André Ligneul
Approche de l'Absolu

Il y a danger permanent de rétrécir l’absolu aux dimensions de notre petitesse. Nous ne rencontrons alors que des absolus destructeurs. Et la multiplicité de ces pseudo-absolus humains les fait se dévorer mutuellement. L’Histoire nous apprend à redouter ceux qui parlent au nom d’un absolu. C’est au nom de ces idoles que s’accomplissent les pires répressions, politiques ou religieuses. Le propre de la « passion » est de porter à l’absolu ce qui n’est qu’objet partiel et relatif. Le passionné est aveuglé par ce vers quoi sa passion le porte. Il se détruit à la poursuite de ces faux absolus, de ces « idoles ». Une idole apparaît quand l’élan vers l’absolu s’arrête en chemin, l’ombre est prise pour la lumière. Le passionné se fabrique un « veau d’or » et perd de vue le sommet du Sinaï.

(Revue Teilhard De Chardin. No 81-82. Mai 1980)

On ne peut qu’hésiter avant d’aborder un tel programme! Il y faut beaucoup de témérité…

Il me poursuit ce rappel à l’ordre des Upanishads : « Celui qui sait ne parle pas Celui qui parle ne sait pas ».

Ils me sont présents à l’esprit ceux qui ont vécu, douloureusement, l’impossibilité de parler de l’Absolu qu’ils ont rencontré, leur incapacité à rendre compte de leur expérience des sommets : les géants de la mystique comme Jean de la Croix, Maître Eckhart, les maîtres de la théologie apophatique, de la théologie « négative », les penseurs védantiques dont le discours se ramène au Neti.

L’Absolu, nous ne pouvons ni le montrer ni en parler. Tout au plus pouvons-nous le nommer. Quand Moïse Lui demande son nom il ne reçoit que cette non-réponse : Yahweh, « Je suis ce que je suis ». Et pourtant la révélation du nom affirme à la fois l’impossibilité présente de connaître et la possibilité de le rencontrer, car il est « vivant », et d’entrer en dialogue avec Lui.

Sa connaissance nous échappe ! Mais connaissons-nous vraiment ceux que nous aimons, avec qui nous vivons?

Et il nous est possible de découvrir le chemin de la rencontre, de reconnaître la direction de l’approche. Nous sommes déjà sur ce chemin, même si nous l’ignorons. Quelque chose en nous, plus fort que tous les doutes, que toutes les incertitudes, nous dit que cette route conduit quelque part. Seulement la connaissance nous échappe tant que nous ne sommes pas parvenus au terme de la route.

Et cet Absolu qui échappe encore au savoir, nous pouvons le reconnaître, reconnaître sa trace, son signe, son chiffre. Son empreinte vivante nous marque depuis toujours. Il nous dit, à travers Augustin, Pascal : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé ».

Notre époque a perdu le nord, le nord de l’esprit. Sa boussole est affolée.

Et que constate-t-on ? Après le rejet des absolus religieux au nom d’une méthode scientifique qui outrepasse ainsi ses limites, au nom d’une raison qui méconnaît son véritable fondement, on observe une étrange et symptomatique reviviscence de courants religieux, dont certains ne manquent pas d’être fort inquiétants. Un psychanalyste parlerait du « retour du refoulé ».

Cette reviviscence est le symptôme d’un besoin. Mais comment y reconnaître l’authentique route de l’absolu désiré? Cet absolu dont le besoin est inscrit en creux au cœur de l’homme, où le trouver?

Une lucidité est nécessaire. Une conversion du regard, une purification de ce regard sont nécessaires. Ne soyons pas des papillons stupides qui se heurtent à la vitre qui les sépare de la lumière et meurent d’épuisement devant l’obstacle, qui se brûlent les ailes dans une flamme qui n’est qu’une médiocre lumière.

Le chemin de l’absolu est semé de périls et d’illusions mortelles. L’homme s’accomplit ou se détruit selon l’absolu qu’il reconnaît ou croit reconnaître. Il y a danger permanent de donner valeur d’absolu à ce qui n’est qu’un pauvre fragment de la réalité, une idole.

Il y a danger permanent de rétrécir l’absolu aux dimensions de notre petitesse. Nous ne rencontrons alors que des absolus destructeurs. Et la multiplicité de ces pseudo-absolus humains les fait se dévorer mutuellement. L’Histoire nous apprend à redouter ceux qui parlent au nom d’un absolu. C’est au nom de ces idoles que s’accomplissent les pires répressions, politiques ou religieuses. Le propre de la « passion » est de porter à l’absolu ce qui n’est qu’objet partiel et relatif. Le passionné est aveuglé par ce vers quoi sa passion le porte. Il se détruit à la poursuite de ces faux absolus, de ces « idoles ». Une idole apparaît quand l’élan vers l’absolu s’arrête en chemin, l’ombre est prise pour la lumière. Le passionné se fabrique un « veau d’or » et perd de vue le sommet du Sinaï.

