De l’autre, la culture grecque avec des distinctions, confinant parfois à la séparation et au dualisme, entre le corps, l’âme et l’esprit. Ne convient- il pas, d’une certaine manière, d’intégrer ces deux approches qui ont chacune leurs vertus et leurs limites ?

Pour un Hébreu, l’Homme est un. Un corps sans âme n’a aucun sens ; cela n’existe pas. De même, l’âme n’est pas une entité indépendante du corps. On ne peut pas les séparer. Si le Fils (bar) est contenu dans la chair (basar) exprimée par le corps, l’âme (néphèsh) est tout ce qui entoure ce germe et soleil divin. Elle est « l’autre côté de notre être » – non encore accompli – avec ses énergies inconscientes qu’il va falloir visiter, nommer, travailler par le feu de l’Esprit pour en faire une âme spirituelle. Si le corps est l’icône de la chair, l’âme est la matière à transformer dans un processus de mutation qui va amener l’être humain à entrer dans d’autres niveaux de conscience, à vivre dans d’autres dimensions du réel.

Il nous faut donc obéir à l’instance du corps, à ses fonctions essentielles que malheureusement nous ignorons trop souvent. Conformément à un schéma que nous retrouvons dans toutes les traditions, de la mystique juive avec l’arbre des Sephiroth à l’anthropologie chinoise avec les « champs de cinabre [4] », le corps que nous sommes est composé essentiellement de trois matrices : la matrice d’eau au niveau du ventre, la matrice de feu au niveau de la poitrine et la matrice du crâne au niveau de la tête. Dans les Évangiles, la traversée de ces trois matrices correspond à autant de « baptêmes » : d’eau, de feu et du crâne.

Le corps, symboliquement, constitue donc la carte et le territoire de notre cheminement spirituel. Celui-ci peut être défini comme une participation progressive à la vie divine et à l’amour divin, à travers un processus infini de morts-résurrections… Quel est le rôle de chaque matrice dans ce processus ?

La matrice d’eau, qui se situe au niveau du complexe uro-génital, est la première. Elle s’appuie formellement sur les dix vertèbres du bas de la colonne vertébrale. L’« eau » est ce qui ne peut être saisi. Elle symbolise notre inconscient : un espace intérieur labyrinthique où l’on se perd. Un cosmos peuplé d’énergies sauvages et animales qui contiennent une promesse de fécondité, mais peuvent aussi devenir sources de mort et de destruction. Souvenez-vous de Basile de Césarée (IVe siècle) qui dit : « Ça hurle, ça pique, ça mord, ça déchire, ça tue à l’intérieur de nous. » Et du coup aussi dans le monde extérieur qui, à l’instar des dix plaies d’Égypte [5], est l’objectivation de nos dysfonctionnements intérieurs.

Tant qu’il n’en a pas pris conscience, l’être humain est littéralement noyé dans ses « eaux » intérieures, ballotté à gauche et à droite au gré de leur mouvance, sans savoir où il va. Confondu avec elles, il vit dans la confusion. Il est en exil de lui-même et de sa vraie identité – l’image divine – qu’il porte en ses profondeurs et qu’il est appelé à réaliser. Dans cet état d’ignorance et d’errance, il cherche le bonheur et le sens de sa vie en dehors de lui- même. Il est en quête de toujours plus d’avoir, de pouvoir et de savoir extérieurs, parfois jusqu’à l’épuisement et la maladie.

Cette errance labyrinthique ne doit cependant pas être vue comme un échec. Elle se traduit symboliquement, au niveau corporel, par les méandres des intestins. Ceux-ci ont une double fonction d’assimilation et d’élimination du bol alimentaire. Ils sont le signe que l’errance dans la matrice d’eau constitue un processus au cours duquel nous acquérons beaucoup plus de connaissances que nous ne le pensons. J’aime beaucoup cet aphorisme du maître hassidique Nahman de Braslav : « Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît, car tu ne pourrais pas t’égarer. » Chacun doit faire ses expériences.

