Raymond Ruyer
Des anarchistes et des nihilistes naïfs

(Extrait de Le Sceptique résolu 1979) Le nihiliste et Pangloss Le nihilisme est un scepticisme non raisonné. Les nihilistes ne croient pas en rien : « Ils ne croient en rien de ce qui n’a pas leur approbation, simplement. En d’autres termes, ils ne veulent pas admettre qu’il y ait quelque chose en dehors de […]

(Extrait de Le Sceptique résolu 1979)

Le nihiliste et Pangloss

Le nihilisme est un scepticisme non raisonné. Les nihilistes ne croient pas en rien : « Ils ne croient en rien de ce qui n’a pas leur approbation, simplement. En d’autres termes, ils ne veulent pas admettre qu’il y ait quelque chose en dehors de leur compréhension. Et comme leur compréhension n’est pas grande, leur croyance est en effet tout près de nihil [1]. »

Il y a des composantes non intellectuelles dans le nihilisme. Ce n’est pas pure bêtise. Mais la bêtise y joue sûrement un grand rôle.

Si on l’admet, quel serait l’extrême opposé de la bêtise, de la faible compréhension, ou de la compréhension-zéro du nihiliste? Ce serait d’être un omni-comprenant, donc un omni-approuvant, un adepte du : « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes », un disciple de Leibniz, un Dr Pangloss. Si le nihiliste est avant tout bête, le Dr Pangloss est donc avant tout « intelligent ». Leibniz, Spinoza, Hegel sont des « omni-comprenants ». Tout ce qui est doit pouvoir se comprendre, et donc, doit s’admettre. Et ces penseurs donnent bien l’impression d’être très intelligents.

Le nihiliste mou a pour mot favori : « C’est idiot » — ou « C’est c… » Le nihiliste dur : « C’est révoltant! C’est scandaleux! Vite une bombe! »

L’omni-comprenant, lui, admettant que tout s’explique, admet que tout a une valeur, que le mal, le scandaleux apparent, l’absurde apparent, est le sous-produit inévitable d’un bien de l’ensemble plus grand, et que le mal n’est qu’un détail, localement paradoxal ou désagréable, dans un système valable et normal.

On connaît le procédé infaillible pour faire tenir une aiguille en équilibre sur sa pointe, même sur le goulot glissant d’une bouteille : enfoncer l’aiguille par sa tête dans un bouchon, planter dans ce bouchon les dents de deux fourchettes, le manche vers le bas, et placer le tout sur le goulot. L’aiguille tient parfaitement sur sa pointe, en équilibre, puisque le centre de gravité du système est plus bas que la pointe de l’aiguille.

C’est l’image parfaite de la conception du monde de Leibniz-Pangloss : tout est au mieux, tout est selon un équilibre supérieur, où le bien, plus lourd, explique le mal, le déséquilibre apparent local, l’absurde local.

Une théorie « systématique » de la réalité aboutit nécessairement à une omni-compréhension, à l’inverse du nihilisme. Brûler du bon café dans les locomotives, jeter des tonnes d’artichauts aux ordures, dépenser des millions en publicité, c’est conforme à l’équilibre supérieur d’un système de marché.

Les Hégéliens, les Marxistes, sont des optimistes encore plus omni-comprenants que les adeptes du système du marché : tout est au mieux, non pas « aujourd’hui » (où peut régner un déséquilibre, un « absurde » local, ou plutôt temporaire), mais pour l’ensemble du temps comme de l’espace, tout le réel est rationnel, justifié finalement — ce qui amnistie rétrospectivement tous les moments et tous les mouvements, même les plus révoltants, de l’histoire. C’est un système des systèmes, étendu à toute l’histoire, élargi à l’univers dans sa durée.

Pangloss-Leibniz opère déjà cet élargissement : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles. Car enfin, si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l’amour de Mlle Cunégonde, si… et si…, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. »

Mais si le nihiliste est bête, pourquoi donc Pangloss, pourquoi donc le justificateur, l’omni-comprenant béat, paraît-il si bête lui aussi, lui qui est toujours l’inverse du nihiliste?

Ainsi posée, la question est insoluble. Reprenons-la autrement.

Archimède venait de découvrir les lois du levier. Un levier, comme on sait, n’est qu’une barre oscillant sur un point d’appui. En exerçant votre effort sur un des deux bras du levier, le « bras de puissance », vous pouvez soulever un poids par l’autre bras, le « bras de résistance ». Et si le bras de résistance est plus court que le bras de puissance, vous pouvez soulever un poids plus grand, beaucoup plus grand que celui que vous pouvez soulever directement. Merveille! Donnez-moi un point d’appui, une barre suffisamment longue et rigide, et moi, simple mortel, en tirant sur l’autre extrémité, je balancerai et je soulèverai la Terre! Exploit miraculeux! Ma force est multipliée presque à l’infini, comme ex nihilo!

En fait, les lois du levier sont des lois de conservation — de conservation du travail. Archimède devrait travailler longtemps et longuement pour soulever la Terre d’un milliardième de milliardième de millimètre.

Mais il y a des « résonances analogiques » des lois du levier dans d’autres domaines que la mécanique, et dans ces domaines les lois de conservation sont plus cachées, plus difficiles à découvrir. L’apparente merveille de la multiplication ex nihilo est tellement éblouissante qu’elle empêche de voir l’autre face : la conservation modeste du travail.