Simone Weil dit fort bien : « Le Désir enferme l’Absolu et s’il échoue, l’absolu se transforme en obstacle ».

Il y a, répétons-le, au cœur de l’homme un vide, un appel à la plénitude. Mais le bruit des choses étouffe cet appel venu de loin, les choses font écran au sens de notre vrai manque. D’où la nécessité de nous libérer de nos illusions. Notre civilisation est productrice d’illusions. L’homme court après un bonheur illusoire, avec des moyens fallacieux. Il vit dans l’illusion de pouvoir ainsi atteindre le terme de sa quête, dans l’illusion, aussi, de pouvoir par ce biais échapper au temps qui le ronge.

Notre soif d’absolu et d’éternité ne peut encore s’apaiser que goutte à goutte, dans la temporalité. La plénitude de joie est encore à venir. Mais cette espérance est nourrie de ces instants de joie, de ces moments de certitude où l’on entrevoit, comme à travers la brume, l’accès au terme du voyage.

Que cherchent-ils donc, que poursuivent-ils ces affamés d’absolu, dans le désert, la solitude ou simplement perdus au milieu de la foule ?

Pour Teilhard, un mystique est un homme possédé par la passion de l’Un, et spécialement du Christ. « Ce qui nourrit ma vie intérieure, c’est le goût de l’être, satisfait en Dieu. »

Le mystique est celui qui a perçu « la note unique sous le bruit universel », et que la quête de plénitude conduit à dépasser l’ennui d’un quotidien déficient. « Nous désirons quelque chose et nous ne savons pas quoi, mais nous sommes certains qu’il y a quelque chose que le monde ne peut pas donner » (Rahner).

C’est ce quelque chose que nous cherchons à nommer, car nous pressentons que ce quelque chose est « quelqu’un ».

L’expérience philosophique converge avec l’expérience mystique : expérience d’un manque essentiel, d’une insuffisance. La contingence de l’homme, sa finitude sont perçues, saisies, éprouvées sur un fond d’absolu, d’éternel. Toute pensée qui se veut intelligible postule, reconnaît un Absolu, un Nécessaire. Le monde, la Personne ne prennent consistance qu’à cette condition. Sartre a vu clair : en poussant jusqu’au bout la logique de son athéisme il aboutit à un monde absurde, à une liberté pour le néant.

Nous vivons dans le relatif, et nous avons soif d’absolu. Nous vivons dans le temps, l’éphémère, et nous aspirons à l’éternel, au définitif. Mais le relatif, l’éphémère ne nous paraissent insuffisants que parce que nous sommes hantés par l’absolu. C’est pour cela que les limites ne peuvent nous satisfaire.

« Il faut avoir profondément senti la peine d’être plongé dans le multiple, qui tourbillonne et fuit les doigts, pour mériter de goûter l’enthousiasme dont l’âme est soulevée quand, sous l’action de la Présence universelle, elle voit que le réel est devenu, non seulement transparent, mais solide. Le principe incorruptible du cosmos est désormais trouvé, et il est répandu partout. Le monde est plein et il est plein d’absolu. Quelle libération ! »

Oui, la recherche de l’absolu est la recherche d’une consistance. C’est le fond commun des mystiques, d’Occident comme d’Orient. Les divergences, si grandes soient-elles, se situent en deçà.

Pour le langage, l’absolu apparaît généralement comme le transcendant, le tout autre que les choses que je puis nommer et connaître. Aucun langage ne peut l’enserrer dans ses prises. Mais trop souvent cette transcendance a été traduite en termes d’espace et nous en avons fait un Dieu lointain, un ailleurs absolu. Et la Distance entraîne l’indifférence. C’est pour cela qu’on a pu préférer parler de profondeur, insistant ainsi sur la Présence intime en toute chose et retrouvant l’idée de l’Immanence divine. On signifie ainsi une Présence Universelle en toutes choses sans jamais se confondre avec aucune d’elles. Une présence Créatrice qui loin d’absorber et annihiler la multiplicité des êtres leur donne leur pleine dimension d’être. Il n’est pas l’« autre » absolu avec qui toute rencontre serait impossible. Il est le tout proche. C’est sa simplicité, son universalité qui risque de nous égarer et de nous faire passer à côté de Lui en le cherchant ailleurs.