Mais comment sortir de cette confusion et de cet exil ?

C’est tout le sens et le processus du baptême d’eau. Celui-ci consiste en notre retournement intérieur vers le potentiel divino-humain de notre être. Un peu comme l’enfant qui se retourne dans le ventre de sa mère et se présente, la tête la première, à l’entrée du col de l’utérus pour naître. Ce retournement, qui sauve l’humain de la noyade et le fait re-naître, comprend deux aspects. D’une part, il constitue la réponse à la question de Dieu à Adam : « Où es-tu ? » (Gn 3,9). Nous sommes appelés à prendre conscience de notre état d’exil et de confusion, à descendre en nous-mêmes pour aller voir ce qui nous rend captifs intérieurement.

D’autre part, le baptême d’eau est la réponse à l’appel de Dieu à Abram : « Va vers toi » (Gn 12,1). Il nous fait découvrir que la mouvance des eaux matricielles n’est pas seulement due à la vie animale qui s’y déploie, mais est aussi déterminée par une présence divine, pleine de désir et d’amour. Cette présence agit comme un aimant et offre à l’être humain une proposition de conscience et de sens au cœur même de son errance et du non-sens. Symboliquement, les deux pôles corporels de cet aimant-amant divin sont le sacrum et la deuxième lombaire où aboutit la moelle épinière. Ainsi que l’a montré la biologie, celle-ci, qui représente la sève de l’Arbre de Vie dans le jardin d’Éden [6], est descendue jusqu’au sacrum pendant les trois premiers mois de la vie intra-utérine, puis est remontée jusqu’à la deuxième lombaire. Ce faisant, elle a laissé une mémoire au niveau des premières vertèbres – d’où très probablement leur qualificatif de « sacrées » (sacrum). Si bien que, entre le sacrum et la deuxième lombaire, nous sommes comme dans un désert où Dieu nous appelle et nous attend.

À l’endroit de la deuxième lombaire, les Chinois posent un point d’acupuncture extrêmement important : le ming meng. Ils disent qu’à ce niveau, l’être humain reçoit son mandat du ciel. C’est le lieu de la rencontre avec l’incréé. Autrement dit, nous faisons une expérience céleste, nous entrons en résonance avec le noyau divin de notre être. Cette expérience numineuse nous fait prendre une distance par rapport au collectif. Elle nous révèle une autre identité (divino-humaine) qui relativise toutes les identités sociopsychologiques. Elle nous ouvre à une liberté qu’aucune institution extérieure ne peut entraver ni aliéner. Elle nous initie à une sagesse où les notions morales de bien et de mal, de permis et d’interdit, sont dépassées pour laisser place aux lois ontologiques [7] qui reconnectent notre être et notre corps à leur archétype divin.

Nous entrons alors dans la matrice de feu. C’est ce que Jésus a fait après son baptême dans le Jourdain, quand il a été envoyé par l’Esprit saint dans le désert pour y jeûner et y rencontrer le Satan…

Après nous être retournés, il s’agit de nous redresser, de nous verticaliser véritablement. Après avoir découvert les animaux et démons qui peuplent nos profondeurs et nous dévorent, il faut les nommer, lutter avec eux pour les transformer et les intégrer. C’est là qu’intervient le Satan. Son nom signifie l’adversaire. Il se tient de l’« autre côté » de notre être. Sa fonction ontologique est, en dressant des barrières sur notre chemin, de présenter à notre être les énergies inaccomplies symbolisées par le monde animal pour que nous les intégrions, les épousions et les retournions en lumière, c’est-à-dire les transformions en information pour construire en nous l’Arbre de la connaissance. Le Satan, dit la Tradition, devient ennemi par jalousie envers l’être humain. Le mythe de l’exil hors du Jardin d’Éden n’a rien d’historique et n’appartient pas au passé. Il dit une réalité quotidienne chaque fois que, faute de discernement, nous tombons dans le piège de l’ennemi, c’est-à-dire quand nous donnons à l’adversaire toute la puissance que nous retirons alors à Dieu. Ce piège n’est pas une fatalité. Nous pouvons aussi, avec l’aide divine, renvoyer le Satan diabolique [8] comme le Christ l’a fait au désert. Nous pouvons vivre les adversités de notre quotidien, la maladie et les épreuves qui nous frappent, comme des face-à-face avec le Satan, mais en le regardant simplement comme un adversaire qui n’a aucun pouvoir sur nous.

