(Revue Epignôsis. No I, 1er cahier. Juin 1983)
« Certains sont assez simples pour penser que Dieu demeure là et qu’eux-mêmes sont ici. Il n’en est pas ainsi, Dieu et moi sommes un ».
« Qui veut être ce qu’il devrait être doit cesser d’être ce qu’il est ».
(Maître Eckhart)
Le lecteur d’épopées, ou de ces fables sublimes que sont les mythes, ne manquera pas d’être frappé par les sentiments contradictoires qui l’animent, lorsqu’il est confronté à ces univers imaginaires : mélange d’attraction (pour des personnages séduisants ou admirables) et de répulsion (pour des monstres, physiques ou moraux); sentiment de bien-être, de communion, de tendresse, ou au contraire impression d’un clivage considérable, d’une distance entre l’idéal et le monde vécu; crainte d’un Père archétypal, rigoureux et sévère, montrant des voies escarpées, presque inaccessibles, ou amour d’une Mère rayonnant le bonheur et rendant tout facile par sa simple présence. Cette approche très peu rationnelle, qui nous attire et nous dérange en même temps, nous la retrouvons dans l’univers des contes de fées, et nous verrons que la thématique mise en œuvre est, dans les trois cas, sensiblement comparable.
Nous exclurons de cette étude des considérations d’ordre historique ou sociologique : il est évident que chacun de ces trois genres, outre le fait qu’il a une longue histoire, mérite d’être étudié pour lui-même, et dans ce qu’il signifie par rapport aux sociétés et aux cultures qui l’ont engendré. Ces approches ont d’ailleurs été déjà fort bien conduites, et nous ne les aborderons pas, réservant ces quelques pages à l’étude comparative de certains thèmes symboliques qui situent mythe, épopée et conte par rapport à une spiritualité. Sur ce plan, il nous semble que beaucoup reste à dire, et que l’on a tendance à sous-estimer toute une architecture de ces récits, qui n’apparaît clairement que si on les compare entre eux.
Prenons par exemple cette apparente contradiction entre les réactions que nous relevions devant épopée, mythe et conte. Nous voudrions montrer qu’elle s’intègre dans une grande tradition : celle des approches d’un phénomène d’ordre spirituel. Comprendre les choses en profondeur, c’est admettre que leur essence ne coïncide pas avec leur apparence. D’où, pour le lecteur, une double démarche : la première, dérangeante et paradoxale, se veut une genèse, une reconstruction qui « casse » le monde des apparences et nous révèle sa structure essentielle. Derrière ce que nous prenons pour des dissociations, à cause de l’infirmité de nos instruments de mesure et d’appréciation (nos sens), il existe une unité; beaucoup d’ascèses préliminaires à une méditation, comme la pratique du tir à l’arc dans le Bouddhisme Zen n’ont pas d’autre but que de dépasser, entre autres, le clivage sujet-objet [1]. Dans nos trois types de récits, nous retrouverons, avec une remarquable permanence, les symboles de l’union et du combat, de la vie et de la mort, intégrés dans un mouvement dialectique qui les éclaire… mais crée un effet de « choc » chez le lecteur, entraîné très loin de ses horizons familiers.
Cet éveil une fois opéré, le lecteur va être pris en charge à travers une autre série de symboles destinés à l’aider, à lui montrer comment parvenir à l’harmonie par la complémentarité : les situations sont alors sous le signe du don, de l’absence d’exclusion; car pour se projeter dans l’élan de cette vaste énergétique, il n’est pas possible de se couper des différents niveaux de manifestation de notre être; rien ne doit être refusé ni exclu, mais tout doit être canalisé, utilisé, intégré : nous rejoignons la psychanalyse, à ceci près que celle-ci se fixe, dans ses implications thérapeutiques, une « normalité » prenant ses modèles dans la vie quotidienne, alors que la voie mythique et héroïque se veut dépassement de ce quotidien, et dynamisme vers d’autres dimensions de l’être. Cette démarche maternelle, apagogique et incitative, complétant le défi de la « voie paradoxale », montre que la Mère et le Père se partagent cette initiation, dans une éducation qui n’est plus celle de la vie quotidienne, mais dont l’importance n’échappera pas.
Ainsi, le corpus des récits mythiques et des épopées traditionnelles concilie deux approches de la spiritualité : une voie « apocalyptique », destinée à révéler l’essence des choses, et une voie « maternelle », tendant à montrer les chemins de la complémentarité et de l’harmonie dans l’évolution spirituelle. De même, la Théotokos (Mère de Dieu), la célèbre icône de Vladimir, montre le Christ, celui qui est le Chemin, et en même temps, de son autre bras, elle le serre contre elle avec une tendresse maternelle, conciliant ainsi, à travers ces deux mouvements, les deux approches dont nous parlons. Nous nous proposons de montrer que, perçus comme incitateurs à un éveil spirituel, mythe et épopée ont recours à quelques grandes figures archétypales provoquant chez le sujet — comme dans beaucoup d’ initiations — un ensemble de réactions complémentaires, et un régime salutaire de « douche écossaise » (« voie du Père » et « voie de la Mère »), destiné à remplacer d’autres alternances, plus confuses, régissant l’imagination avant cette prise de conscience, et bien décrites par la psychanalyse (par exemple, le désir de la transgression, et la crainte de la sanction). Les symboles les plus « purs » promouvant cette démarche, nous les trouverons dans les mythes et les épopées traditionnelles, où nous les étudierons d’abord; puis nous tenterons de les suivre dans le folklore et les contes, où ils se gauchissent quelque peu, mais sans perdre leur signification fondamentale [2].
I – MYTHE ET EPOPEE, COMME LIEUX D’UNE ENERGIE DE TRANSFIGURATION :
1 – Les paradoxes essentiels : la dialectique d’Un et Deux.