Il est là. « C’est Lui qui est à l’origine de l’élan et au terme de l’attraction dont je ne fais pas autre chose que de suivre ou favoriser l’impulsion première et le développement. » « Dans le jeu des causes secondes, je touche d’aussi près que possible, les deux faces de l’action créatrice. »

« Il est à la naissance, à la croissance, au terme de toutes choses. »

Signalons au passage, et Teilhard lui-même s’en est préoccupé, que la notion d’Absolu prend une signification différente dans l’Occident, chrétien par sa culture, et l’Orient, principalement Védantique. Cette précision est nécessaire pour se situer clairement en face de l’attrait des méditations de type indien.

Je dois être bref, donc schématique à outrance. Teilhard parle à juste titre « d’opposition de deux esprits ». En ce domaine la confusion n’est jamais éclairante et moins qu’ailleurs. Notre culture vieillie s’enrichira et se renouvellera au contact des autres cultures. Il serait appauvrissant de les méconnaître, il serait désastreux de les mal connaître.

Admettons une convergence, mais à l’extrême pointe, là où deux lignes parallèles semblent se rencontrer, à l’infini. Le point de départ est radicalement différent.

Pour l’Orient, l’Absolu est l’Un dont l’unité est si dense que la multiplicité ne peut être qu’illusoire, qu’elle soit le fruit de la Maya, l’illusion cosmique ou celui de l’Avidya, l’ignorance.

Le mystique traverse l’ivresse de la Vacuité.

L’Un, au-delà de toute détermination, ne peut faire place à aucune réalité limitée. Le salut consiste à prendre conscience de l’identité massive de cette unité indifférenciée.

Le « moi » n’a aucun statut ontologique, il est pur phénomène illusoire. On ne peut même pas parler d’annihilation, parce qu’il n’a jamais eu de réalité véritable.

En réalité, les choses sont plus complexes, car le courant védantique se diversifie en écoles, dont certaines ébauchent un certain dualisme, et par ailleurs certains mystiques occidentaux comme Maître Eckhart, se servent d’un langage qui n’est pas sans similitude avec celui des mystiques védantiques.

Pour l’Occident, le Multiple : les êtres, les choses, c’est-à-dire la « création », ont une densité d’être propre, sont des authentiques réalités face à leur source, l’Absolu. Ce multiple n’est pas pure dispersion, mais est de nature convergente. Les êtres, nos « moi » ne s’effacent pas mais se dépassent et s’achèvent dans une unité supérieure où elles se retrouvent dans une plénitude définitive.

L’homme est partenaire de l’Absolu. Et le moi, purifié, n’est plus écran, mais ouverture.

Ainsi le mystique oriental parle d’identification absolue. Et le mystique occidental (chrétien) parle d’Union.

L’« illumination », pour l’Inde, est la saisie d’un Etre indifférencié, dans sa densité immobile.

Pour l’Occident il est question d’être en devenir, en voie d’achèvement. Le temps n’est plus une illusion, mais un temps d’accomplissement.

Dans les deux cas, l’Absolu est « déjà là ». Mais pour le Védanta, il n’y a jamais eu que Lui.

« Comme le Moniste, je me plonge dans l’Unité totale, mais l’Unité qui me reçoit est si parfaite qu’en elle je sais trouver en me perdant, le dernier achèvement de mon individualité. »

Il s’agit ici d’un Amour Absolu qui élève l’homme, le grandit aux dimensions de l’Absolu, (le divinise), dans une relation d’amour, non dans une unité dissolvante.

« La réunion à Dieu ne se fait pas par évanouissement, mais par épuration et raffinement de ce qu’il y a de plus personnel dans les choses : la vertu du panthéisme est réalisée, Dieu est tout en toutes choses. »

Il n’est malheureusement pas possible de faire plus que de signaler que nous sommes ici sur la voie du dépassement de l’opposition traditionnelle : Panthéisme et Théisme.

Le chemin de l’Absolu passe par l’intériorité.

Les choses nous arrachent à nous-mêmes et nous dispersent en sollicitant nos énergies, nos désirs en des directions contradictoires. L’humanité est bien à l’image de nos divisions intérieures : elle est désunie, éclatée.

Il est urgent de retrouver un centre pour réintégrer notre lieu authentique.

Ce qui distingue l’homme et le caractérise, c’est la conscience, cette capacité d’être présent à lui-même. C’est sa manière d’être qui commande notre perception du monde. C’est à elle qu’il nous faut redonner l’Unité. C’est le chemin du recueillement, qui seul peut nous guérir de notre dispersion.

Il est urgent de retrouver une direction, de reprendre la maîtrise de notre conduite. Comment y parvenir, sinon en partant d’un point de vue supérieur, sinon en nous tournant vers l’essentiel ? Non pour mépriser et rejeter tout le reste, mais, tout au contraire, pour que toutes les réalités qui nous entourent retrouvent leur place dans la hiérarchie des valeurs.

Et nous tourner vers l’Absolu, quelque soit pour le moment le nom qu’on lui donnera, passe par un retour à Soi. Non pas à notre petit moi rétréci dont nous nous contentons trop souvent, mais à ce qui, au plus profond de nous, est plus grand que nous.