Vivre la maladie comme une lutte avec l’Adversaire… C’est effectivement l’approche de Jésus quand il guérit. La maladie est quelque chose de très complexe, à l’intersection du corps, de l’âme et de l’esprit. Elle met en jeu de multiples facteurs, intérieurs et extérieurs. Je suis toujours frappé de constater comment deux personnes vont réagir différemment au même virus : l’une va développer la maladie, l’autre non. Cela va dépendre de notre terrain, plus important encore que le virus comme l’a montré Louis Pasteur. Mais aussi de ce que nous allons faire de la « force qui est à l’intérieur du virus », comme le disait le sage indien Sri Aurobindo…

Après son baptême d’eau dans le Jourdain et son séjour au désert, le Christ va traverser la matrice de feu durant sa vie publique, où il rencontre tous les démons de l’humanité à travers le paralytique, le sourd-muet, l’aveugle, etc. Nous ne voyons généralement que le côté superficiel du « lève-toi et marche ». Jésus dit aussi : « Qui a des oreilles pour entendre, entende, des yeux pour voir, voie. » Il appelle toujours ses disciples et les gens qu’il guérit à un autre regard, un autre niveau de conscience. S’il peut guérir l’aveugle ou le paralytique, ce n’est pas seulement à cause de ses pouvoirs divins, mais parce qu’il a intégré en lui les démons de la cécité et de la paralysie.

La médecine classique a fait du microbe un bouc émissaire. Elle considère le virus comme un ennemi extérieur contre lequel agir, alors que, ontologiquement, il n’est qu’un non encore accompli, un adversaire avec lequel lutter pour aller plus loin en nous-mêmes. Plus nous aurons intégré l’énergie qui l’anime, sa « force intérieure », moins un virus va nous atteindre.

On touche là à la question fondamentale de l’immunité. Il est à cet égard fascinant d’étudier le fonctionnement du globule blanc. Il est pour moi le « grand enseigneur ». Comment fonctionne-t-il ? Il vient repérer le virus que la biologie appelle précisément le « non soi ». Il contrôle que les membranes cellulaires attaquées soient bien revêtues de récepteurs ou molécules HLA, lesquelles sont des marqueurs du soi. Autrement dit, il pose une frontière entre le « soi » et le « non soi ». Il vérifie que le non soi est assimilable par le soi. Si c’est le cas, il convoque alors toute une petite armée pour intégrer le virus. C’est par cette intégration que la maladie est vaincue.

Le secret – qui vaut pour tous les domaines de l’existence – consiste à découvrir que le « non soi » est en nous, qu’il est partie intégrante du soi, puisque nous avons l’univers entier à l’intérieur de nous. D’où, d’un point de vue symbolique et même biologique, le problème des antibiotiques et des vaccins qui, en détruisant les défenses immunitaires ou en entravant leur développement, empêchent la personne d’aller visiter et construire son être intérieur. Il ne faut jamais oublier que le système immunitaire HLA est unique pour chacun. Il est notre carte de visite, intimement liée à notre identité non seulement biologique, mais aussi divine.

Le baptême du feu est donc le travail intérieur, quasi alchimique, pour accomplir le potentiel infini d’énergies inaccomplies dont nous avons pris conscience dans le baptême d’eau ?