Un nihiliste est comme Archimède : à lui seul il soulève la Terre, l’univers, tous les êtres, tous leurs poids, toutes leurs valeurs. Il les anéantit en pensée. Il les vide de substance. Il refuse de les comprendre et même de les voir. L’action directe, la bombe, troue seulement un décor, un faux monde, déjà « irréalisé », où n’existent, où ne comptent, que quelques camarades : les autres nihilistes, les autres Archimèdes.

Dans la dernière minute où les employés de la guillotine ou du poteau d’exécution attachent le condamné, ce condamné est déjà mort à leurs yeux. Pour le nihiliste, c’est le monde tout entier qui est « déjà mort » à ses yeux, déjà vidé de substance.

Les enfants sont en deçà de la situation archimédienne. Aussi, ils sont les antinihilistes par excellence. Ils découvrent avec émerveillement, l’un après l’autre, jouets, gâteaux, promenades, amusements. Ils ne pleurent que si on arrache de leurs mains l’objet toujours fascinant qui leur avait été donné ou dont ils s’étaient emparés.

Les jeunes adolescents, eux, sont des Archimèdes superficiels qui en seraient restés à l’émerveillement de découvrir un infini virtuel dans la simple force humaine et qui n’auraient pas vu, derrière le miracle apparent, la loi prosaïque de conservation du travail. En ce sens, tout jeune sorti de l’enfance est un nihiliste. Il ne s’émerveille plus du monde, mais de sa force, capable de réduire tout ce qui n’est pas lui à un néant sans poids et sans valeur : « La seule merveille, c’est moi! O volupté, de nier, de détruire en pensée, cela et encore cela, et pourquoi pas encore cela! de déclarer nuls, inexistants, dépassés, d’abord les Classiques naturellement, puis les Romantiques, puis toute la littérature, l’histoire, l’art, la science, la politique. La famille aussi, naturellement, la France, l’Europe, l’Occident, et pourquoi pas aussi l’Orient? La société de consommation, puis la société communiste, puis la société tout court. Les capitalistes sont des outres à crever comme le Père Ubu. Mais je m’aperçois que Staline ressemble étonnamment aussi à Ubu, et Mao et Fidel Castro. Le monde est à moi, puisque je peux tout dégonfler. »

L’adulte, lui, découvre le véritable Archimède, et la physique. Ce n’est plus merveilleux. Ce n’est plus drôle. « Si je pouvais trouver une petite place, si les vieux pouvaient se serrer un petit peu! Vous, les jeunes, un peu de patience! Je suis là, j’existe, j’ai mon importance, j’ai mon poids! Essayez donc de me soulever, Archimèdes de pacotille! »

Le pont métallique et le « Seigneur des formes »

On fabriquait au XVIIIe siècle des microscopes « de style », très joliment dessinés. C’étaient, toutefois, de vrais microscopes, selon les lois de l’optique. Les théières et verseuses en général sont de formes décoratives très variées, mais il est impossible d’utiliser une verseuse dont le conduit verseur ne serait pas au niveau du haut du récipient.

Enfant, je n’avais jamais vu de pont que sur des rivières larges de quelques dizaines de mètres. Aussi, en voyant pour la première fois le grand pont de Kehl sur le Rhin, je me demandai : « Pourquoi ce lourd assemblage de poutrelles métalliques entrecroisées, cette surcharge inutile? »

Les anarchistes puérils ont ce genre d’impressions devant les lourdes poutrelles des institutions sociales : « Quelle surcharge! Pour quoi faire? » Les anarchistes de talent dissimulent la puérilité fondamentale de leur vision de la nature et de la société humaine sous des analyses critiques qui reviennent toutes à ceci : « L’homme n’est pas une créature (de Dieu), avec des limites imposées par son Créateur, avec une liberté limitée par des Lois naturelles ou des Normes transcendantes. Il est créateur, et en créant, c’est lui, l’homme, qui crée non seulement de nouvelles formes concrètes, mais de nouveaux Possibles, de nouvelles Normes, de nouvelles Idées. Il n’y a pas d’ordre naturel essentiel, pas de filigrane divin précédant et guidant les formes ainsi créées par l’homme. Ce monde est un chaos, un « informe » pur, une nudité pure. Nous ne nous bornons pas à l’habiller selon ses formes, nous le formons.

» La théière, le microscope, le pont à poutrelles métalliques, ne préexistaient pas comme Idée, dans l’esprit divin. Ce sont nos créations, positives, actives, libres. Nous pouvons en toute liberté, créer d’autres formes. Elles apparaîtront comme possibles dès qu’elles seront. Leur existence ne dépend pas d’un possible préalable. C’est la possibilité qui est un reflet de l’existence, ce n’est pas l’existence qui est le reflet d’une possibilité. Une « permission divine », un « permis de construire » divin, préalable, n’est qu’une superstition. L’homme est « le Seigneur des formes ».

Faut-il discuter ces enfantillages parce qu’ils sont parfois signés de noms prestigieux : Nietzsche, Bergson, Sartre? Ils ne valent que contre l’image naïve d’un Dieu architecte, pré-dessinateur ou pré-concepteur de l’univers.

Mais Dieu n’a-t-il pas d’autres moyens de se faire obéir que de surveiller les chantiers, des « bleus » à la main, réprimandant les entrepreneurs et maçons qui ne s’y conforment pas?