Une des constatations les plus évidentes que l’on puisse faire, à la lecture des mythes, est qu’on ne saurait les prendre au pied de la lettre. L’apparent anthropomorphisme n’est nullement, comme on l’a trop souvent dit, la projection de nos propres structures mentales, mais une invitation à déchiffrer un message symbolique nous concernant. Les nombreux viols, combats, adultères de la mythologie gréco-romaine en font non pas un vaudeville fabuleux, mais le lieu privilégié où s’affrontent des principes essentiels. Les « couples » Ouranos-Gaia, Cronos-Rhéa, puis Zeus-Héra, succédant à la Ténèbre originelle, sont autant d’hypostases de l’Energie, correspondant à différentes phases de la création du monde et de l’incarnation. Les querelles qui les animent et la force qui les tient liés les uns aux autres soulignent que l’évolution naît d’une dualité conflictuelle et dynamique. Une fois le monde des hommes créé, nous retrouvons la même relation dans l’Epreuve héroïque, mais sur un autre plan d’incarnation : les forces cosmiques originelles sont maintenant reflétées dans le monde des hommes; le principe du combat est le même, mais il devient à la fois le symbole d’une énergétique générale (déjà définie dans les cosmogonies et les théogonies) et d’un combat intérieur, puisque le microcosme humain participe des mêmes structures que le macrocosme. Images et symboles de genèse se retrouvent donc, intériorisés, dans les « gestes » héroïques et chevaleresques qui succèdent aux cosmogonies; le cycle arthurien et la Quête du Graal s’ouvrent sur cette phrase de Merlin : « Ici s’achève le temps des Dieux pour que s’ouvre celui des hommes », ce qui ne veut nullement dire que les Dieux sont morts, ou absents, mais que l’homme doit désormais s’assumer lui-même en retrouvant et en développant en lui les énergies divines. Le Tueur et le Dragon, le héros et la force qu’il combat, sont donc toujours les éléments nécessaires d’une dialectique. Dans une belle étude sur la Doctrine du Sacrifice [3] , A. K. COOMARASWAMY retrouve la même structure symbolique comme une des clefs de la mythologie hindoue : tandis que le sacrificateur et la victime sont ennemis mortels sur la scène, ils sont Un et Esprit derrière la scène, où il n’y a pas de contraires irréductibles; ainsi, ils sont à la fois deux et un: deux, si l’on considère la situation sur un plan phénoménal, et dans le cadre d’une énergétique; un, si l’on prend en compte la surréalité qui nous livre leur signification essentielle : « ce qui doit être envisagé extérieurement ou logiquement comme une double opération faisant alterner le sommeil et la veille, la puissance et l’acte, n’est intérieurement et réellement que la nature unique de l’Identité suprême » [4]. On remarquera que ces situations conflictuelles sont la base aussi bien de la cosmogonie et de la théogonie que des « gestes » héroïques plus tardives, intériorisant cette mise en dialectique, et destinées à provoquer une méditation sur les valeurs essentielles qui font le sens de la vie. La multiplication des épreuves n’est d’ailleurs nullement gratuite, et nous verrons qu’elles intègrent l’ensemble des plans de la psyché, ou les différentes étapes de l’initiation. Remarquons pour l’instant que l’action du héros-type, Héraklès, se situe toujours dans ce contexte : opposition à des forces hostiles, mais aussi antagonismes à l’intérieur même de sa personnalité; tantôt, paillard, buveur, il est ancré dans la sensualité et la violence; tantôt, héros sotérique, il est celui qui a vaincu le mal, gagné l’apothéose par la souffrance, et il ouvre à ses disciples la route de l’immortalité. Quant à son action, elle est un mélange de sujétion, d’humiliations (vis-à-vis d’Eurysthée, d’Omphale…) et de victoires. Toutefois, ces contradictions, on le notera, ne sont qu’apparentes, et elles se ramènent à une amplification, sous une forme dramatique, de ce qui est résumé dans le statut ontologique d’Héraklès : demi-dieu, attaché à la Terre par sa mère mortelle, relié au ciel par son père immortel, il a en fait le visage de l’homme : déchiré entre des tendances apparemment inconciliables (bestialité et spiritualité; sujétion et royauté ; humiliation et victoire); le combat entre ces antagonismes est nécessaire et, mené à bien, il conduit à leur propre dépassement : Héraklès sur le bûcher de l’Oeta offre en holocauste la « tunique de peau » de son corps physique, symboliquement évoquée par la tunique du Centaure Nessos, et, libéré par l’achèvement des Travaux, il accède à l’immortalité en « corps glorieux » [5]. Relevons la remarquable aptitude du mythe à exprimer, sous une forme vivante et imagée, la notion, fondamentale, mais difficile à expliciter sous une forme qui ne soit pas abstraite, de notre nature ambiguë, à la fois double et une : double si l’on considère un processus dynamique, une si l’on envisage son essence.
L’Enéide de Virgile, dans une approche à la fois fine et profonde, résout le même problème de façon comparable. Sur sa route, Enée trouve les obstacles habituels à la Quête héroïque (monstres, tempêtes, épreuves physiques et morales), mais aussi des adversaires « privilégiés » : Didon, Turnus, souvent si dignes d’estime et d’admiration qu’on ne peut s’empêcher de déplorer leur fin tragique, et de la juger imméritée. Mais c’est oublier qu’un lien secret les unit à Enée, dont ils sont les tentations, les frère et sœur infortunés, les symboles de ce qu’il aurait pu être, et qu’il doit dépasser [6]. De même, dans la légende des Horaces et des Curiaces, le combat contre l’Autre et le combat contre Soi ne font plus qu’un à travers le meurtre — symbolique, là encore — de Camille, la sœur indigne; derrière l’apparente atrocité, il est plus intéressant de s’attacher aux connotations psychologiques et ontologiques de l’épisode : le « côté de Camille » pour Horace, le « côté de Didon » pour Enée sont des doubles interdits; l’apparente dualité (allant jusqu’au meurtre) cache en fait une forme de la quête de soi.