Les mots de « spiritualité, » de « vie intérieure » font parfois sourire. Reconnaissons que la marchandise mise sous ces étiquettes ne pouvait bien souvent que nous en détourner.

Il ne s’agit en aucune manière :

d’un refus méprisant de monde qui nous entoure

d’une évasion paresseuse et lâche

d’une attitude schizophrénique

d’une introspection narcissique

d’un gonflement monstrueux du moi d’une fuite dans le rêve

d’un abandon de la lutte pour un monde meilleur

d’un oubli de l’existence.

Elle est fondamentalement :

une reprise de soi en vue d’un nouveau départ

un retour à l’essentiel pour une action plus lucide

une mise à distance provisoire pour une insertion plus profonde

une ascèse libératrice, car l’activité intense de l’homme contemporain n’est trop souvent qu’une fuite de soi, un divertissement au sens pascalien, c’est-à-dire un refus de se poser les vraies questions de l’homme. Une ivresse errante!

Teilhard va nous aider à comprendre le sens exact de ce « recueillement ».

Il présente ainsi le rythme de l’évolution, en trois « temps ».

Divergence : c’est l’indéfinie diversification en éventail qui caractérise les premiers temps de la vie.

Convergence : apparaît alors un rassemblement, une unification, une union, perceptibles dans la noosphère.

Emergence : vers quoi la noosphère s’oriente. Passage à un niveau supérieur, émergence dans l’absolu, réunification en Oméga.

Il en est de même dans le couple : ascèse-méditation.

Divergence : un apparent retrait, un isolement où le primat est donné au spirituel, à l’éternel, à l’absolu. La conscience se replie sur elle-même.

Convergence : c’est le retour quotidien qui apparaît « capable » d’absolu. C’est la vie et l’action avec les hommes pour vaincre les divisions.

Emergence : le terme est l’achèvement en Dieu d’un Monde réunifié, accomplissement du temps dans l’éternité.

Sans intériorité, l’homme d’action est dévoré. Il perd la maîtrise de sa conduite d’homme. Il n’est plus qu’un simple rouage d’un mécanisme économique de production et de consommation dont la finalité se retourne contre l’homme.

Dans cette Perspective la méditation prend toute sa signification.

J’évoquais, au début, un malaise dans notre civilisation. J’en verrais un symptôme dans le fait que la méditation est à la mode. Nombre de « gourous » fondent des centres de méditation de style oriental, ou hélas, le meilleur côtoie le pire ! Où l’enseignement se croise avec des entreprises fort rentables. Qu’importent ces bavures : ce qu’il faut noter ici, c’est la manifestation d’un besoin plus ou moins obscurément ressenti. C’est l’émergence d’un besoin d’absolu qui n’est pas satisfait par ce que la culture contemporaine peut proposer. C’est aussi la recherche d’un chemin pour l’approcher.

Les monastères apparaissent comme des antidotes à une civilisation qui méconnaît la vraie nature de l’homme. Les centres de culture spirituelle, où l’on vient se ressourcer, attirent toujours plus de monde, et pas seulement des croyants. Je me souviens de ce que Paul Valéry, l’agnostique, disait il y a déjà une quarantaine d’années : « Le temps vient où on ira contempler derrière les grilles des cloîtres les derniers hommes libres ».

Ces « cloîtres », dont la finalité semble si inintelligible à tant de nos contemporains, sont une invitation pour l’homme « éclaté », à devenir un homme réintégré, un homme qui a retrouvé son centre, parce qu’il est réorienté vers un absolu. Voilà leur « utilité » : témoigner de l’essentiel.

La méditation n’est pas la simple réflexion. La réflexion demeure une activité intellectuelle. Elle est la porte de la compréhension intellectuelle. Elle nous procure le recul critique qui, en nous mettant à distance du « vécu », nous permet d’approfondir et clarifier le regard de la pensée sur nous-mêmes et sur les choses.

Mais il faut aller plus loin, plus profondément en nous. Il s’agit d’atteindre une rencontre, une rencontre qui engage toute l’existence, qui mobilise toutes les énergies intellectuelles aussi bien qu’affectives. Et cette rencontre n’est autre que la rencontre de l’absolu, selon le Nom qu’on lui donnera. C’est la rencontre d’un au-delà de nous-mêmes, au plus intime de nous. La méditation, que l’on observe au sommet de toutes les cultures ayant un certain niveau de perfection, est déjà contemplation. Elle s’ouvre, chez l’homme religieux, par exemple, sur la prière authentique qui est attention à Dieu. Elle aboutit chez ceux qui, plus privilégiés, sont allés le plus loin, à la rencontre mystique, à ce mystérieux contact que le langage humain est inapte à exprimer.