Mais pourquoi discuter? La vraie réponse aux libertaires de tout genre, grands ou petits philosophes, c’est : « Essayez donc! Essayez donc vos verseuses anti-hydrostatiques, vos microscopes à lentilles interverties, vos ponts sans poutrelles suffisamment solides, vos Phalanstères, vos Abbayes de Thélème, vos sociétés sans police, vos familles à la fois émancipées et sécurisantes pour les enfants, vos augmentations générales des revenus sans production et sans inflation, vos écoles où les élèves commandent aux maîtres, vos entreprises sans rentabilité, vos subventions sans impôts. Essayez plutôt d’aller dans la lune avec des engins à la Cyrano. »

L’homme n’est pas plus maître des « formes en bosse », en inventions techniques conquérantes, que des « formes en creux », en adaptation défensive dans une niche naturelle. Les poissons, les reptiles marins, les mammifères marins, bons nageurs et conquérants des mers, ont tous la même forme. Pourtant, ils ne se sont pas laissés modeler passivement par les lois de l’hydrodynamique, puisqu’ils nagent activement et reproduisent leurs formes à chaque génération tout aussi activement. De même, les engins spatiaux américains ou russes. Leurs formes sont « inventées » par l’homme, mais selon des possibles.

Les anarchistes de Mai 68 avec leurs projets d’institutions qui valaient les engins lunaires de Cyrano, n’ont guère réussi que dans le domaine de la mode vestimentaire — où les « possibles » ne sont pas plus impérieux que dans le style Louis XV ou Louis XVI des microscopes. Depuis Mai 68, on porte les cheveux plus longs, et l’on porte de moins en moins la cravate.

L’homme n’est pas le « Seigneur des formes », il n’est Seigneur que de la coupe de ses cheveux ou de sa cravate.

Le contrôle social et l’auto-modulation

Il existait, paraît-il, dans l’armée autrichienne, au temps de Marie-Thérèse, une décoration paradoxale. Elle récompensait l’officier qui avait contribué à une victoire en agissant de sa propre initiative, par une désobéissance active aux ordres reçus. Naturellement, si l’initiative tournait mal, l’officier passait en Conseil de guerre.

* *

Dans nos sociétés très bureaucratisées, l’application stricte du règlement aboutit souvent à de réjouissantes absurdités, dont Courteline a dessiné d’immortels prototypes. Ainsi, au bureau de poste, le préposé, qui bavarde amicalement avec Mme Une Telle et lui demande des nouvelles de son petit dernier qui, hier soir, avait une colique, refuse de lui payer le mandat qu’elle présente, parce qu’elle a oublié sa carte d’identité, exigible, selon le règlement.

Absurdité? Voire. La spontanéité, non canalisée par l’application stricte d’une règle sociale, aurait vite beaucoup plus d’inconvénients que le zèle pour le règlement.

Les anarchistes et les libertaires enveloppent dans la même malédiction le Pouvoir politique et le contrôle social. Le Pouvoir, l’application opérée de haut et du dehors aux hommes pensants et sentants, d’une règle sociale contraignante, a quelques effets malfaisants et parfois grotesques. Mais les libertaires ne nous ont pas encore expliqué comment une société pourrait se passer d’un contrôle social de quelque sorte, d’une modulation des actes individuels et comment elle pourrait avoir une forme sans former, sans moduler ses composants. Le pouvoir n’est qu’un cas particulier de contrôle et l’emploi de la force n’est qu’un cas particulier de pouvoir. Un contrôle peut être opéré par simples intersignes, si les exécutants ont bonne volonté et bonne mémoire. S’ils récalcitrent ou s’ils oublient, alors seulement le pouvoir « rappelle à l’ordre », ou éventuellement, contraint.

Dans une école moderniste ou dans une clinique psychiatrique, ou antipsychiatrique, non coercitive (« Blow out Center »), en théorie sans « structure de pouvoir », la « permissivité » ne peut être, en fait, totale. On ne peut laisser les élèves ou les malades exercer des violences les uns sur les autres, battre le maître, casser les carreaux, se droguer, ou s’exhiber.

Dans les mariages « modernistes », où les époux se jurent, non fidélité, mais « liberté de faire ce qu’ils veulent », il y a très rapidement des habitudes prises, donc des attentes mutuelles, donc un droit ou quasi-droit coutumier, donc des règles de conduite implicites, qui dominent et canalisent la liberté des deux participants du couple.

Dans une entreprise en autogestion, il faut bien que l’« Entreprise » avec ses exigences, plane comme un Être supérieur sur ses employés. Et cet Être supérieur, d’abord impalpable, a une forte tendance à s’incarner dans un Directeur, théoriquement non répressif, théoriquement tout différent d’un Patron, mais fortement porté, par sa fonction, à diriger, à contrôler, à réprimer.

La véritable opposition n’est pas entre « contrôle social » et « absence de contrôle », mais entre types de contrôle ou mieux, types de « modulation ».

A une extrémité, on a un contrôle externe, s’exerçant sur des individus inconscients de ce que le contrôleur, ou « modulateur », leur fait accomplir : ainsi les cordes d’un piano et la musique jouée par le pianiste, ou encore l’onde porteuse électromagnétique d’un émetteur de radio et la modulation de l’onde porteuse par les ondes acoustiques qui les fait parler ou chanter.