Il est un autre passage de l’Enéide où Virgile résout une apparente dualité en unité plus essentielle : c’est la description du Bouclier (En. VIII, 608-732) donné par Vénus à Enée pour le garantir contre ses ennemis, mais aussi pour jouer le rôle d’un véritable « support de méditation ». L’avenir de Rome y est représenté de telle façon que ces deux catégories
a priori de la perception, le temps et l’espace, y sont « éclatées » et dépassées dans une approche plus essentielle; les différents épisodes sont disposés en cercles concentriques et, à travers cette vision « circulaire », il est impossible d’établir une chronologie, « ici, l’histoire de Rome n’est plus racontée, même à très grands traits et avec des lacunes, elle est visualisée dans un espace circonscrit et esthétiquement organisé » [7] : ainsi, les scènes décrites « sortent du temps »; à travers elles, le temps se fait espace, et perd par là même son attribut le plus « banal » : la linéarité. Là encore, par-delà une apparente hétérogénéité, apparaît la profonde unité qui englobe l’espace et le temps. Nous retrouvons Aristote écrivant que le temps n’est que le nombre relatif au mouvement (Phys., IV, 11), mais aussi l’Aiôn mithriaque, assimilé au Kronos et au Saturne gréco-latins, et apparenté au Zervan iranien : comme lui, Zervan est par delà les catégories spatio-temporelles habituelles, dans un temps et un espace « absolus », et d’ailleurs confondus, dont il est le symbole. Il est intéressant d’établir un parallélisme avec cette autre fresque épique et mythologique qu’est le Parsifal de R.WAGNER : lorsque le jeune héros est conduit par le vieux Gurnemanz dans la tour du Graal, les tableaux scéniques passent devant le pèlerin qui s’arrête et dit : « Je ne marche presque pas, et je me crois déjà loin ». Gurnemanz lui répond : « Vois-tu, mon fils, le temps se transforme ici en espace » [8].
Là où nous croyons percevoir une dualité, il y a donc en fait une unité; deux ne font qu’un, dans certaines structures symboliques du mythe et de l’épopée; ou plus exactement, le même objet d’analyse se présente à la fois dans le cadre d’une dualité (insistant sur la notion de dynamique et de complémentarité) et d’une unité (insistant sur son origine essentielle). Pour transcrire cette secrète parenté des apparents adversaires, et le difficile problème de cette nature à la fois une et double, certains mythes insistent sur la répugnance du héros à tuer l’être qui lui est opposé : Mithra n’égorge le taureau que sur l’ordre du Soleil, et il le fait avec tristesse ; Isis refuse de faire périr Typhon, qui a tué Osiris ; dans la mythologie hindoue, Indra répugne à tuer le Titan Namuci. C’est à cause du lien étroit qui unit Pândava et Kaurava qu’Arjuna, dans la Bhagavad-Gîta, hésite à poursuivre le combat.
D’autres récits apportent une réponse encore plus subtile à ce problème de « deux en un », en faisant apparaître une structure ternaire : on ne comprend la relation entre le Sacrifiant et le Sacrifié que si l’on passe par un troisième terme, le Sacrifice, qui les dépasse et les englobe. De même, dans le Cantique des Cantiques, le lien profond qui unit l’Amant et l’Aimée, c’est l’Amour. De surcroît, le rapport attendu entre les protagonistes est souvent inversé : si c’est une divinité qui est mise à mort (le Christ, Osiris, Dionysos, Vritra, etc…), elle est toujours le sacrifice, et le sacrifiant est toujours la victime. Ce dépassement du rapport « logique » apparaît particulièrement bien dans la légende de Gauvain et du Chevalier Vert, telle que l’analyse A. COOMARASWAMY [9]. Elle est d’ailleurs inspirée d’un épisode identique de la geste du héros irlandais Cûchulainn. Le jour de l’An, à la cour du roi Arthur, tout le monde est à table, mais le repas n’est pas commencé. En fait, ce « repas », dont la date (le renouveau de l’An, appelant un sacrifice qui, coïncidant avec le Sacrifice originel, le régénère, et le perpétue dans sa Vie éternelle) n’est pas indifférente, est sacrificiel et eucharistique : il ne pourra commencer que lorsque le Sacrifice aura été accompli. Dans ce contexte chevaleresque et épique, le sacrifice va se manifester sous forme d’une Epreuve et d’un Miracle : arrive alors un étranger, le Chevalier Vert, qui défie
un chevalier de le décapiter, à condition de s’exposer au même sort un an plus tard. Gauvain relève le défi, et décapite le Chevalier Vert ; celui-ci part alors, sa tête sous .le bras, en sommant Gauvain de tenir sa paroles Le moment venu, Gauvain va au rendez-vous assigné, mais le Chevalier Vert lui fait grâce de la vie et devient son ami. L’épisode, dans son ensemble, rappelle aux preux arthuriens que mort et vie ne se jugent pas en termes d’opposition, mais de complémentarité, et qu’elles sont unies dans un processus qui les dépasse et les intègre ; le sacrifié, que l’on croyait mort, revit et devient le sacrificateur. D’autre part, le Sacrifice implique à la fois un acte de désintégration et de réintégration, c’est-à-dire qu’il nous donne le secret de la genèse de tout acte créateur authentique, et que, par-là, il permet de perpétuer les forces de Vie. On comprend alors que le Chevalier soit « vert » : s’il est vrai que, depuis l’Orphisme, la lumière de l’Esprit est représentée comme verte, le « rayon vert » de l’hermétisme est vecteur de mort aussi bien que de vie. Il est donc associé, plus précisément, à la notion de rédemption, d’alchimie spirituelle ; c’est sans doute pour cela que les artistes du Moyen-Age peignaient en vert la Croix, symbole de la régénération de l’humanité grâce au sacrifice du Christ, …et que le vase du Graal, objet de la quête arthurienne, est, lui aussi, vert.
La mise en scène de ces apparents paradoxes est donc destinée à produire un effet de choc sur celui qui les considère : en nous surprenant, elle a pour but de « casser » le regard habituel que nous portons sur les choses. Le lecteur, lorsqu’il reprend son souffle, découvre que les apparentes oppositions initiales sont abolies et dépassées dans une vision plus essentielle. Il retrouve alors, par une autre voie, le message de toutes les grandes traditions : l’Ancien Testament (« Je tue et je fais vivre », Deutéronome, XXXII, 39), mais aussi le message du Christ dans les Evangiles canoniques (Matthieu, X, 39 : « Qui trouve sa vie la perdra ; et qui perd sa vie à cause de moi la trouvera ») ou apocryphes (« Là où est le commencement, là sera la fin. Heureux celui qui se tiendra dans le commencement, et il connaîtra la fin et il ne goûtera pas de la mort », Ev. selon Thomas, log.18), l’enseignement des Présocratiques (Héraclite, fragm. 55 : « Nous entrons et nous n’entrons pas dans les mêmes fleuves, nous sommes et ne sommes pas » ; fragm.71: « Vivre de mort et mourir de vie »), ou celui des Veda (Rigveda, X, 121, 2 : « Il est le Suprême dont l’ombre est la vie et la mort »), repris par les maîtres de sagesse (Krishnamurti : « Vous découvrirez que la vie et la mort sont unes ») .
