Pascal Ruga
Aller à la nature

Dès que l’on aborde la nature, avant tout ne pas être prisonnier du temps. Le nœud de notre avidité, c’est le temps ne sommes-nous pas sans cesse à la poursuite d’un but, d’un lieu, alors que le secret enrichissant d’une présence peut nous être révélé à chaque instant ? Nous n’userons jamais d’assez de prudence […]

Dès que l’on aborde la nature, avant tout ne pas être prisonnier du temps. Le nœud de notre avidité, c’est le temps ne sommes-nous pas sans cesse à la poursuite d’un but, d’un lieu, alors que le secret enrichissant d’une présence peut nous être révélé à chaque instant ? Nous n’userons jamais d’assez de prudence au départ, ce n’est pas tellement un effort physique conditionné par une distance qui doit nous préoccuper, mais une rencontre de l’ineffable où notre âme trouve sa vraie nourriture. Si cette rencontre nous semble difficile, c’est que nous sommes subjugués par des mobiles qui prennent la toute première place et imposent les conditions nécessaires à notre seul confort. Dans ses promenades et explorations, l’homme pense trop à sa couche ou à ses futurs repas ; de ce fait, il accentue son allure et passe à côté de ce qui devait le manifester au plus près de son accord. Il s’agit d’un accord devenu de plus en plus rare en ce monde mécanisé, un accord où l’humain retrouve sa relation avec l’univers. Cet accord n’est jamais l’effet d’une poursuite, il ne peut naître que d’une rencontre, d’une vibration poétique qui n’est pas que pure coïncidence. Savons-nous nous garder dans l’écoute, nous immobiliser dans ce silence au sein duquel s’opèrent nos épousailles ? Savons-nous contempler, nous abandonner à la relation sans plus rien exiger de nous-mêmes que cette communion qui nous accueille au cœur du monde ? Nous le savons si peu, qu’il nous faut constamment remettre en question nos interrogations pour rogner l’aile de nos actions superficielles qui tiennent, tout au long de notre vie, une place disproportionnée et sous le poids desquelles nous succombons peu à peu. Nous ne savons pas nous offrir à ce recueillement qui nous donnerait enfin à cette plénitude dont la sourde et secrète présence ne demande qu’à éclore.

Aller à la découverte d’un paysage, c’est aussi aller à la rencontre de notre plus authentique réalité. Si le paysage est un état d’âme, il importe encore de savoir où notre âme y loge… C’est là notre connaissance, l’expérience chaque jour renouvelée, même si l’environnement est quotidien. Nous ne recherchons pas l’exceptionnel, mais le véritable rapport de l’être aux choses que nous masque constamment notre agitation.

Aller à la campagne, à la montagne ou à la mer, ce n’est pas seulement refuser l’air pollué des villes, activer une adéquacité physique avec la nature, c’est aussi réunir les meilleures conditions pour permettre l’épanouissement de notre existence ; aussi faut-il savoir nous éloigner de tout ce qui nous perturbe et nous ramène à l’avilissement d’un monde vivant plus de ses agressions que de sa générosité.

Si la beauté se fait plus rare, elle n’en n’existe pas moins, et ce n’est pas par hasard qu’elle s’offre aux humbles en ses îlots. Sachons ne pas être esclaves des instruments que nous avons voulus à notre service, et qui nous tiennent en laisse… Aujourd’hui, aller à la nature, c’est savoir quitter la route à temps, car la route n’appartient plus aux marcheurs, aux rêveurs… il faut la quitter au plus vite même si le sentier (d’ailleurs il devient de plus en plus rare) ne se présente pas. Ne pas craindre de longer les lisières, se perdre dans les forêts, peu importe où l’on couchera le soir… Être présent à la beauté, c’est offrir notre disponibilité au mystère de tous les êtres.

Notre dite civilisation se désagrège en des forces nocives que notre naïveté prénommait au départ : progrès. Ce n’est pas faire marche arrière que de se rapprocher de la nature, plus il nous sera possible de nous arracher au monde mécanique et sans âme que nous avons construit, plus nous retrouverons notre être vrai. Est-ce à dire que nous devons refuser tout confort ? Il ne s’agit que d’être lucide envers les forces que nous avons déclenchées, d’empêcher qu’elles nous dominent et nous détruisent. C’est cela la connaissance initiale, celle qui s’accorde avec le cœur. En attendant il n’y a pas de quoi être fiers de ce que nous sommes en train de faire de notre planète ; il ne nous reste que de ne pas accorder notre complicité aux destructions d’aujourd’hui et de demain, ce serait déjà un premier pas pour celui qui peut encore envisager d’être homme.

Choisissons souvent de marcher sur des crêtes, c’est toujours bénéfique, une vibration en nous, très ancienne, y aspire ; quant au village où probablement nous passerons la nuit, nous en connaîtrons le nom en fin de journée selon les zigzags impromptus que nous aurons faits, guidés par la beauté, celle qui se présente à chaque instant, nous surprend, nous ravit, nous entraîne vers l’inconnu alors que nous pensions aller dans une autre direction.

Tout au long de nos marches nous nous apercevrons que la nature est encore belle et respectée là où l’avidité de l’homme est moins accentuée, que notre accord trouvera sa résultante au contact de cette intégrité ; libérés des agglomérations urbaines où les foules se passionnent à poursuivre les mille et une pauvres distractions dont elles ne peuvent se passer, nous pourrons mieux nous retrouver. Tout voyage renouvelle la vision, nous incline à la fantaisie, c’est une rafraîchissante petite suite poétique qui nous est donnée.

Extrait de Pascal Ruga : Hors du temps 1975

Pascal Ruga était un poète et écrivain suisse dont les travaux sont fortement influencés par une spiritualité profonde et une connexion intime avec la nature. Ses œuvres explorent des thèmes de non-dualité, de méditation et de la relation de l’homme avec le réel et l’absolu. Il a publié plusieurs livres de poésie et d’essais.

Ruga voit la poésie comme un état de transcendance où les mots ne sont que des approximations de la réalité poétique pure. Il considère que l’écriture, bien qu’elle soit une nécessité pour la communication, reste un « cimetière de symboles figés ». Selon lui, la véritable poésie réside dans la vie elle-même, au-delà des identifications et des oppositions humaines.