A l’autre extrémité, on a un contrôle interne, une auto-modulation d’individus conscients qui se croient et qui se sentent libres.

Restons dans des exemples musicaux. Dans les périodes d’enthousiasme libertaire, on essaie (comme en Russie en 1918), des orchestres sans chef d’orchestre. Ce n’est pas impraticable. Seulement l’exécution est mauvaise. Les exécutants d’un quatuor se passent normalement d’un chef muni d’une baguette. Mais il y a généralement un leader, le plus souvent, le premier violon. En outre, l’exemple est artificiel, car chaque musicien lit sa partition, « modulant externe », s’il en fut.

Le jazz, avec semi-improvisation libre, donnerait un meilleur exemple, et aussi la commedia dell’arte où les acteurs improvisent (à demi), en contraste avec les acteurs soumis à la direction d’un « metteur en scène » moderne — antimoderne plutôt, en ce sens et à l’envers de la théorie moderne antipouvoir, puisqu’il dirige dictatorialement des acteurs entièrement soumis à son idée, et qui doivent lui obéir, comme les soldats du roi de Prusse, dont la consigne était : « Nicht raisonieren. »

Toute modulation non externe, toute automodulation, toute émergence d’une individualité de groupe, contrôlant « ses » individus constituants, est mystérieuse, et quasi contradictoire. Comment ce qui émerge d’un groupe peut-il être « contrôlant » de ce groupe?

C’est le mystère même de la vie organique. Les cellules de notre organisme — et déjà les molécules de ces cellules — se modulent et se contrôlent d’elles-mêmes, sans chef d’orchestre, avec une autodiscipline généralement parfaite.

Il est vrai qu’elles ont chacune une partition complète de la symphonie exécutée, avec, selon Monod, des indications, dans la partition même, non seulement sur ce qu’elles doivent effectivement jouer, mais sur le moment et sur l’occasion de le jouer.

Dans l’embryon en formation, on surprend l’action de ce qu’on appelle les « organisateurs », c’est-à-dire les aires dominantes d’organisation, en cascade, distribuant aux aires dominées des tâches de formation de plus en plus détaillées. Quelque chose comme : « Devenez système nerveux central », puis, « Devenez ébauche oculaire », puis, « Devenez rétine », etc.

On surprend aussi, il est vrai, une certaine part laissée à l’improvisation et aux mises au point des exécutants par inter-signalisation et inter-incitation. Le dessin des veines sur le dos de notre main droite ne ressemble pas au dessin en miroir des veines de notre main gauche, ou de la main d’un autre homme.

En outre, et surtout, il n’est pas prouvé, quoi qu’en dise la biologie moléculaire, que toute l’information contrôlante soit contenue dans les molécules d’ADN des gènes et chromosomes. Ces gènes paraissent plutôt de simples aide-mémoire, l’essentiel du contrôle et de la formation s’effectuant par une mémoire en psychisme primaire, dûment éveillée selon les régions et selon les phases d’exécution du grand orchestre cellulaire, dont chaque exécutant sait par cœur toute la partition. Partition que nos cellules ancestrales ont inventée et mise au point, elles-mêmes, au cours de millions de répétitions.

Cette automodulation, cette autoformation, cette autogestion, n’est pas aussi nettement la clé de la vie collective animale, dans son aspect d’organisation « politique », sauf chez les insectes sociaux, abeilles, fourmis, termites, où l’ordre « politique » est rigoureux, sans maître ni dirigeant. La reine des abeilles n’est qu’un ovaire. Une ruche est un exemple parfait d’autogestion sans Pouvoir ni Bureaucratie contraignante.

Les sociétés d’insectes — disons-le en passant — devraient donc, par cette autogestion sans Patron ni Maître, plaire aux gauchistes libertaires. Mais non, ils proclament au contraire qu’ils ont horreur de la « termitière humaine ». Et ils se révoltent, non seulement contre le Pouvoir et la Police, mais contre cette espèce de pouvoir et de contrôle interne qu’est l’habitude, la coutume, le Droit coutumier, à base de tabous et de sens du convenable et du normal. Ils veulent à la fois l’autogestion, et l’anarchie « cellulaire » pure — qu’ils appellent spontanéité.

Revenons aux sociétés humaines, telles qu’elles apparaissent dans l’histoire. Elles ne sont pas des sociétés organiques. Elles ne ressemblent pas aux sociétés cellulaires, aux organismes, ou aux sociétés d’abeilles ou de termites, quasi organiques. Le contrôle social, par les institutions politiques, y est en général externe, surimposé aux individus. Les grandes institutions politiques sont souvent apportées par une conquête militaire, les conquérants constituant une aristocratie dominante. Même sans conquête guerrière, le contrôle social sur la masse d’un peuple — quelques clans très primitifs exceptés, où le pouvoir est diffus — est externe : despotisme religieux traditionnel ou à prestige, despotisme éclairé et réformateur comme celui de Pierre le Grand ou du Mikado de l’ère Meiji, ou de Lénine, s’appuyant sur un parti, ou sur l’armée.

Cette « modulation » imposée à la masse d’esclaves, de serfs ou de sujets soumis, la fait « chanter », transforme son bruit de fond — la vie quotidienne et régionale de ses composants — en un chœur puissant, parfois admirable, et parfois redoutable, quand le chœur s’enivre de la puissance de sa voix.