2 – Le corollaire : la voie de l’harmonie et de la complémentarité.
Cette première série de situations symboliques, dans les mythes et l’épopée, est donc destinée à mettre le lecteur à la fois en état de choc et de réceptivité, à créer en lui un sentiment de malaise, de vide à combler, de médiocrité et de pauvreté personnelle en face des espaces sublimes entrevus. Faisant preuve d’une remarquable efficacité psychologique, mythe et épopée proposent alors, parallèlement, une autre voie, plus « maternelle » : celle d’une prise en charge, d’une aide destinée à répondre à la question que se pose alors le lecteur de bonne volonté : comment puis-je, moi, me situer, m’immerger dans ces courants d’énergie ? Comment les trouver en action en moi ? Comment, en les canalisant, puis-je être utile aux autres et à moi-même ? Il y a là une méditation qui se veut plus directement opérative que la précédente, et qui débouche sur une praxis. Mythe et épopée ne manquent pas d’y répondre, à travers les exemples qu’ils nous proposent. Ainsi, dans les mythes, les gestes héroïques sont plus particulièrement le prolongement ontologique de la théologie et de la cosmologie, qui étaient la révélation d’une genèse ; après la réponse au « pourquoi ? », c’est la réponse au « comment ? » qui nous est proposée.
Dans ce contexte, les situations mythiques se regroupent autour de deux voies : certaines montrent ce dont il faut se garder, et d’autres proposent l’exemple à suivre. Les unes exorcisent le danger d’une chute, les autres proposent les chemins de la Remontée et de la lutte essentielle.
Dans la mythologie, il existe deux modalités de la chute : l’orgueil, l’exaltation, et le renoncement, la banalisation [10]. Il est tout à fait remarquable de constater que ces deux voies recoupent les deux directions que peuvent prendre des comportements psychotiques, tels que nous les décrit la psychanalyse une forme paroxystique, démesurée, débouchant sur la paranoïa et la perte de contact avec le réel ; à l’opposé, une hypotension conduisant le sujet à la dépression, au renoncement, au suicide, et l’amenant aussi à se « banaliser », c’est-à-dire à dissoudre sa personnalité dans le collectif, en se réglant sur le milieu, les conventions sociales, l’opinion des autres, les préjugés.
On comprend comment cette voie « maternelle », elle aussi est anagogique, et ce de façon complémentaire par rapport à la ‘ »voie paradoxale »: celle-ci nous faisait entrevoir l’Esprit, et nous tirait symboliquement vers le haut ; celle-là intègre notre psyché, et ses différents plans de fonctionnement, dans l’ensemble de la démarche spirituelle, et la fait ainsi participer à cette métamorphose de l’être, cette alchimie spirituelle, qu’elle enrichit de sa substance et qui la transfigure en même temps : d’où un mouvement qui tend à intégrer, à « ramener d’en bas », cette fois, les forces de ce qu’il est convenu d’appeler l’inconscient.
Dans le premier des deux groupes composant la voie « maternelle », nous trouvons bien sûr Icare et son rêve de vol sanctionné par une chute (scénario bien connu des onirologues), mais aussi les grands suppliciés du Tartare : Tantale qui, invité au banquet des Dieux, avait cru pouvoir leur rendre la pareille, non sans tomber dans la perversion et la monstruosité (le sacrifice de son fils Pélops) , et Ixion, qui commet le même genre de faute (orgueil, démesure, perte du sens des vraies valeurs) où le sexe joue le même rôle symbolique que la nourriture pour Tantale.
Le deuxième groupe est celui des victimes de la banalisation : Midas, qui cache ses oreilles d’âne sous un bonnet phrygien, et préfère de ce fait passer pour un débauché plutôt que de reconnaître sa faute et surtout Œdipe, constamment aveuglé (symboliquement, puis réellement) dans sa quête des fausses valeurs : le pouvoir, les désirs terrestres le Sphinx, dans la formulation de son énigme (« Quel est l’animal qui…, etc »), avait pourtant déjà posé l’équation homme-animal, qui est la tentation et le drame d’Œdipe ; mais celui-ci, tout fier d’avoir découvert l’énigme (par une déduction purement intellectuelle) , n’en avait pas compris le sens profond qui, lui, est spirituel ; son drame est finalement de ne pas avoir été meilleur que son père, beaucoup plus que d’avoir couché avec sa mère (ce qui n’est que la conséquence de son drame personnel, et la transcription de son échec).
En face de ces personnages déchus, et pour ainsi dire en contrepoint, il est une lignée héroïque qui montre les voies de la Remontée. Héraklès en est certainement l’archétype. Sa « geste » met admirablement en valeur, à travers la variété des Travaux, le sens que les récits mythiques entendent donner à l’action, et la façon dont cette action intégrer, dans une harmonie, l’ensemble des plans psychiques de celui qui la mène.
Dans l’Enéide, nous trouvons une structure comparable ; Enée fait l’expérience, en lui-même, de la tentation : tentation de la violence, mais aussi de la peur, du suicide, du renoncement, de tout ce qui transcrit, à travers une hypertension ou une hypotension, un vertige, une perte de cohérence de son Moi essentiel. A mesure qu’il progresse, il maîtrise son propre psychisme, et dans les quatre derniers livres de l’Enéide, il sait exactement pourquoi il se bat, comme Arjuna à la fin de la Bhagavad-Gîtâ. Les processus de complémentarité s’établissent alors par rapport aux autres, associés au projet héroïque, en contrepoint, comme Turnus et Didon, « doubles » infortunés du héros, dont la combustion est nécessaire à sa propre assomption, ou positivement, comme les deux peuples (Etrusques et Latins) qui s’allient aux Troyens pour constituer l’entité physique, morale et spirituelle qui deviendra Rome [11]; mais on retrouve, comme dans le mythe, une ambiguïté essentielle au cœur de chaque groupe (celle-là même qui était, initialement, dans le cœur du héros) : il existe des « bons » Etrusques, guidés par Tarchon, et alliés à Enée, mais aussi une sécession de « mauvais » Etrusques, commandés par Mézence et associés à Turnus : tant il est vrai que chaque énergie est bipolarisée, qu’elle n’est ni bonne ni mauvaise, qu’elle devient ce qu’on en fait ; par conséquent, rien n’est jamais acquis, tout est toujours à conquérir. C’est cette conception « dostoïeveskienne » de la vie morale qui faisait écrire à B. OTIS, à propos de Virgile, « In addition to Virgil’s obvious moralism… , there is his humanity, his feeling for what is humanly admirable in the « bad » characters and for what is humanly blameworthy in the « good » [12].