Elle apparaît comme un retrait provisoire, un moment dialectique, en vue d’un départ mieux orienté, d’un regard purifié. Elle s’ouvre sur l’accession à un niveau supérieur de conscience et de liberté. Désormais les choses sont perçues du point de vue de l’Essentiel.

Le but de la méditation est d’apprendre à écouter, à se mettre à l’écoute d’une parole éternelle. Et le regard de « d’homme recueilli » entreverra l’Absolu qui lui fait signe dans les réalités les plus banales. Nous retrouverons cette transformation dans quelques instants.

La voie de la Méditation ne se parcourt pas sans exigences ni sacrifices. Elle requiert toute une ascèse, une discipline. Mais celui qui présente déjà le rayonnement d’une Présence est prêt à s’engager dans cette démarche. Il est comme ce marchand de l’Evangile qui, ayant trouvé une perle de grand prix, vend tout ce qu’il a afin de se procurer sans tarder ce trésor qui le comblera. Il quitte les possessions médiocres pour la vraie richesse. Simone Weil dit très justement : « On ne se détache pas, on change d’attachement ». On se détache de ce qui rétrécit et rend esclave, en s’attachant à ce qui comble et libère.

Il nous faut accoutumer notre regard à la vraie lumière qui manifeste la vraie réalité. Et il est nécessaire pour cela de détacher notre regard de ce qui n’est qu’ombres, voiles, écrans obscurs. La vérité est « aletheia », « dévoilement ». Entendre en nous l’appel de l’absolu est au prix de ce dépouillement.

L’ascèse est libération de la dictature des choses. Nous pensons maîtriser les choses, mais elles nous échappent et ce sont elles qui nous dominent. Et nous nous sommes laissés dominer par les choses parce que nous nous échappons à nous-mêmes : nous avons perdu la maîtrise de notre conduite. Voilà bien le drame de l’homme moderne.

Il ne cherche et ne trouve sa référence qu’à l’extérieur où précisément tout est organisé pour l’arracher à lui-même.

Notre « aliénation » est d’abord d’ordre spirituel. C’est cette détresse spirituelle qui est à la racine de toutes les autres. L’homme a perdu la direction de sa vie. Il ne sait plus où il va, où il devrait aller.

C’est le règne de l’économique. Ce qui n’est pas rentable est méprisé. L’avoir est préféré à l’être,  Et le mieux-être se substitue au plus-être. Il nous suffit aussi de paraître plutôt que d’être. Nous sommes encombrés de bagages inutiles.

Il est si facile de se laisser modeler par le milieu plutôt que de tenter d’être soi-même! L’homme contemporain accepte une image préfabriquée du bonheur qu’il paie comptant ou à crédit. Il ne sait plus qui il est.

Notre époque, dite de consommation, est celle de l’Inessentiel. Elle bruit des désirs de biens accessoires comme si un homme affamé grignotait des épices pour tromper sa faim.

On a clamé bien haut : « Dieu est mort ». D’une certaine manière c’est vrai. Mais n’est-ce pas l’homme qui est en train de mourir, et de ses propres mains ? Sa place dans les préoccupations des hommes est devenue incertaine et il n’entre pas dans les équations technocratiques.

Il faut changer la vie, réclame-t-on ! Certes, mais ne faudrait-il pas d’abord changer l’homme? Cette vie c’est lui qui l’a instaurée!

Une conversion est nécessaire. L’homme a besoin de retrouver son fondement, sa véritable condition de partenaire de l’absolu. De ce nouveau point de vue l’ascèse deviendra libération des aveuglements sur les fins et les moyens, libération de la fausse hiérarchie des valeurs, libération de l’égoïsme monstrueux des individus comme des groupes et des peuples. L’ascèse n’interdit pas la « consommation » mais en refuse l’esclavage.

Le cœur libéré peut alors s’ouvrir à la contemplation. L’ascèse est la condition d’un franchissement des limites. Elle s’ouvre ainsi, par la méditation, sur la perception de l’Unité éclairante. C’est la grande leçon de la « Montée du Carmel ». Elle atteint l’attention, que Simone Weil définit comme une active disponibilité. Ce qui est vrai aussi dans nos relations humaines : il faut beaucoup d’humilité, d’effacement pour être attentif aux autres, comme à l’absolu.

Il ne saurait être question de parler ici de Méthodes de méditation. Le choix est large et chacun peut en trouver une adaptée à son tempérament.

Mais disons de suite que la méthode, la technique sont secondaires. Ce qui importe d’abord, c’est l’attitude, l’orientation du cœur, du regard intérieur. Les méthodes ne sont qu’au service de cette attitude et si celle-ci manque, la technique n’est plus qu’une machine qui tourne à vide.