Dans le baptême d’eau, nous nous sommes différenciés de notre « autre côté », l’inconscient avec lequel nous étions confondus. Dans le baptême de feu, nous l’intégrons et l’épousons afin de redevenir « chair une » (Gn 2,24), divino-humaine. Symboliquement, ce travail se situe dans le complexe cardio-pulmonaire. Notre corps, à ce niveau-là, est une forge et chaque organe y participe avec son génie opératoire. Si la vésicule biliaire – « rectitude médiane » selon les traités d’acupuncture – est la matrice de feu, le cœur en est le moteur qui ordonne et dirige ; il est uni aux poumons qui assurent la ventilation et veillent à ce que le corps tout entier réponde avec justesse à l’ordre de son archétype divin. La rate (lieu de l’intelligence) et le pancréas (lieu de la sagesse) sont des organes extrêmement puissants et intéressants. Ils symbolisent les terres profondes dans lesquelles nous allons chercher, comme autant de trésors, les énergies inaccomplies afin de les accomplir. Enfin, si l’estomac est l’arrivée de tous les matériaux de combustion physiques, psychiques et spirituels, le foie – organe solaire et divin – va thésauriser l’accompli.

Souvenons-nous du mythe grec de Prométhée qui, après avoir volé puis replacé le feu du ciel dans la forge d’Héphaïstos, va être attaché par ce dernier au sommet du mont Caucase. Pendant mille ans, un aigle – gardien du seuil de la matrice du crâne – vient lui manger le foie pendant le jour. Avec cette question : « Est-ce que tout est accompli ? Si ce n’est pas le cas, retourne dans la nuit. » Les alternances de jour et de nuit se répéteront autant de fois que cela sera nécessaire pour que tout soit accompli.

On retrouve ce double mouvement dans le mythe de Noé : la descente avec le corbeau dans les profondeurs et la remontée dans la lumière avec la colombe. L’arche, c’est la matrice de feu où Noé va faire rentrer tous les « animaux » de son âme et les assumer en totalité. C’est pourquoi Hilaire de Poitiers (IVe s.) pourra dire de lui qu’en sortant de l’arche, il préfigure le Messie à venir. Il peut affirmer : « Tout est accompli. » À ce moment-là, Noé boit du vin, s’enivre, se dénude. Il est dans l’ivresse de la connaissance totale, celle de l’Esprit saint totalement acquis.

Toute cette dynamique d’accomplissement symbolisée par la matrice de feu se déroule en réalité dans chaque cellule de notre corps. Car chacune d’elles contient non seulement l’information pour reproduire l’organe auquel elle appartient, mais le corps tout entier, tel un potentiel inaccompli, une gigantesque réserve d’énergie à l’état latent. Quand nous réalisons ce travail intérieur, les cellules s’embrasent, s’illuminent. À la limite, l’être humain peut devenir un être de lumière. Il y a des figures, comme le saint russe Séraphin de Sarov (XIXe s) par exemple, qui ont été transfigurées de leur vivant.

Si le baptême du feu conduit à la transfiguration de l’être, qu’est-ce que le baptême du crâne ?

La matrice du crâne est le lieu d’une nouvelle et ultime naissance, la résurrection. On en retrouve le mythe dans toutes les traditions. Souvenons-nous du Tao chez les Chinois, qui naît par le sommet du crâne. Souvenons-nous de Zeus chez les Grecs, dont le crâne est fendu en deux par Héphaïstos, le Dieu du feu, pour accoucher d’Athéna.

La résurrection est ce que le Christ va vivre au sommet du Golgotha, qui signifie précisément le « lieu du crâne ». Il entre symboliquement par la Croix dans la matrice du crâne. Après avoir traversé toute la matrice de feu en assumant intégralement la condition humaine, le Christ descend dans les enfers, les dernières entrailles. Il entre dans les profondeurs d’une autre dimension de l’être et de la conscience. À ce niveau, les enfers deviennent source de la vie et les ténèbres source de la lumière. Là, dans cet instant d’éternité qu’est le Golgotha, le Christ va écraser la tête du Satan diabolique. Il le vainc non pas dans sa fonction d’Adversaire, nécessaire au chemin d’accomplissement de l’être humain, mais en tant que Diable, puissance de division et de mort qui usurpe la place de Dieu dans le cœur humain et dans le monde. Cette victoire de la Vie sur la mort est la résurrection.