Ainsi, l’action se fait don, à partir du moment où le sujet a pris conscience de la fausse importance de son ego, et de sa vraie relation au monde. Agir, ce n’est plus agir pour soi ; encore moins agir par agitation pure ; c’est agir « en soi », pour les autres, ou plutôt pour Dieu à travers les autres. On comprend mieux alors que, dans la quête héroïque, l’action soit de même nature que le sacrifice ; c’est la leçon de la Bhagavad-Gîta : le sage agit pour le maintien du monde ; mais il le fait en sachant que la loi du monde est le sacrifice, et que celui qui la violé ne peut obtenir la maîtrise ni ici-bas ni dans l’au-delà (Bhagavad-Gîta, IV, 15 ; IV, 31) [13]. C’est aussi le message de l’Enéide, et on le voit très bien dans cette splendide prière du livre XII où, détaché de tout désir et de toute volonté de puissance, il peut dire : « nec mihi regna peto », « et ce n’est pas pour moi que je demande le pouvoir » (En. XII, 190) , et se situer ainsi par-delà cette forme de l’action, et même de la possession ; c’est, en quelque sorte, la « vraie » prière, qui dépasse la prière égoïste » et négative du livre I (v. 94-101) , où il souhaitait la mort comme une délivrance à ses souffrances, et la prière « classique » du livre V (v. 687-692), où il réclamait de l’aide pour continuer sa mission: il ne demande plus rien, il rend grâces. On comprend alors pourquoi Héraklès est assujetti aux ordres d’Eurysthée, et pourquoi les Travaux sont accomplis en expiation d’une faute initiale qui l’avait poussé, sous l’effet d’un coup de folie dû à la malveillance d’Héra, à massacrer les enfants qu’il avait eus de Mégare : cette constante humilité l’oblige à toujours s’effacer, à considérer qu’il fait don de sa bravoure, de son courage, qu’il les offre pour son rachat, et donc à assimiler ses exploits à autant de sacrifices. Ainsi s’explique l’ambiguïté du personnage à la fois triomphant et humilié ; ce sont là des symboles destinés à exprimer l’aspect total de son sacrifice ; Héraklès est celui qui s’est engagé à « renoncer aux fruits de ses actes », comme Enée, et comme Arjuna dans la Bhagavad-Gîta : « Abandonnant tout attachement au fruit de l’acte…, il a beau s’engager dans l’action, il ne « fait » absolument rien » (IV, 20).
Cette action qui peut sauver est nécessairement plénitude : dans son rapport au monde, le héros fait intervenir, dans une harmonie et une complémentarité, toutes les forces de son psychisme ; c’est-à-dire qu’il n’exclut rien, il ne rejette rien ; il canalise, il utilise, il construit. Il n’est pas question d’éliminer ce qui est considéré comme mauvais, dans un raidissement stérile et limitatif (ce fut sans doute une des limites du Stoïcisme). Les Travaux d’Héraklès peuvent être déchiffrés comme une psychanalyse réussie, en ceci que, sur les neufs premiers Travaux, deux représentent une victoire contre le Père (le Lion de Némée et le Sanglier d’Erymanthe), et que les sept autres mettent en scène la lutte essentielle contre la Mère, sous ses différents visages : harmoniser en soi le Père et la Mère mythiques, masculin et féminin, n’est-ce pas réaliser un équilibre, c’est-à-dire assurer une circulation possible des énergies qui nous habitent et qui nous traversent ? Enée lui aussi accède à cet état, et ce beau vers du livre IV, « mens immota manet, lacrimae volvontur inanes », « son esprit demeure inébranlable, et c’est en vain que coulent ses larmes » (v.449) , montre que « masculin » et « féminin » se sont combattus en lui avant de se compléter et que, chez lui, la compassion et la tendresse coexistent avec l’immuable rigueur de la volonté [14]; de même, et sur un autre plan, les Latins s’affronteront à Enée avant de devenir un des éléments constitutifs de Rome qui se crée.
Ainsi, ces visages du mythe et de l’épopée servent de support à un message spirituel particulièrement important et complet, puisqu’ils nous révèlent un mouvement dialectique présidant à tout processus créationnel :
— une « voie de la rigueur » destinée à nous faire prendre conscience du vrai visage de l’homme et du monde ; elle peut être brutale, utilise le paradoxe, et recherche le choc révélateur.
— parallèlement, une « voie de la clémence », qui unit, complète, harmonise, et cherche à nouer des liens ; il est évident que cette force chaleureuse et tranquille rassure beaucoup plus qu’elle n’effraie ou dérange ; mais elle ne peut être utile que si elle est utilisée en relation avec la première.
Ces deux voies tendent au même but : la première décèle l’unité derrière l’apparente multiplicité ; la seconde recrée l’Un enrichi à partir du multiple.