Un exemple : la signification des Yogas, si à la mode, est généralement oubliée ! Ils sont bien souvent réduits à n’être qu’une gymnastique ou une technique de relaxation. Certes, cette dimension est positive. Mais c’est s’arrêter en chemin. La posture, du zazen par exemple, n’est en elle-même qu’une médiation par le corps, vers la méditation. Le corps par ce moyen devient un allié, une aide même, dans notre voyage au centre.

De même il y a une recherche de la sérénité qui peut n’être qu’évasion, oubli de la réalité trop pesante. La sérénité n’est pas un but, mais à la fois une étape et un fruit. Une étape, car la paix retrouvée libère l’esprit et la recherche; un fruit, car la vraie sérénité est la joie de celui qui, au-delà de la conscience plus aiguë de la réalité et de la souffrance humaine, aperçoit la « Réalité », la Présence qui transfigure, déjà, l’obscurité du jour.

C’est ainsi que nous découvrirons la richesse du silence.

Nous aurons en effet appris à écouter. Tous les silences ne sont pas identiques. Il y a le silence de la pierre.

Il y a le silence de la mort.

Il y a le silence des paroles vides de sens.

Mais il y a aussi le silence de la plénitude et de la rencontre où les mots seraient de trop.

Il y a autour de nous tellement de « bruits » qui ne sont que de monstrueux silences, vides de sens.

Combien de fois ne parlons nous pas en ne disant rien afin de ne rien dire

pour dissimuler une absence de pensée afin de ne pas entendre

pour nous rassurer dans notre solitude insupportable.

Etre seul avec soi ne se ramène-t-il pas trop souvent à n’entendre en nous que tous ces bruits qui ne sont que des bruits entrés en nous.

Cette faim de bruits extérieurs n’est qu’un subterfuge dérisoire pour ne pas entendre la « parole intérieure » qui nous interpelle.

Il nous faut d’abord conquérir le silence intérieur. Ce n’est pas le silence de l’absence, c’est celui d’une présence que rien ne peut nous ôter de force.

Ce n’est plus le silence de la solitude douloureuse : c’est celui de la rencontre et du dialogue.

Le silence est un bien précieux, devenu lui aussi, rare. Le bruit est devenu une drogue. Il nous mécanise, nous conditionne. C’est le but des techniques publicitaires : ne laisser aucun repos, aucune place au recul critique. Les « technocrates » de la consommation savent bien que l’homme a peur du silence.

Sans les bruits qui le remplissent, l’homme moderne a peur, face à lui-même. Il y a une ivresse du bruit comme de l’alcool.

Pour quoi ? Par peur de penser, de se regarder en vérité, par peur d’être amené à se poser les interrogations essentielles.

Les uns fuient dans le travail, les autres dans le bruit : c’est toujours le divertissement, de Pascal, le travail peut être le meilleur moyen d’escamoter la vie.

Voilà le fruit de la méditation : retrouver le silence intérieur, faire silence en soi, se libérer du viol des bruits extérieurs.

Cette présence à soi nous conduira à une plus intense présence à l’Absolu et aux autres.

Ecouter l’autre exige que nous nous taisions : non seulement faire silence, mais écouter les silences de l’autre.

Relisez les admirables pages de Ivan Tillich sur l’éloquence du silence, là où il parle du « silence de l’intérêt profond », de ce silence « par lequel le message de l’autre s’accomplit et devient lui en nous ».

« Pour comprendre un être, il nous faut apprendre non pas tant ses mots que ses silences. »

Oui, ayons toujours présent à l’esprit qu’une des qualités de l’homme authentique est sa capacité d’écoute.

Libéré pour écouter Dieu, il n’en est que plus libéré pour écouter les autres. C’est l’antipode de l’intériorité schizophrénique, narcissique, où je n’écoute que moi et mon propre néant.

Ce silence est nécessaire pour écouter et entendre ce que Teilhard appelait merveilleusement : « La note unique sous le bruit universel ».

Il rejoint Ignace d’Antioche, Clément de Rome pour qui « le logos divin est la parole surgissant du silence ». Et Tillich commente : « Dans ce silence divin, le Verbe éclate et dévoile ce que cachait le silence, il révèle le fond de la pensée de Dieu ».

Ainsi, si nous avons su écouter le silence, notre Regard sera purifié et nous pourrons voir, percevoir la présence.

Laissons la parole à Teilhard.

« Le cœur pur est celui qui, aimant Dieu pardessus toutes les choses, sait aussi le voir répandu partout. Soit qu’il s’élève au-dessus de toute créature, jusqu’à une appréhension presque directe de la divinité (voie mystique contemplative), soit qu’il se jette, comme c’est le devoir de tout homme, sur le Monde à perfectionner et à conquérir.