Ce faisant, Jésus ne prend pas notre place, mais nous ouvre le chemin. C’est en cela qu’il est la vie et le chemin. Ce que le Christ a fait, nous pouvons tous le faire. Nous l’ignorons le plus souvent, mais nous avons en nous une puissance de vie incroyable. Nous sommes tous déjà des ressuscités en puissance. Ressusciter, c’est redonner à Dieu – quelle que soit notre tradition religieuse – sa présence dans le principe de notre être pour accomplir le Christ, le Fils, le « Je Suis » que nous portons tous à l’intérieur de nous.

Par rapport à toute cette alchimie de l’être, qui se joue dans le corps, comment définiriez-vous la maladie ? Il y a tout un passé extrêmement lourd dans la tradition chrétienne, où l’on a lié la maladie au péché…

La vision de la maladie comme fruit du péché est très culpabilisante. D’abord, il faut redonner au mot « péché » son vrai sens, c’est-à-dire « manquer la cible ». Cela n’a rien à voir avec la morale ou le châtiment divin. En ce sens, ontologique et symbolique, tout ce qui arrive à notre corps manifeste une dimension de notre vie profonde. Toute maladie est signifiante. Elle est l’expression d’un certain déséquilibre intérieur, d’une forme de déraillement par rapport aux lois ontologiques de notre être. Quand – par ignorance, inconscience ou toute forme de pression extérieure – l’information divine qui est déposée dans les profondeurs de notre être n’est pas entendue, cela finit par créer des courts-circuits. Les organes expriment par la maladie la fonction qu’ils ne peuvent plus exercer ou seulement de travers. Ils disent aussi parfois notre résistance intérieure à l’exigence de croissance du noyau de notre être. Car, à certaines étapes de notre chemin, il peut y avoir également des maladies « initiatiques » où nos énergies profondes demandent à être libérées, réorientées, converties en lumière. Le corps qui souffre parle. À travers lui, le « Fils » divin qui nous habite crie des profondeurs pour nous appeler à un

changement.

Je préciserai encore que le déséquilibre intérieur n’est pas forcément toujours le nôtre. Il peut être celui du monde qui nous environne, de l’humanité tout entière que nous portons en nous. Plus notre conscience spirituelle se développe, plus nous y devenons sensibles. Nous sommes à la fois plus forts et plus vulnérables.

Autant je trouve fécond le symbolisme du corps humain que vous avez développé, autant l’usage que certains – thérapeutes et patients – en font peut être dangereux. Le risque, c’est d’enfermer la maladie et le malade dans une codification extrêmement réductrice : si on a mal à tel endroit, cela veut dire cela, etc. Comme l’écrit Thierry Janssen, « plaquer une explication toute faite sur un symptôme risque d’empêcher la conscientisation d’une souffrance plus profonde ». Lui-même a « rencontré de nombreux patients complètement conditionnés par des corrélations symboliques imposées de façon dogmatique. Au point de réinventer leur histoire personnelle afin de la faire coïncider avec les relations de cause à effet diagnostiquées par leur thérapeute ! [9] »

Tout à fait d’accord. Je suis très fâchée de l’exploitation que certains auteurs font de mes travaux. Pour moi, la symbolique du corps humain est une voie de recherche, mais rien de plus. Le corps s’exprime par la maladie et nous indique une piste pour en trouver une cause profonde, au-delà du symptôme. C’est en ce sens qu’une meilleure connaissance de la fonction symbolique de chaque organe peut aider à guérir. Mais ce travail de décryptage ne peut être que personnel. Car le sens du symbole est indissociable de l’histoire propre et absolument unique de chacun. C’est comme dans l’interprétation des rêves : en principe, tel animal veut dire telle chose, mais compte tenu du vécu différent de chacun, cela peut signifier tout à fait autre chose.