(A suivre)
ASPECTS DU PROCESSUS DE CREATION : L’UNION, LE COMBAT, LA MORT Par Joël THOMAS
(Revue Epignôsis. No II, 2ème cahier. Octobre 1983)
(suite)
II – LA FAUSSE « MORT DU HÉROS », ET LA NOTION DE TRANSFERT :
Mythe et épopée nous montrent donc que l’Union et le Combat, l’Action et le Sacrifice, apparemment opposés, sont en fait secrètement unis, et révèlent alors une Réalité essentielle. Le comprendre, c’est échapper à la hantise de la mort, du vieillissement, de la lime du temps. Or force est de constater que la figure héroïque ne résiste pourtant pas elle-même à l’érosion du temps, et qu’elle évolue profondément, à mesure qu’on la suit dans la littérature d’Europe occidentale. D’abord se manifestent des menaces ; des fissures, des craquelures apparaissent dans l’édifice, les signes de l’obscurcissement de l’univers épique se multiplient : l’anneau magique, l’épée invincible, Excalibur, sont brisés, perdus, prisonniers du rocher ou engloutis dans les eaux pour une période plus ou moins longue. On s’aperçoit alors que l’univers épique obéit à des lois pour ainsi dire biologiques de vieillissement ; elles ont été fort bien mises en évidence par G. LUKACS dans sa Théorie du Roman [15], et par ses épigones (entre autres, P. GOLDMANN et M. ROBERT) : le roman succède à l’épopée par une inéluctable loi de l’évolution des genres. Quant au « héros », il est vrai que, depuis le Don Quichotte, il tend à être de plus en plus présenté comme une caricature de lui-même, une sorte d’ antihéros médiocrisé, sur lequel pèse de plus en plus lourdement le poids d’une superstructure sociale, d’une phantasmatique personnelle, d’un entourage [16]. Il se rabougrit, se réfugie dans des zones plus obscures, plus marginales (le western, la bande dessinée, le roman policier), s’égare dans les méandres labyrinthiques de la ville, ou se perd dans les sables du désert, comme le lieutenant Drogo du très beau Désert des Tartares de D. BUZZATI. Son action est de plus en plus négative, à travers les révoltes des personnages d’A. CAMUS et de J.P. SARTRE, conscients d’une situation devenue absurde : dans le Voyage au bout de la nuit de L.F. CÉLINE, la Quête traditionnelle est totalement inversée et « désamorcée », puisqu’au terme du voyage, il y a encore, et toujours, la nuit. Le héros perdra jusqu’à son identité, comme le Joseph K. du Procès de F. KAFKA, ou son personnage de la Métamorphose, qui se transforme en insecte à la carapace minérale, symbole de sa régression dans un monde végétatif et indifférencié.
Toutefois, et devant l’affirmation de G. LUKACS comme quoi le roman succède inéluctablement à l’épopée, il convient de bien s’entendre sur le sens des mots, et de soigneusement distinguer l’épopée en tant que « genre » littéraire et artistique, déterminé en partie par la société qui l’a engendré, de l’épopée vecteur d’archétypes transcrivant une approche de la spiritualité. Confondre ces deux « visages » de l’épopée serait confondre contenant et contenu, corps et esprit. Car lorsque l’univers épique se « sclérose », pour reprendre l’expression de M. ROBERT, le message qui s’exprimait par son canal, et qui, lui, ne change pas et ne vieillit pas, repart, et trouve d’autres voies, mieux adaptées à sa diffusion dans un monde qui a changé. Il peut être occulté, plus ou moins longtemps, dans des périodes peu propices à sa manifestation ; mais, dans ta mesure où toute forme de création participe de ces énergies fondamentales, il n’est pas d’exemple où il ne se soit révélé d’une façon ou d’une autre.
En particulier, une des voies les plus permanentes — mais pas les plus évidentes — est celle du folklore, des contes, d’une grande invariance, à travers une tradition qui fut longtemps orale. On serait frappé par leur aspect asocial, souvent cruel, et particulièrement peu adapté aux jeunes esprits auxquels il s’adresse, si l’on ne soupçonnait une autre lecture, intérieure et profonde, dont on mesure mal les effets sur une part inconsciente du psychisme. B. BETTELHEIM lui-même, pourtant fidèle à une interprétation des contes de fées relevant d’une psychanalyse freudienne, propose une explication du symbolisme des nains de Blanche-Neige très voisine de celle que nous donnons infra [17]. Il ajoute : « Ces rapprochements ne signifient pas grand-chose pour l’enfant moderne » ; certes, mais on pourrait en dire tout autant de n’importe quel enfant, auquel les savantes spéculations alchimiques devaient demeurer bien étrangères. Et pourtant, elles sont là, faciles à identifier. Leur signification ne passe donc pas par une culture, elles doivent agir à un autre niveau et sur un autre plan de l’être, et la curieuse permanence de ces contes tend à montrer, empiriquement, leur efficacité et leur aptitude à assumer, assez mystérieusement il est vrai, une forme de « pédagogie » en profondeur. Or le « message » symbolique du conte n’est pas fondamentalement différent de celui des mythes. Il le prolonge, en s’occultant quelque peu, et perpétue donc une forme d’enseignement symbolique.
On retrouve, dans le conte, la même dialectique de « deux en un » : pas plus que dans le mythe et dans l’épopée initiatique, il ne convient d’opposer relations amoureuses et relations conflictuelles ; elles ne sont que l’expression, sous une forme différente, de la même réalité essentielle, et l’incertitude de l’univers des contes le montre bien : l’épouse hideuse devient une belle jeune fille ; Peau d’Ane a l’air répugnant jusqu’à sa métamorphose ; quant à l’Amour, il se cache soigneusement, dans le conte d’Eros et Psyché. On ne saurait donc s’en tenir aux apparences.