Le « juste » ne fait plus attention qu’à Dieu. Les objets, pour lui, ont perdu leur multiplicité de surface. L’« âme pure se meut au sein d’une immense et supérieure unité. Tout lui est Dieu, Dieu lui est tout.

L’action spécifique de la pureté est donc d’unifier les puissances intérieures de l’âme dans l’acte d’une passion unique.

L’âme pure est celle qui, surmontant la multiple et désorganisante attraction des choses, trempe son unité aux ardeurs de la simplicité divine » (H. U. XLIX).

Le Regard ainsi libéré perçoit la diaphanie « qui fait objectivement transparaître dans la profondeur de tout fait et de tout élément, la chaleur lumineuse d’une même vie ».

Il lui est possible, alors, de voir l’Absolu dans les choses. « Les créatures sont non seulement tellement solidaires entre elles, qu’aucune ne peut exister sans toutes les autres, mais elles sont tellement suspendues à un même centre réel, qu’une véritable Vie, subie en commun, leur donne, en définitive, leur consistance et leur union. »

Et Teilhard ajoute : « J’en suis venu à ne pouvoir plus rien voir ni respirer hors du milieu où tout n’est qu’Un ».

Et cette Présence « illumine en leurs profondeurs les secrètes zones de toute chose et tout homme autour de nous. Nous la pouvons atteindre en la pleine réalisation (et non dans la simple jouissance !) de toute chose et tout homme. Et nous n’en pouvons être privés par rien ni personne ».

Nous entendons « la note unique sous le bruit universel ».

Il est merveilleux de pouvoir dire :

« Je me prosterne, mon Dieu, devant votre Présence dans l’Univers devenu ardent et, sous les traits de tout ce que je rencontrerai, et de tout ce qui m’arrivera, et de tout ce que je réaliserai en ce jour, je vous désire et je vous attends. »

C’est bien là le sommet d’une approche de l’Absolu.

Cette perception d’une présence ébranle l’être dans ses profondeurs. Car elle est exigeante. C’est un moment dialectique, et nous allons vers un nouveau « retournement » quand le Visage de cet Absolu apparaît plus lumineusement, non comme une « contrainte » mais comme un « appel ».

« C’est une chose terrible d’être né, c’est-à-dire de se trouver irrévocablement emporté, sans l’avoir voulu, dans ce torrent d’énergie formidable qui paraît vouloir détruire tout ce qu’il entraîne en lui. »

Mais vient le moment où : « Par un renversement de forces… l’effroi qui me saisit devant les altérations sans nom qui s’apprêtent à renouveler mon être, se mue en une joie débordante d’être transformé » en cette Présence.

Ainsi notre relation au monde est transfigurée. L’attention consommatrice des choses devient attention contemplative. Cette conversion du regard nous fait reconnaître la Présence dans les choses. Mais elle n’est possible que si, au préalable, nous l’avons reconnue en nous.

L’univers rayonne d’une présence, mais certains regards se ferment à cette diaphanie. Et pourtant quelle métamorphose profonde si, avec Teilhard, nous savons percevoir que « c’est un Amour qui meut l’Univers »!

Simone Weil, de son côté, nous convie à réapprendre que « les choses sont des intermédiaires vers Dieu… des ponts. Elles sont faites pour qu’on y passe, et que par là on va à Dieu ».

« L’attention ouvre à la discrimination du réel et de l’illusoire. La condition est que l’attention soit un regard et non un attachement. »

La Méditation et son ascèse ont renouvelé le sens du mystère. Voilà ce qu’est proprement naître à l’absolu.

Il en est de l’absolu comme de la vérité. Il n’est pas le terme d’une simple rencontre intellectuelle. Il n’est pas l’objet d’une possession, c’est le terme d’un Don de Soi. Et ce don est réponse à l’appel entendu. On pourrait interpréter toute l’œuvre de Teilhard à la lumière de cet impératif : « Nul, s’il ne renaît, ne peut entrer dans le Royaume ».

Notre première naissance, biologique, s’est faite sans nous. Nous n’avons pas demandé à vivre. Mais notre seconde naissance ne pourra se faire sans nous, sans notre désir de « naître », sans notre collaboration à ce Don reçu.

L’absolu est déjà là et nous ne le savions pas.

L’éternité n’est pas au-delà du temps, elle est déjà présente dans le temps, dans l’instant, qui y trouve sa pleine dimension.

Naître à l’Absolu, c’est nous rendre disponibles à sa croissance en nous, à la croissance en nous de sa présence. Mais si la joie est au terme, une joie exaltante, cette naissance, comme la première, est un arrachement.

Il nous faut arracher les voiles, les obstacles qui nous le rendent étranger, lointain, qui nous rendent étranger à Lui.