La maladie est une information qui nous est donnée. Elle peut nous aider à nous transformer de l’intérieur, dans la mesure où nous l’accueillons et où nous nous mettons à l’écoute du langage du corps. Elle peut servir à provoquer un mouvement d’éveil, à apprendre à lire certains évènements de notre vie, à choisir par nous-mêmes la manière de nous lever et de marcher. La maladie, par là même, porte en elle le germe de sa guérison. Elle peut être une occasion de naître à la vraie vie et à notre véritable nature. Cela, en mourant à ce qui y fait obstacle, en nous remettant dans notre vrai axe entre la terre et le ciel, ce qui est le sens profond de la Croix. Mais chacun de nous doit découvrir lui-même le changement à effectuer.

L’expérience de la Croix est le passage de la mort à la Vie, à travers la manifestation d’un amour plus fort que la mort…

Le moteur de cette transformation de l’être, comme de toute vraie thérapie, est et devrait être l’amour. Dans le Cantique des cantiques, un des versets est généralement traduit par « l’amour est plus fort que la mort ». Je crois qu’il est encore plus juste de rendre le sens ainsi : « La force de l’amour nous permet une mutation » (Ct 8,6). Chaque pas nouveau dans l’accomplissement de notre potentiel divin nous fait entrer dans une mutation, c’est-à-dire dans un nouveau champ de conscience. Le Christ nous appelle à regarder en avant et pas en arrière, à tendre vers le but – notre union à Dieu – et pas à nous perdre dans une exploration sans fin de notre passé qui serait responsable de ce qui nous arrive. Souvenez-vous de la réponse de Jésus à ses disciples qui lui demandent qui a péché pour qu’un homme soit né aveugle : « Ni lui ni ses parents. Mais c’est pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui ! » (Jn 9,3). Cette manifestation du divin en nous est toute l’aventure de notre vie, où nous allons vers nous-mêmes, où nous dé-couvrons le « Je suis » et le réalisons à l’intérieur de nous, de plus en plus unique et universel.

L’amour est le sens ultime de notre existence. L’amour, c’est retourner les ténèbres en lumière, transformer la mort en Vie.

Propos recueillis et mis en forme par Michel Maxime Egger et emprunté à son site trilogies

_________________________________________________________________

1YHWH, Yod – Hé – Vav – Hé.

2 Selon l’approche mystique de la Création par la kabbale juive, les Sephiroth sont dix puissances créatrices – chacune étant l’émanation d’une énergie du Dieu créateur – qui manifestent dans le monde fini le pouvoir suprême de l’Infini divin. Elles sont souvent présentées sous la forme d’un Arbre de Vie.

3 Le « Fils » ici est à entendre au sens ontologique et symbolique. Il renvoie non pas à une identité sexuelle, mais à l’accomplissement du germe divin qui est un principe masculin en tout être humain.

4 Le cinabre est une matière, un corps qui va reconduire l’être humain à son éternité, pour autant qu’il en assume les mutations successives.

5 Dans le Premier Testament, le récit de l’Exode (7, 8-12, 34) raconte comment l’Égypte est frappée de dix plaies pour obliger le pharaon à laisser partir le peuple juif qu’il tient en esclavage : les eaux changées en sang, les grenouilles, la vermine, l’insecte, la peste, la lèpre, la grêle, la sauterelle, les ténèbres, la mort des fils aînés et des animaux premiers-nés. Annick de Souzenelle a, dans L’Égypte intérieure (Paris, Albin Michel, 1991), montré le sens symbolique de ces fléaux comme autant de blessures de l’âme et d’épreuves pour l’être humain sur le chemin de sa libération.

6 Deux arbres se trouvent au centre du jardin d’Éden décrit dans le récit de la Genèse (2, 8-9) : l’Arbre de Vie qui est sève de l’amour de Dieu pour l’être humain et l’Arbre de la Connaissance qui est sève de l’amour de l’être humain pour Dieu.

7 Relatives à l’être profond. « Ontologique » vient du grec ontos, participe présent du verbe « être ».

8 Du grec diabolos, celui qui divise.

9 Thierry JANSSEN, La Solution intérieure. Vers une nouvelle médecine du corps et de l’esprit, Paris, Fayard, 2006, p. 175s.