A partir de là, l’anthropologie de la métamorphose s’organise en fonction des mêmes processus : série d’épreuves, qui sont en fait des obstacles stimulants, destinés à révéler la personnalité profonde, puis dénouement, transcrit symboliquement par l’union entre le héros et l’héroïne. L’existence de différents plans ontologiques chez l’être humain (avec les complications que cela implique par rapport au sens de l’action) trouvera, elle, son expression à travers la dramatisation des rapports héros-héroïne ; ils sont nos deux « soi » : l’Esprit immanent et immortel, et l’Âme individuelle, ou le Moi, Eros et Psyché. Ils sont en guerre l’un contre l’autre, et il ne peut y avoir de paix entre eux tant que l’âme, Psyché, n’a pas été dominée. Déjà, chez Apulée, c’est le beau conte d’Eros et Psyché qui, dans les Métamorphoses, sert de modèle à Lucius (dont le nom, rappelons-le, veut dire : lumière), et qui donne la meilleure approche de ce « combat » de l’Esprit et de l’Ame : en doutant de la réalité d’Eros, Psyché a brisé leur union, qu’elle devra reconquérir chèrement par des épreuves initiatiques. C’est seulement en accomplissant rituellement « en soi » ce mariage sacré que l’image brisée de la déité immanente peut être reconstituée. Pour en avoir douté, Orphée perd Eurydice. Quant à Lucius, lorsque, au bout de ses épreuves, il aura vécu de l’intérieur et fait sien l’exemplum du conte, il obtiendra de « changer de peau ». L’histoire de Blanche-Neige reprend la même thématique, et ressemble beaucoup au conte d’Amour et Psyché : avant qu’elle ne soit enlevée par le Prince Charmant, son aventure symbolise parfaitement ce « chemin de la rédemption » dont nous parlions. Psyché, désespérée de la perte de son amant divin, après avoir couru le monde à sa recherche, s’en revient un jour frapper à la porte d’Aphrodite. En la voyant toujours aussi belle, Aphrodite lui lacère le visage et en fait son esclave. Tâches les plus dures, rebuffades, humiliations deviennent son lot quotidien. Elle les supporte, et triomphe des épreuves initiatiques. Eros pardonne, et Zeus charge Hermès de faire boire l’ambroisie à Psyché. On ne peut manquer de remarquer que l’histoire de Blanche-Neige est construite sur un scénario très voisin, et qu’ainsi, le roman d’Apulée, qui intègre la mythologie traditionnelle (les dieux de l’Olympe, etc…), mais qui s’ouvre déjà vers ce que sera la structure du conte, sert de « pont », d’élément de transition entre les récits mythiques gréco-romains traditionnels, et les contes du folklore d’Europe occidentale. Blanche-Neige, autre image de la psyché, a été empoisonnée par le fruit de l’Arbre du Bien et du Mal (puisque la pomme est pour moitié empoisonnée, pour moitié saine), et sera sauvée, guérie par le Prince Charmant solaire et héroïque ; leur mariage transcrira cette plénitude enfin réalisée dans l’harmonie de l’Esprit et de la Psyché réunis.
Quant aux Nains, ils l’aident, ils la protègent et la nourrissent, mais ils ne peuvent la guérir. Il est très intéressant de comparer ces nains métallurgistes et mineurs aux Nibelungen de la Tétralogie wagnérienne : dans le folklore occidental, ces gnomes cherchant des trésors dans la montagne symbolisent nos puissances élémentaires ; leur présence et leur rôle s’expliquent justement par le fait que la parcelle, l’étincelle divine et immortelle en germe dans l’être humain est présentée comme ensevelie sous le poids des forces régressives de l’être, et comparée à un trésor caché, ou à un filon aurifère ; d’où le travail dans les mines, accompagné d’une métallurgie, qui n’est pas sans rappeler l’alchimie, avec ses connotations spirituelles ; les étapes de la transmutation du plomb en or, à travers les trois « œuvres », transcrivent elles aussi une évolution spirituelle [18]. Mais les Nains, comme les Nibelungen et leur chef Alberich, ne sont que des gardiens, et seront dépossédés de leur trésor, dont ils ne peuvent tirer profit eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils symbolisent des forces élémentaires de l’être (ce que nous appelons l »inconscient », mais qui représente en fait tout notre être virtuel, encore « endormi » ; on pense à l’histoire des « Sept Dormants » du Koran (Sourate XVIII): eux aussi sont sept, et eux aussi sont associés au thème du sommeil et de la renaissance) , qui doivent s’effacer au profit de forces plus élaborées spirituellement, le moment venu : l »‘or » est toujours là, « gardé » tant que nous ne sommes pas à même de l’exploiter nous-mêmes et de le ramener à la lumière, avec laquelle il se confond alors.
La lecture symbolique des contes nous montre que le « message » des mythes ne se perd pas. C’est un des exemples attestant la vitalité de ce vaste réseau d’énergies qu’est le monde archétypal, et dont les résurgences sont assurées, par-delà le temps et l’espace. Les contes ne sont qu’un des habits dont se travestit le mythe ; nous avons vu que ce message était à la fois bien particulier dans ses structures, très stable, et touchant à des zones profondes de l’être. Il en est bien d’autres, ils sont pour ainsi dire d’une infinie variété. Les créateurs le savent bien, et particulièrement les poètes, qui se sont toujours sentis en sympathie, et comme participant d’une grande fraternité, par-delà les oppositions formelles des « genres » et des cultures. R. CHAR est fasciné par Héraclite, HOLDERLIN par Empédocle, le héros de la Modification de M. BUTOR lit Virgile, J. JOYCE appelle son roman « initiatique » Ulysse, SAINT-JOHN-PERSE voit dans la poésie un « mode de vie intégrale » où le sens du divin survit à l’écroulement des mythologies et des religions sous leur forme « institutionnelle » ; A. ARTAUD s’inspire dans sa création, combien novatrice et perçue comme révolutionnaire, de la très traditionnelle Kabbale et des pouvoirs du mantra, retrouvant, par d’autres voies, une relation mystique entre le moi et le monde ; dans La Clef des Champs, A. BRETON affirme que le mot d’ordre du Surréalisme est « l’espoir ‘persistant dans la dialectique (celle d’Héraclite, de Maître Eckhart, de Hegel) pour la résolution des antinomies qui accablent l’homme » ; P.VALÉRY écrit que tous les livres constituent « une histoire de l’esprit qui pourrait même se faire sans que le nom d’un écrivain y fût prononcé », et rejoint J.L.BORGES, sa Bibliothèque de Babel et son Aleph où temps et espace sont abolis, BORGES qui dit, dans Fictions, on a établi que toutes les œuvres sont l’œuvre d’un seul auteur qui est intemporel et anonyme ». De ces quelques approches se dégage, croyons-nous, l’idée d’une belle vitalité de la poésie contemporaine, et de la créativité en général.