Cependant, dans toute société humaine, le contrôle ne peut être purement externe, et la métaphore d’une modulation de type « radio », volontariste, concoctée en studio d’émission par une équipe de « producteurs » imposant une forme d’ensemble aux « ondes porteuses », est aussi inadéquate que la métaphore d’une automodulation de type organique, où la forme d’ensemble sort d’une auto-organisation, consolidée par la mémoire psychobiologique.

Les individus humains sont conscients — et conscients en un autre sens que les cellules vivantes ou que les individus-cellules des sociétés d’insectes, qui n’ont qu’une conscience mémorante spécifique, plutôt qu’individuelle. Les hommes ont des mémoires et des désirs individuels. Ils prétendent « organiser » à volonté. On ne peut leur dire longtemps : « Ne cherchez pas à comprendre. »

Ils ont ou croient avoir une image ou une image-idée du Tout social, surimposée à la société telle qu’elle est. Ils ne disposent pas, malheureusement, d’une partition tout écrite, ou d’un code sociogénétique analogue, pour la vie sociale, au code biogénétique pour l’organisation individuelle.

Des partis d’opposition se forment, qui veulent contrôler ou moduler la société autrement que le clan au pouvoir, ou qui veulent une métamorphose sociale, à partir de centres de formation, rivaux du centre organisateur en fonction. Dans les métamorphoses des insectes, des batraciens, le passage d’une forme d’ensemble à une autre se fait aussi mnémiquement que le passage sans discontinuité d’une forme à l’autre dans les organismes « réformistes » sans métamorphose. L’avenir de l’organisme après métamorphose y est fonction du passé biologique. Les cellules selon la forme ancienne — celles par exemple de la queue du têtard — se suicident galamment, se suicident sans révolte, quand elles sentent que le moment est venu de se nécroser et de disparaître en faisant place à l’ordre nouveau.

Tandis que le parti de la métamorphose sociale — de la révolution — est rapidement amené à employer, contre les tenants de l’ancien régime, récalcitrants, les exécutions capitales et les camps de concentration ou d’extermination.

L’histoire humaine est bien une série d’embryogenèses de sociétés, mais d’embryogenèses chaotiques, avec lutte de centres organisateurs rivaux, avec des métamorphoses avortées, ou déviées, avec des contrôles externes victorieux, tantôt impuissants contre les efforts d’autogestion politique, par contrats ou serments vite oubliés, mais momentanément perturbateurs, et parfois capables de fonder un ordre nouveau plus durable, quand le serment fondateur est devenu habitude et routine sacralisées.

Durable jusqu’au jour où l’ordre nouveau est dénoncé à son tour comme « externe », par de nouveaux partisans d’une nouvelle métamorphose révolutionnaire.

Le propre des sociétés humaines, c’est de ne pouvoir être ni organiques ni calculées, et d’hésiter sans cesse entre l’organique et le calcul, entre le contrôle interne quasi organique, par les habitudes ritualisées et les mœurs, et le contrôle externe calculé, par dictature d’un Maître ou d’un Clan.

Ce qui est certain, c’est qu’il n’y aura jamais de société humaine sans un contrôle social de quelque sorte, tantôt plus externe, tantôt plus interne, entre les deux limites, également invivables, d’un pouvoir oppresseur tendu par la volonté d’un ordre à imposer, ou, à l’autre limite, par le pouvoir insidieux et intolérant d’une tradition qu’il paraît sacrilège de combattre, tantôt enfin — et c’est de beaucoup le cas le plus fréquent — par des mixtes de ces deux cas extrêmes.

Refuser un de ces deux types de contrôle, c’est accepter l’autre. Diminuer le rôle de l’un c’est se vouer à augmenter le rôle de l’autre. Il est puéril de vouloir, comme dans les théories anarchistes, rejeter les deux types à la fois, de ne vouloir ni d’une société d’esclaves dociles exécutant les plans calculés d’un pouvoir oppresseur, ni d’une société psycho-organique, où tous participent, chacun dans son rôle et à sa place, à une tradition vénérée, avec un respect religieux pour l’ordre moral et ses tabous impérieux, ni d’une société qui unisse tant bien que mal ces deux types — la somme de contrôle social étant incompressible pour toute société viable.

L’illusion commune, en Occident, est de croire que la démocratie, politique et économique, constitue un troisième type, pur, essentiellement différent des deux autres — et supérieur.

Les démocrates ardents et idéalistes croient pouvoir proclamer : « Les citoyens d’une vraie démocratie ne s’en laissent imposer, ni par un clan ou une classe au pouvoir, ni par les mœurs traditionnelles sans justification rationnelle. Ils pensent et veulent, instant après instant, une forme sociale raisonnable, toujours refaite dans le conflit actif et pacifique de leurs volontés. »

L’expérience, l’histoire, et la raison même, montrent qu’ils se trompent. Une société humaine n’est pas hors de la nature vivante. Elle n’est pas instantanée. Elle doit survivre de génération en génération. Il n’y a pas de contrat social rationnel possible entre la génération présente et les générations passées ou futures.