Là encore, un Retournement :

« Le Monde ne peut finalement rejoindre Dieu, que par une sorte d’inversion, de retournement, d’excentration où sombre pour un temps, non seulement la réussite des individus, mais l’apparence même de tout avantage humain… Il faut (pour que mon être soit annexé à celui de Dieu) que meure en moi non seulement la Monade, mais le Monde, c’est-à-dire que je passe par la phase déchirante d’une diminution que rien de tangible ne viendra compenser. » Comment ne pas évoquer ici les pages bouleversantes des mystiques, tels Jean de la Croix, sur la Nuit Obscure qu’ils ont dû traverser.

Cette naissance est une œuvre de chaque jour. Chaque jour elle nous invite à nous désencombrer de la recherche du « mieux-être », à nous libérer pour la poursuite du « plus-être ».

Il n’est pas d’autre chemin vers la vraie liberté. Pouvoir, en chaque instant, retrouver la « Joie des commencements ».

Cette recherche et cette approche de l’Absolu, de l’Eternel ne sont nullement oubli de notre condition d’êtres soumis au temps, plongés dans l’Histoire. Notre impatience des limites et du temps va se convertir aux exigences quotidiennes, à notre responsabilité dans l’histoire, poursuite de l’Evolution.

Teilhard le rappelle avec insistance : on n’atteint pas l’Absolu par une extase, une sorte de fuite verticale, mais par un voyage dont les étapes doivent être respectées.

Le sens de l’Eternel nous fait découvrir le sens du temps. Le temps, métamorphosé par la reconnaissance de sa dimension d’éternité, devient un temps d’accomplissement. Nous tenons là le secret de l’Action, qui demeurera contemplative.

« Celui qui a perdu la Présence, qui se fonde sur la Parole entendue, qui lui donne toute sa foi, peut se jeter dans le tourbillon des luttes et des énergies, où se développera son pouvoir de saisir et d’éprouver la sainte Présence. »

Il peut se donner à la « praxis », car il sait que tout ce qui monte converge en Oméga. L’homme ainsi accomplit l’œuvre qui conduit la création à son achèvement.

Car « celui qui aimera passionnément Jésus caché dans les forces qui font grandir la Terre, la Terre, maternellement, le soulèvera dans ses bras géants, et elle lui fera contempler le Visage de Dieu ».

L’Absolu sera atteint à travers le Relatif, l’Eternité sera rencontrée à travers le temps et l’Histoire.

« Le terme vers lequel se meut la Terre est au-delà de l’ensemble des choses… Et pour celui qui reconnaît la Présence, l’Univers ne saurait plus être simplement temporaire… Par structure il émergera dans l’Absolu. »

Ainsi par son œuvre contemplative et transformatrice, l’homme accomplit sa vocation de partenaire de l’absolu. Il vit la parole fondatrice : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance ». Il collabore à l’achèvement de l’œuvre créatrice en prenant le relai de l’Evolution.

Désormais s’ouvre devant lui la route qui abolit la distance qui le sépare de l’Absolu en le séparant de lui-même.

Il n’y a finalement qu’un Absolu : l’amour créateur de Dieu où les êtres trouvent leur source en Qui ils s’épanouissent.

Quand j’aime d’un amour authentique, quelque chose de l’Absolu passe en moi, par moi. Une parcelle de l’énergie divine.

Je m’identifie ainsi à la Source d’Etre en prolongeant l’acte créateur. « C’est un amour qui meut l’Univers » (Teilhard de Chardin) .

« Une seule chose est aimée finalement, qui est le foyer aimant de toute convergence.

Mais ce centre, nous ne pouvons l’atteindre qu’en nous attachant jusqu’au bout à la réalité et à la réalisation des êtres particuliers au fond desquels il brille. »

Car, comment aimer l’Univers, sans aimer les êtres? « Celui qui aime tout n’aime rien. »

Oui tout change, si l’Absolu est rencontré comme personne vivante, qui m’appelle par mon nom, et si, en retour, j’appelle chaque être par son nom.

L’amour fraternel devient la seule loi du progrès.

« Ce que la Pureté opère à l’intérieur de l’être individuel, la charité le réalise au sein de la collectivité des hommes.

La Loi empirique « aimez-vous les uns les autres » trouve ainsi sa raison d’être et se montre « œuvre principale de toute existence ».

Sartre avait raison. « L’enfer c’est les autres » quand l’amour n’habite pas le cœur de l’homme et que rien ne retient la violence qui y sommeille.

Et quand nous sortons des instants où le temps a déjà comme un goût d’éternité où la Présence de l’Absolu a été éprouvée davantage où un dialogue s’est instauré entre Dieu et nous le banal instant quotidien, loin de nous paraître pauvre et déficient, vide, se manifeste à nos yeux dans toute sa richesse et sa profondeur, celle d’une présence dont il est le signe.