Il ne faut donc pas être dupe de cette « mort du héros » si souvent attestée dans la littérature contemporaine. Elle n’est pas la mort de l’esprit qui l’habite. Elle est simplement le constat que l' »ordre ancien » n’est plus viable, et que les modes d’expression des symboles doivent se renouveler, s’ils veulent être perceptibles à des sociétés en profonde évolution. Dans la littérature contemporaine, les héros meurent parce qu’ils ne sont plus « habités », et qu’ils perpétuent des gestes, un répertoire désormais vidés de leur contenu. Mais tous les exemples que nous avons empruntés au domaine de la poésie, et le fait que les contes soient toujours entendus avec le même plaisir par nos jeunes enfants, montrent que les grandes forces archétypales sont toujours là ; elles transmigrent seulement, et en ce moment même se créent, par une dynamique qui ne s’interrompt jamais, de nouvelles formes d’expression qui permettent de leur redonner un « corps » en harmonie avec notre temps. Tout discours sur l' »obscurcissement » de notre époque est sans doute excessif, parce que confondant formes et fond ; les formes ont vieilli, et il est normal, biologique, qu’elles meurent ; mais le fond est éternel, et animé d’une jeunesse qui le projette dans des créations toujours renouvelées. L’œuvre d’art a ceci en commun avec l’homme qui la crée qu’elle s’enrichit à la fois du contact de l’esprit manifesté en elle, et de la matière, des formes particulières (un psychisme, une société, une « coloration » unique du monde) qui servent à l’exprimer. A un moment où nous connaissons notre intériorité, mieux que nous n’avons jamais pu le faire (à travers la psychanalyse et la psychologie des profondeurs), où d’autre part nous pouvons accéder à l’univers des symboles (à travers anthropologie, ethnologie, histoire des mythes et des religions), il serait étonnant que, de cette relation, ne naisse pas un effet multiplicateur qui donne le jour à l’homme pluridimensionnel [19], l' »homme total » de C.G.JUNG, celui qui retrouvera, par-delà la dispersion et la désintégration qui le menacent, cette Unité primordiale dont nous avons essayé de déchiffrer certains visages, à travers situations épiques, mythiques et folkloriques ; l’Esprit n’est donc pas mort, mais il souffle où il veut, et c’est à nous de le découvrir sous des formes nouvelles, sans doute balbutiantes, sans doute difficiles, mais certainement prometteuses. Les personnages mythiques sont nos éternels prédécesseurs sur cette voie qu’il appartient à tout homme de découvrir et de gravir lui-même : la Quête se poursuit, chaque jour, partout, et à l’infini.
[1] Cf. R.LINSSEN, Le Zen, sagesse d’Extrême-Orient : un nouvel art de vivre ? Marabout Université, Verviers, 1969, pp.205-208 : le tireur doit coïncider avec la cible.
[2] Soulignons ici que ces trois types de récits sont à la fois marginalisés et importants ; marginalisés parce que, entièrement fictifs, ils ne semblent pas « en prise » sur l’action, et peuvent donc être jugés, dans une analyse simpliste, comme de simples divertissements sans utilité réelle ; de plus, de nos jours, l’épopée se réfère à des époques révolues : elle est donc « en conserve » ; mais on peut aussi remarquer que les trois domaines considérés sont particulièrement aptes à jouer le rôle de vecteurs spirituels, parce qu’ils font appel aux couches profondes de notre imagination symbolique (les mythes ; l’épopée), ou parce qu’ils s’adressent à des consciences enfantines, c’est-à-dire en train de se former, et donc susceptibles d’une profonde et mystérieuse réceptivité (les contes).
[3] A.K.COOMARASWAMY, La Doctrine du Sacrifice, Paris, Dervy, 1978
[4] A.K.COOMARASWAMY, op.cit.p.75
[5] Sur la « tunique de peau », cf. le symbole du « changement de peau » dans les Métamorphoses d’Apulée. On retrouve le même thème chez Proclus, Philon d’Alexandrie, Grégoire de Nysse, et chez Saint Paul, qui nous parle de dépouiller le « vieil homme » (Rom. XIII, 12). Platon, lui, compare l’écorchement de Marsyas à la destruction d’un homme dans son mal et à sa réapparition dans le bien (Euthydème, 285).
[6] Pour plus de détails sur ce développement, cf. J.THOMAS, Structures de l’Imaginaire dans l’Enéide, Paris, Belles Lettres, 1981, pp.248-252.
[7] J.P.BRISSON, « Temps historique et temps mythique dans l’Enéide« , Vergiliana, Leiden, Brill, 1971, p.65
[8] Cf. E.BINDEL, Les Eléments spirituels des Nombres, Paris, Payot, 1960, p.149
[9] A. K. COOMARASWAMY, op . cit., chap. III
[10] Cf. P. DIEL, Le symbolisme dans la mythologie grecque, étude psychanalytique, Paris, Payot, 1952 (éd. revue, « Petite Bibliothèque Payot », 197 5)
[11] Sur l’ensemble de ce développement, et pour plus de détails, cf. J.THOMAS, op. cit., en particulier pp.26-189. Sur le point particulier de la complémentarité entre les trois peuples, cf. G.DUMEZIL, Mythe et Epopée, tome I, chap. intitulé « Un dessein de Virgile », pp.337-424, Paris, Gallimard, 1968.
[12] B. OTIS, Virgil, A study in civilized poetry, Oxford, Oxf. Univers. Press, 1964, p.391
[13] Message qui est sur bien des points comparable à celui des Stoïciens ; cf. notre article, « Sénèque et la Bhagavad-Gîtâ« .
[14] Cf. Y.A.DAUGE. « Vénus, Enée et l’Androgyne. Herméneutique virgilienne » Cahiers internationaux de Symbolisme, n°35-36, 1978, p.92
[15] G. LUKACS, La Théorie du Roman (trad. fr.) , chap. « Epopée et roman », Paris, Gonthier, 1963.
[16] On constate la même chose, dans la littérature latine, à propos du Satiricon de Pétrone. Cf. J. THOMAS, Le dépassement du quotidien dans l’Enéide, les Métamorphoses d’Apulée et le Satiricon. Essai sur trois univers imaginaires.
[17] B. BETTELHEIM, Psychanalyse des Contes de Fées, Paris, R. Laffont, 1976, pp.263-264.
[18] Dans l’Enéide, c’est Vulcain, le créateur du Bouclier d’Enée, qui joue le rôle de l’Alchimiste ; cf. J. THOMAS, Structures de l’Imaginaire dans l’Enéide, pp.279-280.
[19] Par opposition à l »‘homme unidimensionnel » déjà dénoncé par MARCUSE comme une forme d' »infirmité » ontologique liée à notre temps.