La quatrième dimension des peuples

Appelons « quatrième dimension » d’un être, ce que l’on appelle plus simplement sa durée. Ce pédantisme a l’avantage, d’une part, de se conformer au vocabulaire des physiciens, d’autre part, de souligner ce qu’il y a d’artificiel et de faussant à considérer un être, quel qu’il soit, sans sa seule forme présente, hors de la durée. Déjà un atome n’est pas une forme instantanée dans l’espace seul. Il est un système ondulatoire, donc, temporalisé, de même que le son la ou do n’existe pas dans l’instantané, mais seulement comme « n vibrations par seconde ». Décrire un être vivant individuel, ce n’est pas seulement décrire son anatomie d’adulte, mais ses formes embryonnaires ou larvaires successives. Sa dimension de durée est constituante de son être même. Un cube n’est pas un carré, une sphère n’est pas un cercle. Traiter d’une sphère comme d’un cercle, c’est se tromper d’objet.

De même, pour une espèce vivante, la durée est constituante. La reproduction de ses individus est tellement essentielle que les individus paraissent de simples porteurs, laborieux, de la durée de l’espèce. Un végétal est un porteur de fleurs, de fruits, et de graines, un animal, un porteur d’œufs.

De même enfin, pour un peuple — par opposition à l’espèce ou à une population biologique. Un peuple n’est pas seulement une population, une fraction quelconque de la population humaine totale, de l’espèce humaine biologique. C’est un être biologico-culturel, une ethnie, c’est-à-dire un ensemble particularisé d’hommes, dans une durée faite d’hérédité biologique et d’hérédité extra-biologique par transmission de mœurs, d’idées, particularisées.

Traiter (spéculativement) un peuple comme seulement « actuel », hors de sa durée, c’est donc encore plus artificiel que de traiter une espèce vivante sans tenir compte de la dimension : reproduction biologique et mode de développement.

La « quatrième dimension » d’un peuple est à la fois sa durée biologique (comme population faisant nombre dans l’espèce humaine) et sa durée sur-biologique, en ses particularités ethniques.

Il peut être utile de feindre — un instant — de considérer un peuple dans son équilibre actuel, comme système instantané, dans sa constitution présente, de même qu’il peut être utile de décrire l’anatomie d’un organisme adulte, et sa physiologie actuelle comme fonctionnement de cette anatomie. Mais il faut bien garder dans l’esprit que c’est un artifice d’exposition, analogue à celui qui permet de dessiner sur la surface d’une page, un cube ou une sphère.

->annexer dget par Mme Le Beldhe?eur (depuis 8 ans)

aux activitOr, beaucoup de théoriciens politiques oublient qu’il ne s’agit là que d’un artifice provisoire. Ils oublient définitivement la quatrième dimension, la durée. Ils théorisent sur une sorte de peuple instantané, considéré comme composé d’adultes raisonneurs, sortant d’une préhistoire inconsciente et ténébreuse, et sautant à pieds joints dans l’ère de la conscience intelligente. Rousseau, avec son Contrat Social, redevient périodiquement à la mode. Il est aujourd’hui prôné par des gauchistes, ceux que l’on pourrait appeler les « gauchistes sérieux », à tête politique, par opposition aux gauchistes frivoles, du désir, de la libido, de la permissivité. Il est invoqué par les libéraux d’un Nouveau Contrat Social.

Or, même les gauchistes et les libéraux « sérieux » ne le sont guère, puisqu’ils oublient tout ce qui, au-delà du bon fonctionnement des institutions présentes, assure la durée d’un peuple comme peuple, ayant une mémoire et assurant son avenir, par des institutions à longue portée : organisation familiale, culte des ancêtres et souci des descendants et de leur éducation, patrimoine et héritage matériel et psychique, rites et croyances religieuses, respect des traditions, du Droit coutumier et de la langue nationale. Les progressistes, qui considèrent comme des superstitions comme des préjugés archaïques dont il faut se débarrasser au plus vite, ces institutions à longue portée, rendent en fait impossible toute durée et toute vraie progression dans le temps.

Ils sont aveugles à la quatrième dimension. Ils sont semblables à des Surfaciens qui considéreraient comme absurde que, pour obtenir une sphère, il faille dépasser la « logique » des surfaces — où un cercle ne peut tourner qu’autour de son centre — pour inventer une autre « logique des volumes » en faisant (absurdement à leurs yeux), tourner le cercle autour de son diamètre.

Rousseau et ses admirateurs considéraient comme absurdes les institutions féodales et les institutions médiévales en général, dont A. Comte, plus profond et moins « surfacien », voyait bien le caractère organique.

Les nouveaux progressistes trouvent absurde de même tout ce qui gêne les volontés, ou les fantaisies des individus, tout ce qui réprime leur désirs du moment, tout ce qui choque leur logique superficielle (et surfacienne), tout ce qui les rend aptes à dépasser la vie présente et ses commodités, et à pénétrer dans le domaine de la vie ethnique.

Par malheur, ce ne sont pas seulement quelques groupes de gauchistes frivoles ou sérieux qui vivent ainsi dans l’illusion pseudo-progressiste. Ce sont aussi les libéraux — de droite comme de gauche.

Le libéralisme économique tout comme la théorie superficielle du contrat social, repose sur le « présentisme » et sur la méconnaissance des conditions de la durée d’un peuple, et de sa vie longue. Selon le libéralisme des droits de l’homme, « chacun a le droit de chercher dans cette vie présente son bonheur matériel et son intérêt ».

Ce libéralisme a eu des effets bien plus destructeurs que les théories des pires révolutionnaires, ou des pires anarchistes des mœurs. L’« intérêt actuel » est tout aussi aveugle que le « désir », et l’utilitarisme que l’épicurisme. Les revendications des « droits de l’homme » — et de nouveaux droits dans l’ordre des mœurs — sont au fond, la revendication du droit de se désintéresser de la durée, de la survie du peuple auquel on appartient, de se désintéresser de sa quatrième dimension, et de vivre dans la liberté du présent.

Les nouveaux théoriciens des systèmes n’ont retrouvé qu’en apparence la quatrième dimension de la durée, en considérant que les boucles du système social cherchant son équilibre ne se referment pas, et peuvent ainsi progresser en spirale, cherchant toujours un nouvel équilibre interne et aussi externe, avec le milieu modifié par les actions et les techniques et obligeant à de nouvelles actions adaptatives et rééquilibrantes. Les écologistes, soucieux de préserver, pour l’avenir, le milieu naturel, ne sont pas « écologistes-pour-la-nature-humaine », soucieux d’en préserver l’intégrité de génération en génération.

Ils méconnaissent, eux aussi, la quatrième dimension, la longue durée voulue inconsciemment. Ils sont pareils à des embryologistes qui prétendraient expliquer le développement de l’embryon par « des équilibres successifs compensés » par le seul équilibre « systématique », en spirale progressive et indéfiniment divergente, et sans faire intervenir la mémoire biologique et l’anticipation créatrice, d’une conscience sur-actuelle, « domaniale » pour la longue durée.

Si bien que, paradoxalement, aujourd’hui, il y a, dans toutes les théories et dans tous les partis, une surenchère de superficialité, de libéralisme individualiste, de permissivité, d’autonomie (autre nom de l’anarchie).

Lorsque l’ordre (actuel et superficiel) dans la vie quotidienne, dans la sécurité matérielle, dans le ravitaillement, est menacé, on assiste à quelques réflexes de défense. Mais non pas lorsqu’est menacé l’ordre à quatre dimensions. Il n’intéresse plus, apparemment, que Soljenitsyne, ou il n’est plus évoqué que poétiquement, rétrospectivement, et vainement, par les amoureux du folklore et les nostalgiques des vieilles provinces.

A moins que, par un dernier paradoxe, il ne serve de prétexte à des violences ineptes, et à des lanceurs de bombes qui veulent ressusciter des peuples morts en tuant au hasard n’importe quel vivant.

Le sacré et la dimension invisible aux libres penseurs

Considérons les relations (sexuelles) entre un homme et une femme.

PREMIER DEGRÉ : le viol. Comme s’exprime, avec une énergique brièveté le rédacteur biblique (selon la traduction d’André Chouraqui) : « Il la rencontre dans les champs, il la couche, il la viole. »

DEUXIÈME DEGRÉ : la femme est consentante. L’amour n’est pas seulement « le contact de deux épidermes », c’est « l’échange de deux fantaisies ».

TROISIÈME DEGRÉ : les deux fantaisies sont plus durables. On accède alors au niveau supérieur, au collage, au concubinage, aux habitudes vitales.

QUATRIÈME DEGRÉ : le mariage civil légal, le contrat devant M. le Maire entre les époux. Le mariage civil est théoriquement durable, avec diverses obligations, mais, comme tout contrat, il tend à être considéré comme résiliable par consentement mutuel.

CINQUIÈME DEGRÉ : le mariage religieux, sur-actuel, surhumain, indissoluble, selon des archétypes hors du temps, unissant deux lignées, fondant une nouvelle lignée, avec le souci du passé et de l’avenir, rituel, cérémoniel, sur-contractuel, sur-naturel, avec serment devant les Dieux et les Hommes, bref, sacralisé.

Le sacré, disait Vico, c’est le profane temporalisé. Il vaudrait mieux dire : éternisé, sorti de l’actuel et du temps court et considéré selon une autre dimension des choses relativement à laquelle tout le réel est aussi plat qu’un rond comparé à une sphère.

Le cinquième degré est le seul humain au sens propre du mot. L’ethnologie le prouve. Tous les peuples, non artificialisés par la civilisation, reconnaissent les droits des dieux comme enveloppant les droits humains. Tous les autres degrés sont des courts-circuits, des projections aplatissantes, des ombres, des retours, accidentels, à l’infra-humain. Même le mariage civil légal, car il ne prend en compte que la volonté d’individus alors que les individus ne sont que des mailles du tissu social, mailles qui doivent se conformer au dessin d’ensemble du tissu.

La violence — le viol — étant le court-circuit le plus grossier, est donc le plus éloigné du sacré. Et il est bien étrange de rapprocher, comme René Girard, la violence et le sacré, alors qu’ils représentent deux extrêmes, opposés.

Tl est vrai cependant que les extrêmes se touchent et que la violence, événement ou accident brutalement actuel, est encore plus l’antipode symétrique du sacré, c’est-à-dire du droit des Dieux, que du légal, c’est-à-dire du droit humain.

Comme un certain nombre de violences sont des nécessités inévitables pour la survie : tuer pour manger, tuer pour se protéger, le sacré apparaît, par un effet de contraste, justement dans la plus extrême violence : la chasse, ou l’abattage des animaux, la guerre, l’exécution des condamnés, l’infanticide, l’enterrement ou la crémation des morts, ces actes violents sont aussi les points d’apparition du sacré, des tabous, des rites de purification, des passages à l’extrême opposé. C’est parce que le viol incestueux est un acte animal par excellence, qu’il est le plus primitivement « taboué », religieusement interdit, aux origines même de la société humaine, fondée sur la prohibition de l’inceste.

Quand, dans les époques dites de Lumières, des pseudo-philosophes ou des idéologues « libérés », considèrent que les tabous de tous ordres — et notamment la prohibition de l’inceste — sont purs préjugés, et que rejeter ces préjugés est « la pierre de touche d’un véritable philosophe », c’est que le peuple civilisé, qui se croit porteur de l’avenir, est en réalité proche de son suicide et qu’il est près de laisser la place à d’autres peuples où le sens du sacré est encore vivant.

Car la vie d’un peuple n’est pas seulement la vie d’une espèce organique, ou d’une population. L’instinct animal n’assure que la survie de l’espèce. Mais la vie d’un peuple en sa culture exige impérieusement la prise en considération de la dimension du sacré, c’est-à-dire la transfiguration de l’actuel et de l’individuel par le souci, semi-instinctif, ou plutôt sur-instinctif, de la longue durée sous le regard de l’éternel.

Hymne à Zeus, nouvelle version

On a découvert récemment ce qui semble être une autre version de l’hymne de Cléanthe à Zeus.

Si Cléanthe en est vraiment l’auteur, il semble avoir abandonné beaucoup de son stoïcisme.

« Qui que tu sois, ou quoi que tu sois, Zeus, Dieu, je te loue d’être impitoyable, de ne faire grâce à personne, de ne faire exception pour personne, de ne te préoccuper spécialement du salut de personne, de n’envoyer de Sauveur à personne.

» Tu n’es pas bon. Tu es moins encore miséricordieux. Mais tu donnes à tous les êtres selon ce qu’ils peuvent prendre. Tu n’es pas juste à la manière humaine, faisant la même part pour chacun. Tu es juste comme une balance, où compte le moindre poids. Avançant le long du chemin de ta Loi, mince comme un fil de funambule, tout être essaie de se tenir en équilibre, ou de ne perdre l’équilibre qu’un court instant, dans un mouvement qui permet de le rattraper. Si le funambule a trop présumé de ses forces, et s’il tombe, tu ne fais aucun miracle pour le sauver et tu le laisses s’écraser sans remède.

» Tu es inégalitaire. Mais beaucoup moins qu’il ne paraît, car tu donnes des compensations invisibles. Tu fais aimer leurs chaînes aux esclaves, leurs infirmités aux infirmes, leurs larmes aux affligés, leur humilité aux humbles. Tu effaces dans l’égalité de la mort, les échecs et les fautes, parce que tu effaces aussi les triomphes et les vertus. Tu effaces les chagrins et les deuils, parce que tu effaces tout autant les joies et les extases. Tu fais retourner au néant les bourreaux et les victimes, les puissants et les faibles. Ceux qui meurent avant l’âge perdent moins qu’il ne parait, car tu allonges le temps de l’enfance, qui paraît presque une éternité, et tu abrèges le temps de la vieillesse, qui passe comme une ombre.

» Tu n’es pas la Raison. Tu n’es pas le Logos. Parce que tu es ce qui fonde la raison, et le raisonnement. Tu n’es pas un Mathématicien, un Géomètre, mais tu donnes aux mathématiciens, aux amateurs de sciences et de jeux, le champ même où ils peuvent s’amuser.

» Tu n’es pas Parole, ni même Langage, ou Signification, car tu es au-delà, non seulement des mots, mais des sens. Tu t’exprimes dans tes créatures, mais ta création ne signifie rien, pas même ta gloire. Tu n’es pas intelligible, et tu ne sembles pas apprécier l’intelligence pure. Mais tu donnes à comprendre selon les besoins de chaque être. Tu te montres en toute clarté à ceux qui ont des yeux pour voir, car tu es un dieu inintelligible, mais non un dieu caché.

» Tu n’es pas Amour, mais tu es moins encore Haine. Tu rends la haine pénible à ceux qui l’éprouvent et l’amour délicieux à ceux qui peuvent garder un moment un îlot de sécurité et d’intimité. Tu obliges chacun à se défendre, à tuer pour vivre, à avoir des crocs et des griffes, à se cramponner à son domaine. Mais tu ne favorises pas plus la violence que la faiblesse, et tu fais périr les violents aussi bien que ceux qui se laissent violenter. Tu favorises seulement l’ardeur à vivre, à maintenir, à réparer, à continuer, à résister.

» Tu permets le mensonge quand il est une arme pour survivre. Tu permets le camouflage, le mimétisme du prédateur ou de la proie, la publicité pour attirer ou pour effrayer, ou pour faire confondre. Tu permets les beaux décors destinés à éblouir. Mais tu n’admets pas la moindre tricherie dans les constructions et tu ne sauves pas ceux qui font naufrage dans un bateau de carton, ou ceux qui sont écrasés par des constructions mal équilibrées.

» Je te loue d’être indifférent à mes louanges, comme tu le serais à mes imprécations.

» Je te loue de m’avoir fait vivre, et de me laisser vivre encore un moment avant de me laisser mourir — sans jugement dernier, sans rétribution ni punition — comme tu laisseras mourir toute l’espèce humaine, et tous les vivants. Du moins sur cette terre qui n’est pas promise à une vie éternelle, mais qui aura été une fenêtre sur l’éternité. »

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1 S. Butler, Les Carnets, p. 224.